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Les Marranes, par Albert Bensoussan

Les Marranes, par Albert Bensoussan

 Le terme espagnol de marrano — en français, marrane — a désigné de façon infamante, à partir du XIII° siècle, mais plus systématiquement après l’expulsion des Juifs en 1492, le Juif (et parfois l’Arabe) espagnol converti au catholicisme, cristiano nuevo ou crypto-juif, le converti étant soupçonné d’avance, à tort ou à raison, d’être resté fidèle à sa foi antérieure et de la pratiquer en secret. Quelquefois il ne s’agissait pour ce dernier que d’observer quelque ancienne tradition familiale, comme de mettre une chemise blanche le samedi, jour du chabbat, ou d’allumer une chandelle le vendredi soir. Ou encore, bien sûr, de s’abstenir de manger du porc. D’où, à l’inverse – ou conjointement, sans nul paradoxe – une volonté affichée de se montrer plus chrétien que les autres, soit en arborant un chapelet géant (comme on le voit dans Guzmán de Alfarache, de Mateo Alemán, illustre nouveau-chrétien) et en exhibant théâtralement un catholicisme excessif, soit en consommant ostensiblement la viande interdite qui était littéralement devenue une affaire d’État au pays des Rois Catholiques : du cochon. On sait, depuis, que l’Espagne, sans doute à cause de cette exigence culinaire, est devenue le plus gros consommateur de porc de toute l’Europe, comme le montre avec humour le cinéaste Bigas Luna dans Jamón, jamón, qui pourrait passer pour un délire marrane.

On notera, à ce sujet – et nous nous y arrêterons –, l’énigme cervantine où Don Quichotte, nous donnant son menu de la semaine, assigne au samedi un plat de « Duelos y quebrantos », que tout le monde a traduit par « des œufs au lard » sans plus entrer dans le détail. Bizarre expression, en effet, qui ne nomme pas le plat consommé, à l’inverse des jours précédents où Cervantès nous dit clairement ce qu’il y a dans l’assiette de l’Ingenioso Hidalgo : pot-au-feu, bœuf, mouton, lentilles, pigeonneau ou ce salpicón qui est en français le ragoût sauce piquante qu’on appelle « saupiquet ». Mais voilà, le samedi, Don Quichotte déjeune, littéralement, de « deuils et brisures ». De quels deuils s’agit-il et de quelles brisures ? Certains pensent alors aux abats, ces débris de bête. Mais non, bien sûr, il s’agit de lire le texte tel qu’il est écrit : deuils, d’une part, et brisures, de l’autre. La table du samedi, qui est le chabbat des Juifs, jour sacré de repos et de respect de la Torah, est ici présentée comme le deuil du banquet sabbatique traditionnel et comme une brisure de la Loi juive. Et pourquoi ? justement parce que les Conversos se voyaient contraints motu proprio, pour ne pas soulever la suspicion des autres, de manger du lard. Et c’est pourquoi l’on a traduit duelos y quebrantos par « des œufs au lard » – comme le fait Aline Schulman dans la dernière traduction du Quichotte (Lingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, 1997), mais comme elle s’abstient, par parti pris de modernité, de mettre la moindre note, alors le lecteur passe au-dessus d’une réalité espagnole des plus cuisantes : la condition du marrane. Jean Canavaggio (assisté de Michel Moner et de Claude Allaigre), dans son édition du Quichotte dans la Pléiade, met, lui, une note des plus éclairantes après avoir traduit le plat du samedi par « des œufs frits au lard » et déclaré qu’il s’agit là d’un « plat difficile à identifier clairement », mais il écarte le sens d’ « abats » en s’abritant derrière l’exégèse de Rodríguez Marín (dans Estudios cervantinos, 1947), qui fait autorité désormais, et il opte décidément, comme tous ceux qui ont suivi, pour le sens d’œufs au lard, mais sans tenir compte du sens littéral du mets qui, lui, n’échappe pas à Américo Castro qui écrit, dans Los casticismos españoles (Madrid, 1966) : « Ce qu’on ne savait pas c’est la raison d’une expression si étrange, qui ne décrit pas ce que ce plat devait être, mais exprime la mésestime qu’en avait celui qui eut l’idée de le nommer ainsi », car enfin, écrit-il, « du point de vue du nouveau-chrétien, manger du lard était ‘deuils et brisures’ ». Alors Canavaggio écrit fort justement : « L’expression imagée qui désigne ce mets en espagnol semble s’être d’abord répandue, au cours du XV° siècle, parmi les nouveaux-chrétiens ». Cela ne signifie pas que Cervantès ait été un marrane, comme le soutient depuis des années, avec quelque excès, Dominique Aubier (Don Quichotte, prophète dIsraël, 1966). Canavaggio reste prudent sur toute la ligne en arguant que nous ne disposons d’aucune preuve de son éventuelle judéité (Cervantès, 1986), à l’inverse d’Américo Castro, empressé à trouver dans Don Quichotte des composantes hébraïques ; il n’en demeure pas moins que le roman de Cervantès, que ce dernier ait parlé pour lui ou qu’il ait jeté un regard ironique sur la société excessivement chrétienne et verrouillée du XVI° siècle, est plein d’allusions subreptices et de sous-entendus. Michel Moner, dans sa présentation du livre dans la Pléiade, brosse de l’Espagne d’alors ce tableau éloquent : « Mieux vaut, à l’évidence, être chrétien de souche dans cette Espagne où, en 1547, le chapitre de la cathédrale de Tolède vote les premiers statuts de ‘pureté de sang’. Aussi chacun s’emploie-t-il à toiletter son arbre généalogique. Les notaires s’affairent, les faussaires aussi. Et les historiens ne sont pas en reste, non plus que les archéologues… Partout on rature et on gomme ». Mais revenons à notre nouveau-chrétien et à sa table du samedi. Juan Goytisolo, dans un article intitulé « Sobre duelos y quebrantos » (El País, 14 août 1998), signale sa lecture de « délicieuses coplas » d’un Juif converti, Antón de Montoro, surnommé « el Ropero » (1404-1480) : n’ayant trouvé en boucherie que du lard et des œufs, il s’en plaint auprès du corregidor de Cordoue en ces termes plaisants et éclairants :

