Maroc: Colloque international autour de Haïm Zafrani
Haïm Zafrani, Membre correspondant de l’Académie du Royaume du Maroc. Coordonnateur scientifique, le professeur Mohammed Kenbib . Colloque international.
Nul, dans le monde universitaire ou au sein du grand public cultivé, n’a oublié le haut exemple de ce grand savant humaniste, le professeur Haïm Zafrani, qui fut le pionnier des études sur le judaïsme marocain. Il était donc normal que l’Académie royale du Maroc dont il était membre lui rendît un hommage largement mérité. J’ai lu avec une certaine émotion toutes ces études, tous ces témoignages, toutes ces contributions à la grandeur d’un homme et à son œuvre fondatrice. Comme le montre, dans un style élégant et sobre, le professeur Mohammed Kenbib, fin connaisseur de l’homme et de son œuvre, le professeur Zafrani a quasiment fondé une discipline qui avait été jadis abandonnée à l’hagiographie et à une série infinie de romans familiaux. Avec ce grand historien, on avance en terrain sûr et toutes les citations sont référencées par des pièces d’archives ou des citations tirées de l’œuvre elle-même.
Après l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492, le royaume chérifien fut une terre d’accueil pour ces pauvres bannis, errant d’un pays à l’autre sur le pourtour du bassin méditerranéen. Ces refoulés, ces proscrits, trouvèrent asile et protection sur les rivages accueillants du royaume. Pour le développement de la pensée religieuse et la liturgie du judaïsme en général, cette étape est à marquer d’une pierre blanche.
Comme toutes les minorités ethnico-religieuses de par le monde, les juifs marocains qui étaient près d’un quart de million d’âmes au début du XXe siècle, ne sont plus aujourd’hui que quelques milliers en raison des aléas des grands bouleversements de l’histoire mondiale. Dès les premières décennies des années cinquante, le royaume se vida de ses juifs, happés par les pompes aspirantes ou le chant des sirènes du nouvel état juif. Mais un homme comme Zafrani (qui fut, soit dit en passant, président de mon jury de thèse de doctorat d’État) était convaincu que la culture unissant un peuple à ses origines ne sera jamais réduite à néant par des mouvements de nature politique. En effet, en dépit de violents tourments et de guerres, les juifs marocains exilés au quatre coins de la terre ont continué à être fidèles à leurs origines culturelles, liturgiques et linguistiques. Même résidents au Canada, en France, aux USA ou en Belgique, ces juifs marocains sont restés proches de leur pays natal. Et je pense que Zafrani peut être considéré comme l’incarnation archétypale de cet attachement et de cette nostalgie.
A l’origine, ces études là sur le judaïsme marocain n’occupaient qu’un place marginale pour plusieurs raisons : d’abord, le judaïsme devenait de plus en plus rapidement un phénomènes européen, entraînant une déperdition de l’idiome arabe, ensuite les populations ayant quitté l’Afrique du Nord cherchaient à s’assimiler au plus vite à la culture européenne. Petit à petit, la cantillation orientale dans les synagogues et les grands moments de la vie (naissance, bar-mitswa, mariages, circoncision et enterrements) sombrait dans un déclin apparemment irrémédiable. Mais cela ne découragea pas Zafrani de son effort de restitution de toute une culture qui avait connu son apogée des siècles auparavant. Grâce à tous ses travaux très éclairants et parfaitement accessibles à tous, ce maître a permis à de milliers de gens, exilés en des terres lointaines ou coupés de leurs milieux naturels, de restaurer leur identité et leur savoir-vivre. Vous vous sentez bien quand vous savez d’où vous venez. Pour parler comme Alexis de Tocqueville, quand on ne connait pas le passé, on chemine vers l’avenir dans les ténèbres…
Il m’est difficile de tout restituer dans le cadre d’une simple recension, tant ce volume est riche. Je rappellerai que notre savant fut orphelin à l’âge de 5 ans et qu’il fut élevé par son grand père. Ce parent a joué un grand rôle, nous dit-on, dans l’éducation de son petit-fils: le vieil homme n’y voyait presque plus et ce fut le petit Haïm qui lui lisait sans les comprendre des pages entières du Zohar, la Bible de la kabbale espagnole ; en retour, le grand père livrait la traduction en judéo-arabe. Or, la place du Zohar dans la religiosité, la pratique religieuse des juifs du Maroc, est primordiale. L’enracinement de cette littérature mystique fut telle que même le culte domestique, notamment la réception du chabbat, en fut profondément imprégné. Et ceci vaut tant pour l’ancienne kabbale espagnole que pour celle de Safed, au sein du XVIe siècle, appelée du nom de son fondateur la kabbale lourianique. Le judaïsme marocain en fut le principal réceptacle.
J’ai recensé dans la Revue des Études Juives mais aussi dans la revue L’Arche tant de livres importants de Zafrani. Ces contributions là sont devenues des œuvres classiques. Tout le monde connait l’ouvrage intitulé Mille ans de vie juive au Maroc ainsi que de nombreux autres livres publiés par son fidèle éditeur Maisonneuve-Larose.
L’œuvre considérable de ce grand savant a aussi trouvé de fidèles lecteurs en Israël où vivent de nombreuses communautés juives du Maroc, à Netanya et à Ashdod, par exemple. Aux yeux de tous ces gens, Zafrani incarne l’idée même de symbiose culturelle judéo-arabe. Mais il s’agit là d’une symbiose heureuse, une union qui se termine bien, contrairement à la symbiose judéo-grecque, hellénique, telle que prônée par Philon d’Alexandrie ou la symbiose judéo-allemande qui s’est soldée par le drame de la Shoah…
N’oublions pas que Zafrani dans son jeune âge, a commencé par être un enseignant de la langue arabe, même dans les écoles de l’AIU (Alliance Israélite Universelle). Quand il sera intégré dans l’enseignement universitaire français, il disposera d’un net avantage par rapport à d’autres candidats. Mais il y aura une sorte de partage des tâches entre Zafrani et Georges Vajda dont j’ai été l’élève.
Pour finir, car ce compte rendu est déjà long, je mentionne la normalisation entre le Maroc et Israël. Le spécialiste de la culture juive dans le royaume aurait apprécié prendre une ligne aérienne directe entre sa ville natale et le pays de ses ancêtres. La raison a fini par l’emporter. Cet aboutissement heureux n’en est qu’à ses débuts. Nous comptons sur tous les hommes de bonne volonté pour mener cette réconciliation à son terme.
Les actes de ce colloque autour de la littérature judéo-arabe sont, inspirantes, riches et très édifiantes. Ils seront une mine pour de futurs chercheurs qui auront le mérite de s’intéresser à ce secteur si fécond des études judéo-arabes. L’hébreu, l’arabe et l’araméen sont des langues sœurs, appartenant au groupe du sémitique nord. Saisissons cette opportunité qui s’offre à nous. Ne ratons pas ce rendez vous avec l’Histoire.
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève. Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020
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