80 ans d’histoire dans un sandwich
Des ouvriers juifs aux touristes, la clientèle du Wilensky’s a changé, mais le goût, lui, est impérissable
Anne-Caroline Desplanques
Jocelyn Cooper, Malca Hubner et Gerald Cooper usent les tabourets du Wilensky’s depuis 70 ans. Le casse-croûte de leur enfance sert le même sandwich depuis toujours et n’a presque rien changé à son décor qui rappelle la crise des années 1930.
Le casse-croûte Wilensky’s, dans le Mile-End, souffle sa 80e bougie. Installé à l’angle des rues Fairmount et Clark, ce lieu de rassemblement de la communauté juive montréalaise n’a pas changé depuis sa fondation, en 1932.
La recette de cette longévité est toute simple : du salami et du bologne tout bœuf grillé, servis avec une touche de moutarde dans un petit pain rond pressé à la manière des paninis italiens. Ce sandwich appellé Spécial Wilensky est servi sur une simple serviette en papier, accompagné de cornichons et d’un verre de soda maison à l’ancienne.
Depuis quelques années, les clients peuvent y ajouter une tranche de fromage, mais il reste interdit de couper le sandwich en deux. Pourquoi ? « Ne posez pas de questions, c’est comme ça depuis 1932 ! », répond en souriant Sharon Wilensky, la fille du créateur du réputé sandwich, Moe.
Sharon a grandi entre les murs vert bouteille du casse-croûte familial, entre la bibliothèque de livres usagés et le comptoir, un verre de soda à la cerise à la main. Depuis 10 ans, elle reprend le flambeau aux côtés de sa mère, Ruth, qui ne laisse pas sa place derrière le comptoir malgré ses 90 ans passés.
Renommée internationale
« Quand j’étais enfant, la plupart des clients étaient des ouvriers juifs du coin qui travaillaient dans les manufactures de textile. Aujourd’hui, ce sont des touristes », explique-t-elle.
Le petit casse-croûte juif est en effet connu des foodies du monde entier. Son plat fétiche s’est taillé une place en avril dernier, dans la très sélecte liste des 13 meilleurs sandwichs au monde du magazine Travel and Leisure.
Selon la revue, le Spécial Wilensky n’aurait rien à envier au sandwich au bœuf wagyu massé à la main sur pain blanc de Tokyo et au croque-monsieur parisien aux truffes.
Lieu de mémoire
Mais les touristes n’ont pas chassé les vieux habitués comme Jocelyn et Gerald Cooper, et leurs vieux amis Malca et Isse Hubner. Tous les quatre usent les tabourets du Wilensky’s depuis 70 ans.
« Et ça goûte la même chose depuis notre enfance ! », assurent-ils en mordant à pleines dents dans leur Spécial Wilensky (sans fromage s’il vous plaît ! ).
Tous les quatre ont grandi entre les rues Coloniale et du Parc, dans ce qui était autrefois un quartier ouvrier où on s’interpellait en Yiddish, la langue des juifs d’Europe de l’Est (voir article ci-contre).
Pour cette communauté, Wilensky’s était un lieu de rassemblement où l’on pouvait manger une bouchée, se faire couper les cheveux et acheter de vieux livres d’occasion pour quelques sous.
Aujourd’hui, la plupart des familles juives de l’époque ont déménagé vers l’ouest et la banlieue, mais le Wilensky’s, lui, s’est arrêté dans le temps.
Plus d’un siècle de Montréal juif
Les premiers Juifs ashkénazes (d’Europe de l’Est) sont arrivés à Montréal au début du 20e siècle. La plupart étaient des réfugiés politiques qui fuyaient les pogroms, c’est-à-dire l’extermination de leur peuple en Europe de l’Est. C’est le cas des fondateurs du casse-croûte Wilensky’s, qui ont été contraints de quitter leur Russie natale, où les premières vagues de massacres ont eu lieu entre 1881 et 1884, puis entre 1903 et 1906.
Comme beaucoup de leurs compatriotes, ils n’étaient pas pratiquants. « Mon grand-père était communiste, alors la religion c’était culturel pour lui », explique Sharon Wilensky en précisant que la nourriture du restaurant familial n’a jamais été kasher.
Communauté ouvrière
Ces premiers immigrants juifs étaient pour la plupart des ouvriers. Ils travaillaient dans les filatures et les manufactures de textiles, étaient débardeurs au port de Montréal ou s’échinaient à bâtir la ville.
Ils ont ainsi participé activement « à la fondation du Québec moderne au même titre que les Canadiens-français et les Anglo-Écossais », souligne l’anthropologue Ignace Olazabal, qui a consacré de nombreuses recherches à cette communauté dans son livre intitulé Khaverim.
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