Han dada en los carniceros     Les bouchers ont eu l’idée

causa de me hazer perjuro :     de me rendre parjure :

no hallando por mis duelos       ne trouvant pas pour mes deuils

con qué mi hambre matar,       de quoi tuer ma faim,

hanme hecho quebrantar         ils m’ont fait rompre

la jura de mis abuelos.              le serment de mes aïeux.

dont le sens explicite dit bien que le plaignant a été contraint, par défaut d’approvisionnement, d’acheter du lard et des oeufs, ce pourquoi les bouchers l’ont rendu « parjure » au regard de la loi mosaïque. L’affaire est donc entendue : Don Quichotte, sous la plume évidemment ironique et, plus encore, pícara, de Cervantès, en mangeant le samedi des œufs au lard, est contraint de faire son deuil du judaïsme de ses ancêtres et de briser la loi de la « cacherout ». Bien entendu, cela ne prouve pas que Cervantès était nouveau-chrétien, mais cela traduit sûrement la réminiscence amusée de cet esprit rebelle, frondeur et ironique entre tous, qui reprend à son compte, en éclatant de rire probablement avec ses contemporains qui étaient aussi avertis que lui, les vers populaires de ce Cancionero de obras provocantes a risa (réédition Madrid, 1974), de Montoro, qui circulait avec succès dans les années qui précédèrent la rédaction du Quichotte.

On pourra citer, comme très éloquent à cet égard, cet autre poème d’Antón de Montoro en forme d’autoportrait :

Al Ropero de Córdoba         Au Drapier de Cordoue

¡O, Ropero amargo, triste          Ô Drapier amer et triste
que no sientes tu dolor!             toi qui ne sens pas ta douleur!
Setenta años que naciste         Tu es né depuis soixante-dix ans
y en todos siempre dixiste:         durant lesquels tu as toujours dit : 
«ynviolata permansiste»           « sans tache tu es resté ».
y nunca juré al Criador.             Je n’ai jamais juré le Créateur.
Hize el Credo y adorar               J’ai fait le Credo et adoré
ollas de tocino grueso,               des marmites de gros lard,
torreznos a medio asar,       des lardons mi-rôtis,
oyr misas y reçar,                 entendu des messes et prié,
santiguar y persinar,             me suis signé, j’ai fait le signe de croix,                                                                                                                                                                                  
y nunca pude matar               mais n’ai jamais pu effacer
este rastro de confeso.         en moi la trace du converti.

