Le monde d’après, une chimère? Par Emmanuel Benhamou
Il est devenu un topos de clamer que l’on vit un moment unique, qui appelle à une réaction d’une ampleur inédite. Chacun se souviendra de cette période inimaginable de lockdown, aussi abrupte et déroutante que nous nous pensions immunisés, et tout-puissants, exprimant l’hybris toujours plus incessant et insolent de notre village global, et dont rien, ni même les menaces ne parvenaient à ralentir le progrès. Cette jouissance s’était d’autant plus manifestée que notre génération dilettante n’avait jamais connu ni la misère, ni la guerre.
Les écrits de Tertullien, auteur du deuxième siècle avant notre ère, nous reviennent résonnant avec gravité : « souviens-toi que tu n’es qu’un homme ». Cela sied à notre génération entière.
Il est certain que nous vivrons sous cloche pour une durée encore indéterminée. Nos modes de vie seront résolument bouleversés. Notre état sera ralenti, et la distanciation physique de mise, alors que le port du masque dans l’espace public deviendra la norme. Notre destinée se rapprochera de plus en plus d’un mauvais rêve pensé par Huxley.
En ce moment où il ne peut y avoir de confinement des idées, nombre de voix se manifestent. Ces analyses diverses et fleurissantes ont toutes un point commun : il y aura un jour et un monde d’après la crise du Covid-19, et rien ne pourra plus jamais être comme avant. Dominique Strauss-Kahn dresse par exemple dans un raisonnement implacable le sort d’une société confrontée à une crise de l’être, de l’avoir et du pouvoir ; le président de la République estime, lui, que notre humanité subira un « changement anthropologique ». Ces mots appellent nos civilisations à se réinventer, et un paradigme à émerger, orienté vers la soutenabilité de la croissance, et la lutte contre les inégalités.
Mais des actes devront accompagner ces déclarations pour les traduire en innovations perdurables. Dans La fin de l’histoire et le dernier homme, Francis Fukuyama tente de montrer que la chute du mur de Berlin s’accompagne de la victoire de la démocratie et du libéralisme, comme horizon infini de notre humanité. Or cette prophétie ne s’est en rien consacrée ni réalisée.
Aujourd’hui, Michel Houellebecq, l’exceptionnel et sulfureux auteur de Soumission, prix Goncourt 2010, clame avec certitude dans une lettre assommoir que « nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire ». Le pessimisme cruel et cinglant – houellebecquien, en somme – pourrait s’avérer juste si nous ne faisons rien.
En effet, la pandémie joue l’effet d’une loupe sur les frictions qui sévissent au sein de nos sociétés, et risquent désormais de dégénérer.
L’impact économique de la pandémie est d’une violence inouïe. La France et l’Union européenne perdront presque 8% de PIB, et nous connaissons la plus forte chute de notre activité depuis 1950. Outre-Atlantique, quelques 26 millions d’américains se sont inscrits au chômage. La précarité va exploser davantage.
Là n’est toutefois pas le sujet.
Pour financer les dépenses incroyables que ces temps appellent, les États ont recouru à l’emprunt public. Dans une analyse clairvoyante, Jacques Attali pointe que la dette publique mondiale, publique et privée, atteindra 300% à la fin 2020, celle de la France presque 120% du PIB, presque le double du seuil autorisé par le Pacte de stabilité et de croissance. Ce problème éminemment politique soulèvera la question du financement de nos dépenses futures, et l’indépendance des banques centrales, alors que les États décident de faire peser le poids de leurs emprunts sur celles-ci.
De nouvelles craintes vont redessiner et agiter l’agenda diplomatique.
La coopération européenne n’a pas été à la hauteur de nos aspirations. L’Union a pris des mesures solides, courageuses, et indispensables, elle est heureusement parvenue à éviter le pire. Mais nous pouvons regretter que cette crise n’ait pas été l’occasion de voir se concrétiser une « l’union sans cesse plus étroite des peuples européens », que Jean Monnet appelait si chèrement de ses vœux, tant les solutions ont manqué de cohérence et de coordination. Les fractures au sein de l’Union européenne paraissent même s’être accentuées, entre les pays du sud et ceux du nord.
Le duel sino-américain glisse aussi vers de nouveaux terrains. À ce titre, Jean-Yves Le Drian alerte et craint, – lui aussi – que le monde d’après ne ressemble furieusement au monde d’avant, mais en pire.
La démocratie américaine rogomme, et le Président Trump déploie ses plaies. Il prône une démagogie médicale, alors qu’il enjoint à braver le confinement fédéral, ou à s’injecter du désinfectant pour lutter contre le virus.
On trouve à ce sujet une analyse très juste de Gérard Araud, ancien ambassadeur de France à Washington.
