LA «RAZZIA» D’ÉMOTIONS DE NABIL AYOUCH !
Près de deux heures de film qu’on ne voit pas défiler tellement «Razzia» vous prend par les tripes dès les premières secondes pour ne vous lâcher qu’au plan final. Une photographie saisissante sur le Maroc d’hier et d’aujourd’hui servie par de bons acteurs qui vous prennent par les sentiments malgré un fil conducteur fragile. Zoom sur un des meilleurs films marocains de la décennie.
Avec une citation berbère en début de film «Heureux celui qui peut agir selon ses désirs», Nabil Ayouch nous met dans le bain d’un film marocain qui assume ses identités juives, musulmanes, amazighs, mais surtout d’un film marocain qui revendique ses libertés ! Avec «Razzia», le réalisateur marocain, lynché trop injustement pour «Much Loved», signe un film mature et qui passe au vitriol d’un Maroc d’hier et d’aujourd’hui où le fil conducteur n’est autre que le combat des libertés individuelles. Avec beaucoup de sensibilité et d’humilité, il dépeint le quotidien d’une «minorité silencieuse» comme il se plaît à le souligner. Encore une fois Nabil Ayouch charme par l’apprêté de sa vision sans se perdre dans un dédale de personnages. Le scénario est ambitieux certes, mais la mise en scène ne pâtit jamais d’effets de style inutiles, sublimée par une belle réalisation et une direction d’acteurs éblouissante au service d'acteurs exaltants d’humanité.
Des personnages forts
«Razzia», c’est un film de destins croisés où les femmes ne sont pas des seconds rôles ou des rôles «déco». Bien au contraire. Le réalisateur dresse trois beaux portraits à travers Yto, Salima et Inès, de générations différentes, de milieux différents, traversés par les mêmes tourments : se libérer du statut imposé par une société patriarcale. Le film commence en 1982 dans un village berbère avec un professeur, dont le rôle parfaitement campé par Amine Naji, qui voit son quotidien tranquille troublé par l’arabisation de l’enseignement public mise en place par le parti de l’Istiqlal à l’époque de Hassan II. Un rappel à l’ordre qui l’empêche d’exercer son métier selon ses principes : respecter notre pluralité et respecter la liberté individuelle de chaque élève pour lui permettre de s’exprimer librement. «Comment voulez-vous que je me fasse comprendre en arabe à ces jeunes qui ne connaissent que le berbère ?», interroge naïvement Abdallah ? «Ils finiront pas s’y faire, l’arabe est la langue du Coran», rétorque le représentant du ministère venu remettre de l’ordre dans cette école de montagne qui «osait étudier la poésie». Un geste qui aura des répercutions 35 ans plus tard sur une société en perte de repères. Très vite, on découvre Salima, interprétée par Mariam Touzani et coscénariste du film, qui se bat pour devenir une femme indépendante. Son mari ne la laisse ni travailler ni avoir une vie sans lui. Il la traque et demande des comptes pour chaque fait et geste. Interprété par Younès Bouab qui a quand même brillé malgré un scénario ne lui laissant pas assez de marge pour monter en intensité. À travers Salima, le réalisateur montre le vécu de toutes ces femmes pseudos libres qui vivent sous le contrôle de leurs maris, qui n’ont ni vie en espace public puisqu’elles sont épiées par la société, ni le droit à une vie privée valorisante. Abdelilah Rachid assume le rôle de Hakim, ce fan de Freddie Mercury aussi touchant qu’incompris qui rêve de devenir chanteur et sortir de son ghetto. L’acteur des «Cheveux de Dieu» prouve qu’il est un comédien sur lequel l’on peut compter. Face aux quartiers pauvres de cette Casablanca à plusieurs vitesses, les quartiers riches où ses gens ne sont pas forcément plus heureux. Dounia Binebine, pour sa première fois à l’écran est très convaincante dans le rôle d’Inès, une fille des beaux quartiers perdue à cause d’une mère absente et qui explore son homosexualité. Sans oublier un duo émouvant et plein de lyrisme, celui formé par Joseph campé par un Arieh Worthalter magistral, juif marocain en patron de restaurant qui vit de plus en plus mal cette Casablanca devenue intolérante face à un Abdellah Didane remarquable en Ilias, ex-élève du professeur amazigh, bras droit de Jo. Une amitié loin des clichés et des préjugés, une vraie complicité servie par deux grands acteurs.
Un fil conducteur fragile
«Razzia» est probablement l’un des films les plus aboutis de Nabil Ayouch. La lumière est incroyable, la photographie parfaite et le travail sur le son est d’une finesse inouïe qui nous plonge tout de suite dans l’émotion du film comme happé par une chanson prenante. On retrouve la touche Ayouch avec des gros plans sur ses personnages pour ne rien perdre de leurs états d’âmes, de leurs émotions. Il a ce don de les rendre beaux, de les mettre en valeur même s'ils sont au plus bas. Pourtant, il manque une pièce ou deux à ce film puzzle débordant d’humanité : le fil conducteur peu surprenant entre les cinq portraits qui n’ont pas eu une part égale du gâteau. Si les personnages de Salima, Jo, Abdellah, Hakim ou encore Inès ont bien évolué, on reste un peu sur notre fin quand à Ilias et le mari de Salima qui ne sont pas assez exploités puisqu’on ne les voit pas assez évoluer. La caméra aime Salima, un personnage parfois trop mis en avant avec des scènes répétitives au détriment des autres, ce qui peut parfois troubler dans un film censé être choral. Mais cette gène et cette frustration s’effacent avec des scènes marquantes comme ce «A capella» de «We are the Champions» où l’on voit défiler la détresse des cinq personnages, comme les pleurs du professeur avec un Amine Naji qui rattrape presque la caméra hypnotisée par son interprétation ou encore ce clin d’œil subtil et classieux au film «Casablanca». Pas de longueur, pas de plan séquence inutile, que de la finesse et de l’émotion en boîte. À défaut d’un «Nous aurons toujours Paris» de Rick à Ilsa, Nabil Ayouch peut se féliciter d’avoir toujours Casablanca, ville qu’il sait si bien filmer et pour qui il a toujours beaucoup d’espoir…En somme, le réalisateur ne juge pas cette société dans laquelle nous vivons, il ne fait que nous mettre face à nos réalités, nos échecs, nos préjugés. Le film sera dans les salles le 14 février.
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