 

Nous retrouvons là la mise en avant du lard et des lardons comme obligation culinaire du nouveau-chrétien voulant arguer de sa bonne foi catholique. Bon chrétien, ne jurant jamais le nom du Créateur, récitant son Credo et ses prières, parmi lesquelles il range « l’adoration » porcine, se fendant de crucifixions multiples, et tout cela pourquoi ? pour finalement avouer qu’en lui, Antón de Montoro, Juif converti et tailleur de profession, jamais ne disparaît la « trace » juive.

L’inventeur du roman picaresque, Mateo Alemán, né à Séville (une cité éminemment juive, siège du vaste pogrome de 1391 qui vit partir quantité de Juifs espagnols vers le Maroc, et se convertir quantité d’autres) un siècle plus tard, en 1547 était sans nul doute descendant de Juifs : ses biographes nous apprennent que son grand-père avait été brûlé par l’Inquisition. Son père était médecin, comme l’était celui de Cervantès – sans qu’on puisse tirer d’autre conclusion que ce constat-là, et, peut-être, que la médecine fut au moyen âge espagnol une science et une pratique éminemment juive et arabe. On sait, par ailleurs, qu’il ne put jamais se rendre au Pérou, comme il le souhaitait, car l’émigration espagnole était interdite aux descendants de Juifs (ainsi qu’aux Catalans, jugés peut-être globalement comme « marranes » à cause du rayonnement hébraïque de villes comme Gérone, haut lieu de la Kabbale, et de Barcelone). Son œuvre majeure, Guzmán de Alfarache, prototype du roman picaresque, met en scène un descendant de nouveau-chrétien, Guzmán étant, au cours du récit, traité de « juif » ; et le portrait du père du pícaro est tout à fait éloquent : il est usurier, menteur, homme de peu de parole et montré du doigt, tout en étant un catholique excessivement théâtral. D’entrée de jeu, Guzmán se dit fils de levantiscos, autrement dit Levantins, c’est-à-dire Juifs. Descendant d’Israël, il est bien à l’image de Jacob trompant son frère Esaü en lui vendant un plat de lentilles contre son droit d’aînesse, car écrit l’auteur au premier chapitre de son roman, il est de ceux qui « ont la voix de Jacob et les mains d’Esaü » – l’allusion ne saurait être plus claire. Ce père, donc, est un catholique fort démonstratif dans ses dévotions : « Mon père avait un long chapelet entier de quinze gros grains…, des grains plus gros que des noisettes », le texte sous-entendant que le rosaire lui sert moins à prier, qu’à faire ses comptes d’usurier. « Chaque matin il écoutait la messe, les deux genoux sur le sol, les mains jointes et dressées au-dessus de la poitrine, son chapeau au-dessus d’elles. Les médisants commentèrent qu’il priait de cette manière pour ne pas entendre, et le chapeau en l’air pour ne pas voir ». Bref, cet homme-là est l’archétype de l’hypocrite, du Juif perfide stigmatisé par le rituel catholique, et que Mateo Alemán reprend à son compte, alors même qu’il en est l’héritier. Son gueux évolue dans la sphère de l’argent et du lucre, de la tromperie et de la débauche : il a hérité le gène du mal véhiculé par la « juiverie ». C’est un damné. Telle est la thèse de ce livre dont le professeur Maurice Molho a tout dit, dans son éclairante préface aux Romans picaresques espagnols, dans la Pléiade. Le thème du marranisme est inséparable du roman picaresque, ainsi que le montre, en son aboutissement glorieux, Quevedo et son BuscónLa vie de lAventurier, avec un personnage de marginal et de persécuté dont l’oncle est bourreau, le père barbier voleur et la mère sorcière juive.

