L'accent mis sur l'éducation a-t-il été néfaste pour la population juive?
Ou comment les rabbins pharisiens, en privilégiant la lecture de la Torah, les prières et la synagogue plutôt que l'agriculture, influencèrent l'histoire du peuple juif.
Chaque année, dès l'annonce des ultimes lauréats du Prix Nobel, les journalistes sont nombreux à recevoir une palanquée de mails portant à leur attention un sujet de la plus haute importance: pourquoi, alors qu'ils ne représentent qu'une infime fraction de la population mondiale et à peine 1%, environ, de la population américaine, les juifs sont-ils récipiendaires de plus de 20% des prix Nobel?
Si la question peut paraître idiote, elle soulève en réalité des problématiques essentielles en matière d'égalité économique et éducative: comment les juifs ont-ils réussi à prospérer par le passé, et parviendront-ils à survivre, en tant que peuple, dans le futur?
Dans l'ensemble, le destin des juifs en occident a été très florissant depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale: en dehors des Prix Nobel sus-cités, les juifs américains, selon l'une des études les plus conséquentes sur le sujet, ont presque deux fois plus de chances d'obtenir un diplôme universitaire que l'Américain moyen –des chances largement multipliées par quatre quand il s'agit d'un diplôme de troisième cycle. Ce qui leur confère un sérieux avantage économique: les juifs américains ont environ 33% de chances supplémentaires d'être employés dans des catégories professionnelles supérieures, et le revenu des foyers juifs est près de 25% plus élevé que celui d'une famille américaine moyenne.
Si l’examen d'un tel phénomène aurait été impensable voici quelques dizaines d'années –quand, globalement, les juifs hésitaient davantage avant de reprendre à leur compte les sujets centraux des conversations antisémites– depuis dix ans, environ, les initiatives se sont multipliées pour comprendre ce que qu'on entend par la «supériorité» ou l'«érudition» juives, ou même encore par le caractère «électif» de cette communauté.
En général, le cœur de l'argument dérive d'un mélange de deux thématiques saillantes dans l'histoire du judaïsme: l'accent mis sur l'éducation et la constance des persécutions.
En ce qui concerne le premier point, les rabbins talmudiques et leurs héritiers étaient des défenseurs acharnés de l'éducation primaire universelle, dont le meilleur exemple nous est donné par la bar mitzvah, cette cérémonie où un garçon juif accède à la vie d'adulte en lisant la Torah en public. (Jusqu'à la fin du XIXe siècle, l'éducation primaire universelle ne concernait que les garçons.)
En termes de persécution, on avance souvent qu'en ne pouvant accéder à la propriété pendant une grande partie de leur histoire et de leur vie d'exil, les juifs ont dû investir dans une forme de capital personnel à valeur constante, qu'importe les frontières géographiques traversées.
Il existe par ailleurs d'autres théories, comme celle d'une simple supériorité génétique, voulant que les communautés juives auraient agi sur la sélection naturelle en privilégiant les érudits, mariés aux meilleurs partis féminins et incités à faire le plus d'enfants possible.
Le problème avec ces théories-là, c'est que leurs lacunes logiques ou factuelles sont si conséquentes que, disons-le, elles n'auraient jamais pu être prises en compte par le Talmud. Leur plus gros défaut, et de loin, c'est que la réalité de bon nombre de leurs arguments se fonde sur une histoire juive que nous n'avons aucune bonne raison de considérer comme vraie; ce n'est pas parce que les rabbins décrétèrent telle ou telle disposition qu'elle fut largement appliquée dans les faits.
De même, l'idée que nous nous faisons souvent des communautés juives anciennes, considérées comme extrêmement pieuses et orthodoxes, ne repose que sur très peu de données factuelles. (Voici deux ans, Alana Newhouse avait ainsi montré que les images d’Epinal du shtetl et de sa ferveur religieuse particulière étaient largement le fruit de manipulations historiques.)
Il y a douze ans, Maristella Botticini et Zvi Eckstein se sont croisés dans la cafétéria de l'université de Boston et ont causé d'histoire économique juive. Les recherches, les articles et les conférences qui ont suivi ces premiers échanges ont donné naissance à The Chosen Few [les heureux élus], un ouvrage en deux volumes dont le premier tome vient de sortir. Un livre qui s'empare de ces problématiques d'une manière radicalement inédite et incorpore ces questions fondamentales dans une approche interdisciplinaire.
En résumé, en combinant une analyse extrêmement méticuleuse des sources historiques existantes à de nouvelles observations économiques et démographiques, les auteurs rejettent un grand nombre d'hypothèses que l'on retrouve dans les théories classiques de l'alphabétisation juive.
