Sarah Chiche, à torts et à raisons
Par Dounia Hadni — Liberation
La psychanalyste est surprise et fascinée par les réactions autour de la tribune sur «la liberté d’importuner», dont elle est coauteure.
«C’est tout ? Elle est toute petite.» C’est avec ces mots narquois que Sarah Chiche déstabilise un type qui brandit son sexe pour se masturber devant elle à la station de métro parisienne Pereire. Elle a 20 ans. L’initiatrice et coauteure de la tribune ultracommentée sur «la liberté d’importuner», aujourd’hui la quarantaine, «sait donc» de quoi elle parle quand il s’agit de dire qu’une femme confrontée à un frotteur «peut même l’envisager comme l’expression d’une grande misère sexuelle, voire comme un non-événement». A un détail près, qu’elle précise : «Je suis sortie du métro, j’avais les jambes coupées. Je m’en souviens encore physiquement.»
C’est dans son cabinet de psychanalyste, parsemé de livres de philosophie et de sciences humaines, qu’elle nous reçoit, au sein de son bel appartement près de la gare du Nord. Une gêne s’installe au début de l’entretien. La même qui traverse tout patient la première fois qu’il passe sur le divan. «Ma première analyse a été avec un lacanien, ma seconde avec un freudien. Je suis lectrice de Freud et Lacan, mais ouverte aux neurosciences», raconte-t-elle. Toute vêtue de noir, elle ne comprend pas«que cette histoire déchaîne autant les passions humaines». «C’est excessif, non ?» sourit-elle de ses yeux verts. «On n’est malheureusement pas responsable de la perception que certains peuvent avoir d’un texte»,lâche-t-elle comme une évidence.
Perchée sur de hauts talons, la belle rousse en impose. Chiche partage son cabinet et sa vie avec Pierre-Henri Castel, psychanalyste et directeur au CNRS sur les questions de santé mentale, qu’elle a rencontré il y a dix ans chez Ruwen Ogien, philosophe à l’origine de la fameuse «liberté d’offenser indispensable à la création artistique». Et à laquelle elle et les coauteures de la tribune se raccrochent pour défendre «une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle». Pense-t-elle vraiment qu’on ne peut être libéré(e) sexuellement sans importuner ? «Ah mais si. Grand Dieu si…» Elle rit puis fait l’éloge de la douceur dans la séduction en citant Anne Dufourmantelle. Mais alors quoi ? «Alors un frotteur, ce n’est pas un violeur, pas un dragueur, et vice-versa.» Question de nuances. «Essayer d’embrasser une femme dans une soirée, est-ce que c’est un délit ? Le collègue qui dit "Ah ! Tu es jolie aujourd’hui", ça fait partie du jeu social, défend-elle. Je ne parle pas du collègue qui te menace d’un "si tu ne me suces pas, je te vire".»
«Nous ne sommes pas réductibles à notre corps. Notre liberté intérieure est inviolable» : on lui demande si cette phrase de la tribune ne trahit pas une réflexion déconnectée de la réalité. Elle s’agace, retroussant légèrement son nez : impossible d’être hors-sol, selon elle, quand on baigne dans les méandres de la psychologie. «Quand j’ai travaillé pendant deux ans à l’hôpital Sainte-Anne en psychiatrie adulte, j’avais les mains dans la glaise.» Dotée d’une formation analytique et psychanalytique, après des études de journalisme, elle aide ses patients à lutter contre les souffrances psychiques au quotidien. Donc non, elle n’est pas une «bourgeoise hors-sol». Son débit s’accélère. «C’est parce qu’on vient d’un milieu un peu plus favorisé qu’on est forcément déconnecté de la souffrance des opprimés et des faibles ?» Son père, juif d’Algérie, était issu d’un milieu très bourgeois. Sa mère fut modèle érotique pour le photographe Serge Jacques dans les années 70. En tant que psy, Sarah Chiche gagne environ 3 000 euros net par mois, sans compter ses contributions dans des magazines et ses livres.