Bref, le marrane ou crypto-juif (pour reprendre l’expression utilisée par le professeur I.S. Révah, spécialiste de l’histoire des Marranes) serait toujours un traître, et c’est cette infamie-là, ce soupçon-là qui vont coller à ce mot jusqu’à la fin du second millénaire. Justement qu’en est-il aujourd’hui ? Nous savons bien le poids des traditions et des coutumes familiales, et j’ai connu, pour ma part, à Majorque d’anciens « nouveaux chrétiens », fidèles à l’archaïque confusion des rites. Ainsi mon regretté ami natif de Manacor, le poète Jaume Vidal Alcover, au patronyme douteux (Vidal étant souvent porté, encore aujourd’hui, par des familles juives, et traduisant, par ailleurs l’hébreu Haïm, ou l’arabe Ayoun, avec tous les patronymes dérivés : Benhaïm, Benayoun…) me rappelait naguère que dans sa famille on dégustait une galette de pain azyme durant les fêtes de Pâque (pâque juive et pâque chrétienne superposées), mais en prenant bien soin de mettre dessus une tranche de lard ! Et là aussi, cette attitude n’a pas manqué d’être censurée ou montrée du doigt, surtout dans un territoire aussi fermée qu’une île. Comme de se gausser encore aujourd’hui à Majorque de ces Xuetes, nom donné aux descendants des Juifs convertis collectivement à la fin du XIV° siècle... ou à ceux présumés tels, qui arborent sur la poitrine une croix chrétienne, voire un crucifix, d’une taille assez éloquente pour leur barrer toute la poitrine, comme le faisait mon ami le bijoutier Bonín, de Pollensa, sachant bien que Bonín est l’un des quinze patronymes infamants sur l’île de Majorque (cf. « Les Xuetes de Majorque : aperçu sur une micro-minorité », Pluriel, n° 22, C.N.R.S, 1980, pp. 51-56), et qu’il lui fallait donc se méfier du regard des autres. Et à juste titre. En 1975, lors du rétablissement de la démocratie en Espagne, j’étais à Majorque en décembre, alors que le nouveau maire de Palma venait d’être élu, un socialiste du nom d’Aguiló. Mais voilà, Aguiló est l’un des quinze patronymes infamants recensés sur l’île, et donc sur un mur de la cathédrale de Palma des graffiti disaient ceci : en majorquin « Aguiló juetó » (Aguiló le Juif) et en espagnol : « Judíos fuera » (les Juifs dehors). Cette histoire est donc terriblement présente, et cuisante encore, surtout dans cette île de Majorque, qui se distingua pendant la guerre civile par son militantisme franquiste et son idéologie de l’Espagne « una, grande, libre », autrement dit catholique à tout crin, impériale et dominatrice, sectaire et exclusive. J’en fis, d’ailleurs, moi-même les frais, ayant sympathisé dans mon jeune temps avec une accorte dame de l’île à qui j’eus seulement le malheur d’avouer mon appartenance au judaïsme : jamais je n’oublierai le grand bond en arrière de la belle créature, qui se signa devant moi comme si j’avais été le diable en personne. Mais revenons à nos marranes…

L’origine du mot marrano a été diversement débattue, certains y croyant voir une racine basque ou un radical préroman marr-, marrd- commun au pays basque et à la France méridionale. L’étymologie la plus probable et la plus convaincante renvoie plutôt au mot arabe máhram (selon le philologue espagnol Joan Corominas) ou moharramah (graphie proposée par le Robert), qui signifie « chose interdite » ou plus précisément « chose interdite par la religion ». Dans la société judéo-maghrébine, encore de nos jours, le mot hram, abréviation de máhram, est prononcé avec le sens exclusif de « péché », de « viande interdite », désignant clairement la viande de porc prohibée par la Torah. L’évolution sémantique, dès lors, ne fait plus de doute : le mot espagnol marranos signale les nouveaux-chrétiens d’origine juive, ou même arabe, par l’expression qui leur faisait désigner la viande interdite — le porc —, dont peut-être ils devaient se détourner parce qu’ils n’avaient pas l’habitude d’en manger, ou parce que la force du tabou religieux était plus forte que l’adhésion à la nouvelle foi ; et on leur a renvoyé l’image du cochon, en les traitant du mot même qui leur faisait rejeter l’immonde ; bref par un de ces retournements de vocabulaire dont l’histoire des langues est coutumière, on les a désignés par ce qui signifiait le refus de l’animal interdit : du coup, les cochons c’étaient eux. Il n’y avait plus qu’à charger le mot de sens métaphorique, et l’on a abouti tout naturellement à « traître, perfide ». Ce sens est d’ailleurs attesté en France dès le XVI° siècle chez Rabelais et l’on peut lire dans Pantagruel : « À trente diables soit le cocu, cornu, marrane » (III, 25).

