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Questionnements sur le devenir à l’ère de l’Intelligence artificielle, par David Bensoussan

Questionnements sur le devenir à l’ère de l’Intelligence artificielle

David Bensoussan

L’auteur est professeur de sciences à l’Université du Québec

L’intrusion de l’ intelligence artificielle (IA) dans nos vies s’active de plus en plus et il est bon de se questionner sur la société en devenir à la lumière de cette science qui tire avantage des technologies avancées et exécute des tâches de plus en plus ambitieuses.

Le progrès technologique, une arme à double tranchant

Il est un fait que les progrès technologiques  ont permis d’améliorer le confort et la santé de l’homme. Toutefois, une découverte technologique est une arme à deux tranchants; ainsi, l’invention de la roue améliora l’agriculture, mais servit également pour fabriquer des chars de combat. Les technologies nucléaires servent à la chimiothérapie, mais aussi à fabriquer des bombes atomiques. La technologie en soi est neutre, mais l’utilisation qu’on en fait ne l’est pas.

De nos jours, il est possible de se demander si la technologie mise au service de la surexploitation de la nature n’a pas été trop loin. Ainsi et à titre d’exemple, la pollution industrielle influe sur la biosphère dans son ensemble.

De l’ère des ordinateurs à l’ère de l’intelligence artificielle

Aujourd’hui, les ordinateurs sont partout. Ce sont des outils à notre service : ils calculent plus vite, permettent de développer des technologies qui envahissent notre quotidien et de conquérir l’espace. Pourtant, bien des craintes qui ont été exprimées à l’avènement de l’ère des ordinateurs se sont dissipées en raison de leur utilité unique. Néanmoins, les capacités d’intrusion dans la vie privée, les réseaux sociaux qui propagent des informations non vérifiées et des vols d’identité sont une source de soucis inquiétants.

Déjà, les algorithmes des acteurs d’envergure de la toile actuels sélectionnent des pages et des publicités individualisées dans le but d’augmenter les ventes, en se basant sur la fréquence des sites Internet visités par un utilisateur. Le monde dans lequel nous évoluons va être complètement différent, car l’IA va s’infiltrer partout.

L’IA peut servir à écrire ou peindre dans le style littéraire ou pictural que l’on aura choisi. Elle décuple les possibilités de plagiat, de fausses identités en manipulant les images, les voix et les mots avec un art jusque-là inimaginé. Mais il y a plus encore : l’IA est capable de penser à notre place et générer des messages qui semblent en tout point émaner d’une intelligence humaine.

Les possibilités de lavage de cerveaux et d’embrigadement seront bientôt telles qu’elles permettront de prendre le contrôle de sociétés entières.  L’IA risque de ne plus être un outil au service de la société : c’est la société tout entière qui risque de devenir l’outil de l’intelligence artificielle.

Bien des progrès scientifiques sont accélérés par les techniques propres à l’IA. Déjà celle-ci s’implante dans le domaine militaire. Nous ne sommes pas loin du jour ou l’IA commandera des essaims de drones et de missiles et prendra des décisions cruciales en des temps infimes, sans intervention humaine.

L’être humain lui-même risque d’être modifié. Les prothèses sont courantes aujourd’hui. Des organes artificiels tout comme une oreille ou un cœur peuvent être implantés. Or, les progrès en biochimie et en génétique ouvrent la porte au transhumanisme, soit la modification de l’être humain de façon à ce qu’il vive mieux et plus longtemps. La science vise à mettre au point l’implantation de puces électroniques dans le cerveau de façon à mieux faire appel à la myriade d’informations et de fonctions qui y sont emmagasinées afin de prendre conscience de leur teneur.  Arrêtera-t-on la course au cerveau artificiel ?

