Ron Cahlili: «En Israël, les juifs français sont renvoyés à leur "arabité"»
Par Guillaume Gendron, Correspondant à Tel-Aviv Liberation.fr Illustration Simon Bailly
Le journaliste israélien a réalisé un documentaire sur la situation des juifs français, pour la plupart séfarades, ayant fait leur «alyah» dans la dernière décennie. Il dénonce les préjugés dont ils sont victimes, sans cesse renvoyés à leurs origines nord-africaines. Pour lui, cette discrimination est un des grands tabous du pays.
Fils d’immigrés égyptiens, Ron Cahlili, 59 ans (photo DR), se définit comme «un homme de gauche et activiste mizrahi», nom donné en Israël aux juifs «orientaux», victimes de discrimination à leur arrivée en Israël dans les années 50 et 60. Documentariste et chroniqueur éclairé du multiculturalisme israélien pour le quotidien israélien Haaretz, ce touche-à-tout (par ailleurs romancier jeunesse, homme de radio, éphémère patron d’une chaîne télévisée mizrahi) vient de signer pour la chaîne publique israélienne Kan11 une série en trois épisodes consacrée à l’alyah(littéralement la «montée» vers la Terre sainte, soit l’immigration en Israël) des juifs français. Selon plusieurs études, entre 10 et 30 % de ces olim (nouveaux arrivants) feraient demi-tour au bout d’un an. Ceux qui restent sont régulièrement la cible de préjugés, dans le monde du travail ou les médias, réduits au rôle de «Marocains à gourmettes», comme le dit un interviewé du documentaire. Pour Ron Cahlili, c’est là que résident les racines de cette alyah douloureuse : ces nouveaux Israéliens sont vus par leurs compatriotes comme des «tsarfokaim»,expression qui donne son titre à sa série, traduite ainsi : «Un peu français, très séfarades». Une façon de les renvoyer à leur «arabité», et d’en faire les victimes d’un racisme qu’ils ne s’attendaient pas à éprouver.
Il y a un an, j’étais avec mes enfants sur une plage de Tel-Aviv, très fréquentée par les Français, qu’ils soient nouveaux immigrants ou touristes. Nous étions installés entre des jeunes Telaviviens et un groupe de touristes français célébrant bruyamment un anniversaire. Beaucoup d’alcool, de rires, de musique. A un moment, les Telaviviens, en colère, ont commencé à crier sur les Français : «Allez-vous en ! Vous nous avez pris tous les appartements et maintenant vous voulez nous prendre la mer ?» Et l’une d’eux a laissé échapper : «Que faire… Ce sont des tsarfokaim…» Ce mot composé de «français» et «marocains» en hébreu est une appellation péjorative pour désigner les Séfarades. J’étais stupéfié ! Cette expression, je m’en souviens depuis mon enfance. J’étais persuadé qu’elle était dépassée. A l’époque, traiter quelqu’un detsarfokaim en Israël, c’était une façon de dire : «Ne joue pas au Français élégant, tu n’es qu’un balourd venu des montagnes de l’Atlas ! Ne fais pas semblant d’être européen, tu n’es qu’un Nord-Africain, un primitif, un ignorant, destiné à un métier manuel, si métier tu trouves !» En entendant cette expression en 2017, j’ai soudain réalisé qu’Israël ne tirait pas les enseignements nécessaires de l’échec de l’intégration des juifs d’Afrique du Nord des années 50 jusqu’à 70. Et que ce péché originel, qui désintègre encore aujourd’hui la société israélienne, est sur le point de se répéter avec l’arrivée des juifs français depuis une quinzaine d’années.
Oui, ils sont «marqués» dès leur arrivée. Ils découvrent qu’ils appartiennent à cette catégorie humiliante dédiée aux immigrants juifs originaires des pays musulmans, une «case» inventée par l’establishment sioniste dès la création de l’Etat d’Israël. Car le mot mizrahim a mis dans le même sac - et un sac peu enviable ! - l’intellectuel du Caire, le bourgeois de Bagdad, l’érudit de Casablanca ou l’orfèvre de Sanaa pour les réduire en un seul archétype : le juif ignorant, vulgaire, parasite, sans idéologie et sans passé. Qui a besoin d’être réhabilité et assisté, pour qui il faut créer des villes propres, appelées alors «villes de développement», des écoles de catégorie inférieure consacrées essentiellement à la formation professionnelle les destinant au travail en usines. A ce jour, il reste un énorme écart entre les mizrahim et les Ashkénazes, dans presque tous les domaines : l’éducation, les salaires, l’emploi, la représentativité, les zones d’habitation, etc. Ce n’est plus aussi net que dans les années 50, mais les écarts sont là. Pour une personne au nom à connotation mizrahi - comme Azoulay ou Elmaleh - qui bénéficierait en France d’une relative égalité des chances, il serait très difficile de trouver un emploi convenable en Israël, d’être admis dans une grande université ou dans une unité d’élite de l’armée. Israël n’est pas seulement raciste envers les Arabes, il l’est aussi envers les juifs mizrahi. Pour l’élite juive, il n’y a pas de grande différence entre les deux groupes. En Israël, il existe une psychose terrible envers «l’arabité». Cette psychose est tellement pathologique qu’elle permet à l’Israël moderne de fouiller la génétique des immigrés venus de France pour y chercher des restes d’«arabisme» : «Vous êtes français ? Attendez, où est né votre grand-père ?» En Israël, dès lors qu’on se rend compte que vos grands-parents sont nés en Afrique du Nord, on vous catégorise immédiatement comme mizrahi. Les juifs immigrés français sont renvoyés à leur "arabité".