Le marranisme est perçu dans la France du XVII° siècle comme une hérésie (« qui participe de la loi de Mahomet et de celle des Juifs », selon une citation donnée par Littré) propre à l’Espagne. Au XX° siècle, le mot a refait surface à la faveur de l’émergence des identités et des minorités : ainsi a-t-on découvert les derniers marranes du Portugal (cf. Marranes, de Frédéric Brenner) ou, comme on vient de le voir, ceux de Majorque, ces « chrétiens perfides » appelés Chuetas, mot plus justement orthographié Xuetes (en catalan ou majorquin : de jueu, juif, on a fait jueueta, qui signifie « petit juif », au pluriel jueuetes, orthographié xuetes). Mais le marranisme connaît aussi un sort plus glorieux à la faveur d’une pensée contemporaine sensibilisée à la marginalité et encline à y puiser une vertu — être hors norme, en marge, à part, pouvant représenter en soi une sorte de privilège. C’est ainsi que le sociologue Edgar Morin, dont les ancêtres étaient ces Juifs espagnols émigrés en Turquie à la fin du XV° siècle, se revendique comme un « Moi-Marrane » (dans Le vif du sujet, 1969), alors même qu’aucun des siens n’a pu relever, pour cause d’exil précoce et de non-conversion au catholicisme, de l’appellation originelle ; pour lui être « Néo-Marrane » c’est être sans culture : « Je suis marginal », proclame-t-il hautement en faisant de sa « différence » un mode de « syncrétisme culturel » qui l’ « ouvre à tout ». Dès lors le mot change de signe et file vertigineusement vers le positif et le glorieux. On retiendra la faveur de ce mot et sa vogue dans la pensée et l’écriture contemporaines (cf. A. Bensoussan, Le marrane ou la confession dun traître, 1991), car s’il est vrai que ce sociologue en a proposé une analyse, le néo-marranisme compris comme une façon d’être entre deux dépasse de beaucoup sa seule personne. Toute l’œuvre romanesque d’un Albert Cohen, qui connaît aujourd’hui un grand retentissement, s’inscrit dans ce sillage néo-marrane. Solal, le protagoniste solaire et porte-parole probable de l’auteur, fils de Gamaliel Solal et descendant des Rois Catholiques... par un « ami » juif de la reine Isabelle (tous les fantasmes sont permis au romancier), époux d’une chrétienne, et plus encore, amoureux des seules chrétiennes et de la seule culture du Saint Empire, est typiquement néo-marrane. L’ascension sociale de ce don Juan ne s’opère que par les femmes de l’autre bord, ce qui est normal (voir Julien Sorel et Fabrice del Dongo), mais aussi au prix d’un renoncement douloureux : il faut que Solal soit maudit et répudié par son rabbin de père pour qu’il puisse se lancer à la conquête de l’Occident chrétien ; de ce fait, tous les romans d’Albert Cohen opposent le monde juif archaïque, fabuleux et puissamment religieux des Valeureux (les Juifs de ghetto, par antonomase), et le monde idéalisé, magnifique, quoique voué à la tragédie, de Solal le renégat, le traître. Il est possible de voir dans les fictions du XX° siècle écrites par des descendants de Juifs, de Marcel Proust à Patrick Modiano et d’Elias Canetti à Georges Perec, l’expression idéologique de ce néo-marranisme qui serait, en somme, une façon cryptique d’être juif sans l’être, de revendiquer une certaine judéité en demeurant dans la marge, ou de tracer un sillage sans être tenu de nager dans ses eaux.

 

Albert Bensoussan

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