L’être humain a dominé la nature. Sa nouvelle création qu’est l’IA risque de le dominer au point qu’il ne sera plus possible de reconnaître l’être humain ou la société de demain. On ne parlera plus d’une civilisation formée par des êtres de chair et de sang au rythme de l’évolution de leurs besoins, de leurs croyances et de leurs institutions. Bien qu’à ses débuts l’IA s'efforcera d’affiner les asservissements et d’imiter l’être humain, il est fort possible qu’elle génèrera une réalité fondée selon des critères différents de ceux qui l’ont jusque-là formée.

Nous nous orientons vers l’inconnu, soit un monde régi par une intelligence non contrôlée qui affectera l’individu et des sociétés entières. Il est trop tôt pour tracer les contours de cet envahissement de l’IA dans nos vies. Nous sommes en mesure de nous demander où va commencer et où va s’arrêter la frontière qui sépare le naturel de l’artificiel. Que deviennent l’interaction humaine et l’affect dans le contexte d’une société qui a assimilé l’IA ?

Qu’en est-il du travail ? De l’enseignement ? Du bon droit ?

La révolution industrielle a soulagé la société agricole des tâches de labeur intense. La révolution électronique a ouvert la porte à l’automation qui accomplit de nombreuses tâches de façon plus précise et plus efficace que celles du travail manuel. L’IA va accélérer le processus de remplacement d’emplois entamé par la mécanisation et l’automation.

Déjà au IVe siècle avant l’ère courante, Aristote imaginait la révolution que représenterait l’automation en disant : « ... si chaque instrument pouvait accomplir son propre travail, en obéissant ou en anticipant la volonté des autres... si le dévidoir tissait et le médiator touchait la lyre sans qu'une main les guide, les chefs-d'œuvre n'auraient pas besoin de serviteurs ni les maîtres d'esclaves. » Dans les faits, les nouveaux maîtres sont aujourd’hui ceux qui contrôlent les technologies avancées et les réseaux sociaux.

Le fait que les outils d’IA se basent sur des corrélations avec de gigantesques bases de données en vue de développer des algorithmes prédictifs vient remettre au premier plan le vieux débat du déterminisme et de la liberté. L’adoption à grande échelle de l’IA va finir par modifier le contenu des bases de données et créer une nouvelle réalité plus uniformisée.

Comment envisager l’emploi – cet ingrédient important du bonheur - dans une société qui a intégré l’IA ?

L’IA peut-elle remplacer la fonction d’enseignant(e) ? La logique à l’état absolu prendra-t-elle le relais de l’enseignant ? L’apport de la dimension humaine est un atout majeur difficilement remplaçable et il est important de lui laisser la place qui lui revient. Il est loin d’être sûr que cet apport pourra être reconnu à juste titre par l’IA.

Peut-on penser à une justice fondée sur les statistiques de jugement de cas analogues ?

Comment l’IA va-t-elle gérer des situations délicates et des imprévus dans un monde où les automatismes seront omniprésents ? Comment va-t-elle interpréter les dilemmes moraux et mettre à exécution leur résolution ?

Comment la justice, l’équité et la compassion seront-elles interprétées? Comment s’assurer que la société de demain pourra encore jouir de sa conscience autonome ?

Les décisions de jugement à l’égard de la justice et du bon droit seront bien plus difficiles à régenter.

Des questionnements d’un autre ordre.

Aujourd’hui, les ingénieurs doivent se poser des questions d’ordre moral et spirituel. Les phénomènes contre-intuitifs de la mécanique quantique, de la théorie de la relativité et les recherches sur la genèse du cosmos bouleversent notre entendement de l’essence et de l’existence. Ainsi, l’astrophysicien Robert Jastrow directeur à la NASA a avancé : « Pour le scientifique qui a vécu en fondant sa foi sur le pouvoir de la raison, l’histoire se termine comme un mauvais rêve. Il a gravi les montagnes de l’ignorance ; il est sur le point de conquérir le plus haut sommet ; alors qu’il se hisse sur le rocher final, il est accueilli par une poignée de théologiens qui sont assis là depuis des siècles. »

Ce questionnement gagne en acuité à l’ère de l’Intelligence artificielle.
 

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