Les fragilités de notre monde multipolaire tonnent sous nos yeux, à mesure que la pandémie progresse, et les maux qui ravagent l’ordre international luisent. Si les États-Unis, en suspendant leur contribution à l’OMS, tendent vers une stratégie de repli, la Chine est prête à endosser un rôle grandissant.
Ainsi, la pandémie décalque et singe les embûches de notre temps. Triste constat : les théories du complot, passions tristes d’une société numérisée n’échappent pas à cet imaginaire dystopique.
Est-il donc chimérique et ubuesque que de prétendre à un monde d’après ? Les appels pour ce nouveau monde sont bien entendu nécessaires et essentiels. Mais seuls, ils ne seront pas suffisants pour esquisser l’ambition de sociétés libres, mais protectrices et efficaces, empreintes de résilience, et envisageant d’entreprendre le chemin d’un humanisme et d’une solidarité qui doivent triompher. Ne nous leurrons pas : notre providence s’assombrira encore. Les conséquences du dérèglement climatique, entre autres, nous guettent.
Alors, il nous incombe de prendre notre fortune en main, et de faire œuvre de communauté. Pour reprendre les mots d’Albert Camus, prononcés à l’Académie de Suède en 1957, et qui résonnent avec une justesse troublante aujourd’hui : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse ».
Le temps nous commande d’inventer une idée collective, et de bâtir un nouveau contrat social. Il devra être plus durable, et fédérateur.
Le confinement, période extraordinaire, nous a fait renouer avec l’intérêt du plus grand nombre, en nous prouvant que rien n’était plus simple pour sauver des vies que de rester chez soi. Satisfaire l’intérêt de chacun, là repose la mission première de toute société, a fortiori en ces temps d’émoi.
Toutefois, ce truisme nous avait peut-être échappés. L’avènement du néolibéralisme thatchérien jubilant des années 80, en occultant l’importance de l’État a détourné chacun de sa contribution au tout. L’individu prime davantage que la société, si bien que le lien social a pu se distendre, comme le défend Marcel Mauss. Avec désarroi et passivité, on a assisté au « relâchement de tous », envisagé par Tocqueville, le philosophe de l’idée démocratique, « la conscience au milieu du XIX° siècle » pour Georges Burdeau.
Dans De la démocratie en Amérique, publié en deux tomes en 1835 et 1840, il voit comme remède à la tyrannie de la majorité et à une liberté pervertie, le civisme démocratique et l’engagement de la communauté toute entière.
Notre devoir nous illumine : rien n’est plus pur, en cas d’abîme, que de l’écouter et le servir. L’implication plus forte d’un État libérateur et protecteur est inévitable mais opportune, et elle nous patronnera vers notre avenir. Nous penserons nos libertés politiques, et exprimerons le soutien et l’engagement des consciences individuelles ; là est le préalable à l’industrie que nous entreprenons, afin de redonner du sens à notre destin commun.
Ce sens moral octroiera d’autant plus d’impériosité et d’efficacité à l’impulsion politique qui tentera de relever nos sociétés. Alors la confiance rejaillira au cœur d’une société responsable et solidaire. Le président de la République a pu être raillé de son exhortation mystique à la nation française, lors de ses vœux aux Français pour l’année 2019. Mais il ne s’est pas trompé. Plus que jamais, « n’oubliez jamais que nous sommes la nation française », au sein de l’Union européenne.
En affirmant la force d’une société résiliente, et d’une communauté volontaire, nous parviendrons ensemble, à faire en sorte que notre monde ne se défasse pas, et ne cède pas aux alarmes tonitruantes qui tentent de l’abattre. Hissons-nous à la hauteur du moment « sous l’aile protectrice de l’État », pour reprendre Abram de Swaan.
Le président de la République, alors qu’il présentait ses propositions pour sauver le secteur de la culture, a déclaré de façon étonnante : « enfourchons le tigre, et domestiquons-le ».
Filons la métaphore féline. Dans Le (sublime) Guépard, Giuseppe Lampedusa écrit : « il faut que tout change pour que rien ne change ». Enfourchons plutôt Le Guépard – certains l’ont sans doute relu pendant cette période si propice à la circulation des idées – : aujourd’hui, il faut que tout change, point. Ainsi brillera le génie français et européen.
Emmanuel Benhamou
Emmanuel Benhamou est né en 2000 à Paris. Lors de sa scolarité au lycée Buffon, il s’engage très vite dans la vie de la Cité. Il participe à la campagne présidentielle de 2017, et forge avec appétit les valeurs qu’il défend toujours âprement : humaniste convaincu, il est inspiré par la philosophie des Lumières, et noue un attachement profond à l’Union européenne. Il étudie entre Sciences Po Paris et l’Université Panthéon-Assas depuis 2018 .
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