Puis, d’un coup, elle évoque Leïla Slimani, qui a répondu à «leur»tribune en réclamant le droit de ne pas être importunée : «Elle est pleine de bons sentiments, sa tribune, mais excessivement optimiste.» Et explique cette phrase :«Une femme peut, dans la même journée, diriger une équipe professionnelle et jouir d’être l’objet sexuel d’un homme» :«Ça ne veut pas dire qu’elle doit l’être, mais qu’elle peut l’être.» Chiche regrette aussi que des personnes aient confondu «la misère sexuelle» évoquée dans le texte avec «la misère de classe» : «Il y a des hommes dirigeants d’entreprises que je reçois à mon cabinet et qui sont également aliénés.» En revanche, elle ne se reconnaît pas dans les propos tenus a posteriori par des cosignataires comme Brigitte Lahaie et Catherine Millet sur le viol.
A presque chaque mot, chaque ressenti, Sarah Chiche accole une référence culturelle ou esthétique. Marquée par l’absence de père, mort d’une leucémie quand elle avait 15 mois, et les souffrances de sa mère, qui a vécu «le pire de ce qu’un enfant peut endurer», ce sont les films de Bergman, d’Hitchcock, de Visconti et la découverte de la psychanalyse qui l’ont sauvée du suicide. Croit-elle en Dieu ? «Je crois qu’il y a quelque chose», glisse-t-elle en touillant son café, les yeux dilués dans le vague.
Ce qui l’inquiète surtout est l’esprit de censure qui serait en germe. Elle cite les récentes volontés de réécriture de Carmen ou de la Belle au bois dormant. Et soupçonne, au-delà de l’impact de #MeToo, un vent conservateur venu du trumpisme et de la montée des extrêmes. Le regard en biais, l’électrice de Hamon au premier tour, se demande sil’Empire des sens de Nagisa Oshima aurait pu voir le jour en ce moment. Pour la spécialiste de Haneke, l’art, par essence excessif et transgressif, ne peut s’entourer de précautions morales sans mener à la standardisation des productions littéraires et cinématographiques.
Un patient de son compagnon sonne, on poursuit la discussion dans le salon. Le Temps retrouvé de Proust est posé en majesté sur un présentoir, entre deux canapés couleur taupe. Dissocier son esprit de son corps : c’est ce que l’écrivain (elle préfère sans le «e») s’acharne à faire. «Mes rêveries se développent dans une fenêtre exactement symétrique à la fenêtre de la réalité, à l’opposé, si j’ose dire», écrit-elle dans Personne(s) inspiré de Pessoa. Une distanciation qui semble déteindre jusque sur ses traits, d’une beauté froide et mélancolique. Cette carapace lui aurait donné «une capacité à élever la réflexion au-delà de l’émotion qui peut parfois heurter, comme dans cette tribune peut-être écrite prématurément», confie son ami, le critique littéraire Alain Nicolas. Au risque de paraître toujours un peu en décalage, voire à côté. Quand on lui demande si elle aime voyager, elle répond : «Oui j’aime partir loin, mais pas forcément géographiquement.» A la question sur ses passions, elle parle danse classique en invoquant «la recherche du geste juste» chez Haneke. Une hyperintellectualisation qui atteint toutefois ses limites. Si sa fille, Hannah - en hommage à la philosophe Arendt - était victime d’un frotteur dans les transports, lui dirait-elle de dissocier son corps de son esprit ? Regard éberlué : «J’aurais du mal, c’est mon enfant.»
1976: Naissance à Boulogne-Billancourt. 1977: Mort de son père. 2015: Ethique du mikado sur la question du mal dans le cinéma de Michael Haneke. Janvier 2018: Tribune sur «la liberté d’importuner» dans le Monde.
Dounia Hadni
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