Si les spécialistes situent souvent l'arrivée des juifs dans les professions commerciales à l'époque des grandes persécutions européennes, Botticini et Eckstein prouvent que leur sortie du monde analphabète et agricole pré-moderne est en réalité survenue un millier d'années auparavant, quand les juifs avaient globalement le droit de choisir n'importe quelle profession. Et là où tant d'autres voient dans l'alphabétisation générale des juifs un préalable, les économistes montrent comment une majorité de juifs rechignèrent à un tel investissement éducatif.
En conséquence consternante de quoi, à la fin du premier millénaire, plus des deux-tiers de la communauté juive avaient disparus.
En auscultant le Talmud, Botticini et Eckstein remarquent le nombre conséquent de références agricoles, ce qui, en regard de données archéologiques des premier et deuxième siècles, dépeint un passé juif où la lecture et l'écriture n'étaient que le privilège d'une minuscule élite.
Mais ces rabbins se targuaient aussi d'une vision prophétique du judaïsme, un judaïsme futur très différent de celui qui avait dominé l'histoire juive jusque là, du moins symboliquement. Si, à cette époque, les questions liées au Temple de Jérusalem, aux sacrifices rituels et aux nécessités d'une économie agricole étaient la norme, ces rabbins –que l'on appelle communément les pharisiens– voulurent privilégier la lecture de la Torah, les prières et la synagogue.
Quand la secte juive du Temple –les sadducéens– fut chassée par les Romains, peu après l'époque de Jésus, les dirigeants pharisiens, les sages du Talmud, eurent quasiment toute latitude pour façonner le judaïsme à leur image. Au cours des siècles suivants, avec leurs descendants idéologiques, ils codifièrent le Talmud et firent de l'éducation universelle qu'ils avaient reçue une nécessité communautaire.
Tous ces développements historiques sont en général connus et compris, mais là où Botticini et Eckstein innovent, c'est qu'ils les relient à la démographie juive et aux catégories professionnelles les plus courantes de cette communauté.
Entre 70 et 650, la population juive passe de plus de 5 millions d'individus à moins d'1 million. Ce n'est pas surprenant qu'un peuple conquis, opprimé et dépossédé ait vu sa population diminuer, mais selon Botticini et Eckstein «seule la moitié, environ, de ce déclin démographique est imputable aux massacres et aux guerres».
Où sont passés les 2 millions de juifs, sur les 3 millions de survivants restants? Pour les auteurs, de nombreuses générations ont tout simplement abandonné le judaïsme: vu que, par leur survie, les rabbins pharisiens du Talmud associaient désormais la notion-même d'identité juive au savoir, le fait d'élever des enfants dans le judaïsme demandait un investissement éducatif considérable.
Pour justifier d'un tel investissement, il fallait être un juif particulièrement dévot et/ou espérer que ses enfants trouvent un métier où la maîtrise de la lecture et de l'écriture était un atout, à l’instar du commerce, de l'artisanat ou de l'usure. Pour ceux qui n'étaient pas spécialement fervents, et qui n'avaient que peu d'espoir de voir leurs enfants profiter économiquement d'une éducation judaïque, le choix était simple selon Botticini et Eckstein et consistait à quitter la communauté juive – plus profitable que d'aller grossir les rangs de sa populace illettrée. Si on en croit les auteurs, les deux-tiers de la population juive ont pris ce chemin.
Cette modification de l’histoire juive, qui s'accompagne de travaux montrant que, sur la même période, nous sommes passés de 90% de la population juive travaillant dans l'agriculture à 90% de la population juive travaillant dans le commerce, résout un problème fondamental des théories classiques sur l'érudition des juifs: savoir ce qui s'est passé pour ceux qui n'étaient pas érudits.
Botticini et Eckstein apportent d'autres preuves d'une tradition juive à l’œuvre dans la prospérité commerciale. Un système extrajudiciaire de tribunaux rabbiniques réglant certains différends permit le développement des rapports de confiance nécessaires à la croissance des entreprises. L'usage de l’hébreu comme langue universelle facilita les négociations internationales.
Et dans une critique dévastatrice de la théorie voulant que les persécutions aient favorisé un tel processus, les économistes analysent les sociétés dans lesquelles les juifs développèrent, au départ, leur sens des affaires et n'y trouvent aucune discrimination qui les aurait rendus moins performants dans les domaines agricoles.
