Anthropologie culinaire de la culture juive
Le Livre de la cuisine juive, par Claudia Roden
Publié pour la première fois en anglais en 1996, puis en 2003 traduit dans plusieurs langues, Le Livre de la cuisine juive nous revient aujourd’hui sous une présentation particulièrement soignée et une superbe mise en page dans la collection «Vie pratique» de Flammarion. Bien plus qu’un recueil de recettes — il en comporte plus de huit cent recueillies dans le monde entier —, ce très bel ouvrage représente l’aboutissement de seize années de recherche approfondie et de rencontres autour de la spécificité juive des «pratiques» culinaires, le terme «pratique» devant s’entendre ici, par delà l’habileté du savoir-faire, sous l’angle anthropologique des «techniques du corps» de Marcel Mauss ou des «Mythologiques» de Claude Lévy-Strauss («Le Cru et le cuit». «L’origine des manières de table»).
Alliant rigueur et sensibilité, l’approche de Claudia Roden, qui consiste à fouiller les archives tout en récoltant sur le terrain les saveurs, les gestes et les dires, relatifs aux «techniques» culinaires, relève pleinement des sciences humaines, à la croisée de l’Histoire, de l’ethnologie et de l’anthropologie. Sans omettre la dimension géographique dans la mesure où le travail a été mené sur l’ensemble des cinq continents, là où les communautés juives se sont implantées au gré de leurs multiples déplacements, choisis ou contraints. Notons que l’auteure a rédigé par ailleurs une vingtaine d’ouvrages portant sur d’autres spécificités, notamment espagnoles (à paraître en octobre) ou moyen orientales.
Mais que le lecteur se rassure : en dépit de sa très vaste érudition dont rend compte la sélection bibliographique, il n’y a aucune pédanterie dans cet ouvrage accessible à un large public : les informations diversifiées et nourries, en référence entre autres aux préceptes bibliques et talmudiques, surviennent par nécessité, là où elles sont les bienvenues. À une approche encyclopédique aride, Claudia Roden a préféré une anthologie dictée par ses choix et ses engagements, très tôt ouverts sur l’actualité des «pratiques» sans pour autant omettre les contextes de leur apparition, Si elle défend l’idée d’une unicité de «la» cuisine juive en dépit de sa diversité, c’est en grande partie lié au cosmopolitisme de son parcours : née au Caire, d’où sa famille sépharade et polyglotte venue d’Alep et d’Istanbul devra s’exiler à Londres au moment de la crise de Suez, Claudia Douek a vécu trois années à Paris avant de s’unir à P. Roden, un juif ashkénaze d’origine russe. Depuis, elle vit dans la capitale britannique à moins qu’elle ne sillonne le monde, sur la trace d’une recette oubliée ou au devant d’un événement gastronomique.
Aussi ne s’agit-il pas pour elle de choisir entre les principaux groupes culinaires, sépharade, ashkénaze, distincts dans leur provenance et leurs principes clairement expliqués, mais bel et bien de présenter les deux, sachant par expérience que le dicton «dis-moi comment tu manges, je te dirais qui tu es» s’avère de moins en moins fiable au fil des entrecroisements culturels et de l’évolution des exigences du monde moderne. Tout en étant porteur de son habitus, chaque groupe social a été amené à s’adapter aux conditions climatiques, géographiques et techniques de son nouvel environnement. Les rythmes de vie ont changé, les pratiques religieuses au quotidien aussi. Autrefois réprouvée — elle l’est encore dans les milieux stricts —, la mixité des mariages a entraîné une diversité des arts, des mets et des manières de table : à la logique des exclusions a succédé une dialectique des complémentarités.
Restent le Shabbat et les fêtes religieuses, inscrits dans les mémoires collectives, lors desquels, quelles que soient les libertés prises par ailleurs, les repas retrouvent leur coloration rituelle, «comme à la maison», dont s’inspirent de nombreuses «recettes» rassemblées dans ce livre. Comme le rappelle, dans un parfait français et non sans humour, l’invitée de l’émission «On va déguster» (France Inter, le 10 juin 2012 ) : chez les juifs, la pratique religieuse s’exerce principalement à table.
Choisies et commentées en fonction des traces écrites et surtout des aventures humaines nouées à travers elles, les «recettes» s’enchaînent sur un mode associatif fluide et personnel, ponctuées d’anecdotes «savoureuses» et de blagues où l’autodérision est de mise. Pour l’agrément du lecteur, sont reproduites une cinquantaine d’illustrations, non pas des plats préparés comme on le voit dans la plupart des livres de recettes, mais des photographies d’archives représentant des gens, des lieux et des habitats. Des familles se réunissent autour d’une table de fête, d’autres se serrent assis par terre devant l’objectif… Nous sommes ici à l’intérieur d’un ghetto, là dans un souk, en Pologne en Géorgie, au Yemen, en Chine ou ailleurs : devant des photos anciennes de pays lointains qui pourtant chaque fois s’articulent à des récits vivants, saisis en pleine actualité.
Un grand beau livre de communication, de relation et de transmission pétri des témoignages de l’Histoire. Remarquable !
Monika Boekholt
Flammarion 2012 / 39.90 € - 261.35 ffr. / 588 pages
ISBN : 978-2-08-128028-1
FORMAT : 24,6 cm × 31,5 cm
Cécile Nelson (Traducteur)
Commentaires
Publier un nouveau commentaire