Selon une étude récente, près d’un quart de la population israélienne est convaincue que les olim français sont «vulgaires», «sans-gêne», «radins», «religieux-pratiquants», «de droite»… Bref, tous les préjugés accolés généralement aux mizrahim. Lorsque les personnes sondées ont dû «classer» les vagues d’immigrations en Israël, les nouveaux immigrants originaires des Etats-Unis et de l’ex-Union soviétique se trouvaient parmi les plus «désirables». Les «moins désirables» étaient ceux originaires d’Ethiopie et de l’alyah française. Il faut reconnaître que certains stéréotypes sont assez justes. Il est vrai que la plupart des olimfrançais de ces dernières années sont plus à droite, plus religieux. Après la fin de l’immigration des juifs «nantis», en raison de toutes sortes de lois fiscales, en Israël et en France, les juifs de classes socio-économiques inférieures ont commencé à arriver ici. Les bermudas et les mocassins à la mode ont été remplacés par une large kippa, les tsitsit["franges" rituelles au coin des vêtements] et une étoile de David au cou. Et les médias israéliens, principalement ashkénazes, n’aiment pas cette vague d’immigration. La couverture médiatique se fait d’une manière péjorative, les réussites de certains immigrants français sont balayées sous le tapis.
Au-delà de leur haut niveau d’éducation, ce qui n’est hélas pas le cas de la majorité des mizrahim que je connais en Israël, je retiens leur grande naïveté. La plupart des immigrés français avec lesquels j’ai parlé, qu’ils soient colons en Cisjordanie ou riches habitants de Tel-Aviv et Netanya, religieux ou laïcs, venant de Paris ou de Marseille, tous aiment infiniment Israël, sans aucun cynisme, sans l’ombre d’une critique. A leurs yeux, Nétanyahou est le roi ultime d’Israël, leur admiration en est embarrassante. Pour eux, immigrer en Israël, c’est vivre dans la peau du roi David. Leurs propos sur Israël me rappellent les discours de mes parents, presque messianiques, mystiques. Ils se préoccupent peu de l’occupation. Beaucoup d’entre eux utilisent l’expression «Israël, ma maison» [qui est aussi le nom du parti ultranationaliste du ministre de la Défense, Avigdor Lieberman, ndlr], mais oublient que les Palestiniens vivent dans cette même maison depuis des centaines d’années.
Israël ne sait pas comment approcher cette alyah occidentale, nantie, instruite. Cette «alyah par choix». Ces trente dernières années, les dernières grandes alyah étaient des «alyah de sauvetage». Des communautés juives retenues contre leur gré, en ex-URSS ou en Ethiopie notamment, à qui Israël a tout fait pour ouvrir les portes. Israël aime particulièrement ces vagues d’immigration qui présentent le pays sous un jour favorable aux yeux de la communauté internationale et font de ces nouveaux immigrants des ressortissants disciplinés, qui doivent sans cesse remercier la patrie. L’alyah de France est différente. Même si tous les olim français ne sont pas homogènes, notamment dans leur rapport à la religion et leurs revenus (beaucoup souffrent d’ailleurs de la faible couverture sociale), ils sont majoritairement aisés, urbains, ils ont choisi de vivre ici. Israël doit changer son logiciel et s’adresser à eux comme à des personnes modernes et non des rescapés du tiers-monde ! On sait bien que la France n’expulse pas ses juifs, bien au contraire…
Les médias et l’establishment israélien n’aiment pas parler des ethnies. Le traitement des mizrahim reste le problème le plus refoulé de la société israélienne, c’est «le génie dans la bouteille». On met en garde les intellectuels et les militants : libérer ce mauvais génie risque d’instaurer le chaos. La société israélienne, qui est assez jeune, serait alors décomposée. Le ciment qui la maintient n’est pas assez robuste. Il faut louer les bienfaits de l’intégration, du creuset des cultures, un peuple fait d’un seul bloc déclamant bien évidemment un seul et même discours, le discours sioniste ! Evoquer autre chose, c’est être un traître. J’appartiens tout à fait à ce groupe-là. La plupart de mes films parlent des différences intolérables entre mizrahim et Ashkénazes. Cette série a certes été diffusée sur une chaîne publique, en soi une formidable victoire, mais le buzz s’est fait sur les réseaux sociaux, sous le radar des médias traditionnels et, notamment grâce aux olim de France pour qui j’avais préparé une version sur YouTube avec sous-titres en français. Certains d’entre eux avaient des remarques, c’est vrai, vous l’avez dit, mais c’est toujours ainsi. Il s’agit d’une série très critique envers la société israélienne et les olim n’aiment pas ça, quel que soit leur pays d’origine. Ils s’identifieront toujours les yeux fermés à leur nouveau pays et voudront démontrer leur patriotisme. Pour être critique envers votre pays, il faut tout d’abord vous y sentir chez vous.
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