En réalité, les auteurs montrent que les juifs ont souvent été stigmatisés, justement, à cause de leurs vertus commerciales, comme lorsqu'ils furent expulsés d'Angleterre en 1290, après que l'usure leur fut interdit à de nombreuses reprises (ce qui fait d'ailleurs écho à l'ordre d'expulsion des juifs donné par Ulysses S. Grant pendant la Guerre de Sécession).
Et c'est ainsi que le peuple juif devint un peuple à double héritage: celui d'une culture où le flambeau identitaire reposait sur les judaïquement lettrés, et celui où la réussite financière était un vecteur identitaire nécessaire pour tous ceux qui ne faisaient pas partie des plus fervents érudits. Quand une famille n'était pas suffisamment dévote ou prospère, il ne lui restait plus qu'à disparaître.
Les implications de cette formidable théorie sont cruciales, à la fois pour la communauté juive et pour le monde actuel qui l'entoure.
Pour la communauté juive américaine, dans laquelle plus de 75% des enfants scolarisés le sont aujourd'hui dans des établissements orthodoxes, et où la première préoccupation des familles, selon de nombreuses enquêtes, est de pouvoir faire face à des frais d'inscription de plus en plus onéreux, le prix pour entrer dans la communauté juive religieusement reconnue n'est pas une simple affaire d'obédience rituelle, mais relève aussi d'un besoin fondamental d'appartenance à ces 1% –ou presque. Souvent, on peut entendre les juifs orthodoxes blaguer sur le fait que 250 000$ [200 000€] annuels correspondent au «salaire minimum» de la communauté; sans doute est-ce exagéré. Mais pas tant que ça.
Dans la région de New York, le coût net annuel d'une école confessionnelle élémentaire tourne entre 15.000 et 25.000 dollars [11.000-20.000 euros], au lycée, on dépasse souvent les 30.000 dollars [23.500 euros]. En dehors de New York, les frais d'inscription sont en général moins élevés, à l'instar du revenu moyen. Et comme le prédisent les modèles médiévaux de Botticini et Eckstein, les juifs américains contemporains qui sont très religieux, mais qui ne disposent pas de revenus élevés devront faire de gros sacrifices pour maintenir leur mode de vie spécifiquement juif: l'enclave ultra-orthodoxe de Kiryas Joel, dans l’Etat de New York, est l'une des villes les plus pauvres du pays, et les communautés ultra-orthodoxes sont globalement très démunies, et largement dépendantes des aides gouvernementales.
Et pour la majorité des 80% à 90% de familles qui représentent la portion non-orthodoxe de la communauté juive aux Etats-Unis, le coût prohibitif de l'éducation confessionnelle signifie simplement que de plus en plus de jeunes seront incapables de lire l'hébreu, la bible ou d'autres textes hébraïques.
Et c'est une dichotomie que l'on retrouve chez Eckstein et Botticini, quand ils analysent les premières années du judaïsme rabbinique, après la chute du second Temple. Ceux qui étaient particulièrement riches et dévots permirent à leurs enfants d'accéder à une éducation judaïque, mais pour les nombreux autres qui n'avaient ni le temps ni l'argent nécessaires, c'est une autre voie qui s'ouvrit à eux.
Aujourd'hui, contrairement à leurs ancêtres d'il y a 1.500 ans, les juifs qui ne participent pas activement à la vie de leur communauté peuvent néanmoins conserver une once de leur identité. A l'heure actuelle, la majorité des juifs américains n'appartiennent pas à la synagogue que les rabbins pharisiens avaient mis en avant, ce qui ne les empêche pas, à 79%, de considérer comme «évidente» leur identité juive.
Botticini et Eckstein pourraient dire, en partie, que le phénomène est imputable à la tolérance unique des États-Unis à l'égard des juifs, ce qui invalide le préjudice économique qu'il y avait à conserver son identité juive et à faire partie de cette minorité sans lien très fort au judaïsme.
Par la même occasion, ces juifs indépendants ne sont plus économiquement désavantagés par rapport à ceux qui sont scolarisés dans des écoles juives: les programmes d'alphabétisation universelle, en Amérique et aux quatre coins du monde, ont permis à de nombreuses personnes d'accéder aux opportunités professionnelles qui furent longtemps réservées aux juifs. Ou pour le dire comme Eckstein lors d'un entretien [1] qu'il m'a accordé:
«Aujourd'hui, tout le monde est pratiquement devenu juif, car tout le monde, pratiquement, sait lire et écrire.»
Steven Weiss
Traduit par Peggy Sastre
[1] Extraits des entretiens réalisés dans la vidéo ci-dessous:
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