Syrie : ce que Poutine veut(info # 011602/17)[Analyse]
Par Perwer Emmal correspondant permanent dans le Rojava © MetulaNewsAgency
Les quelques 4 000 djihadistes de DAESH résistent encore, ce jeudi, dans leur bastion d’al Bab, au nord-est d’Alep, sur la route conduisant de cette cité à Manbij. Au Sud, ils font face à l’Armée régulière syrienne, soutenue par des miliciens du Hezbollah libanais (environ 10 000 hommes au total sur ce front), et par l’Aviation et l’Artillerie russes. Au Nord, à l’Est et à l’Ouest, ils se battent contre l’Armée turque, comptant 1 500 hommes, soixante chars, des Léopards allemands pour la plupart, ainsi que des avions ; les Turcs sont flanqués de 3 000 supplétifs djihadistes, qu’Ankara présente comme des membres de l’Armée Syrienne Libre, mais qui appartiennent en fait à al Qaëda ainsi qu’à d’autres organisations islamistes opposées à DAESH. A 5km, à l’ouest d’al Bab, et à 9 à l’Est, on trouve également les têtes-de-pont des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), à forte majorité kurde, soutenue par des combattants sunnites locaux.
Les FDS sont pratiquement à l’arrêt depuis le début du mois de décembre. Elles ne combattent pas les soldats d’Assad et leurs alliés, et les affrontements entre les Kurdes et les Turcs ne sont plus que sporadiques.
L’offensive turque contre al Bab a débuté le 6 novembre dernier et s’est traduite par un véritable désastre pour les forces d’Erdogan, pourtant terriblement supérieures en matériel en comparaison de celui des miliciens islamistes de DAESH.
Jusqu’au 9 décembre, tous leurs assauts, qui s’inscrivent dans l’opération Bouclier de l’Euphrate, en vue de prendre le nœud stratégique d’al Bab avaient lamentablement échoué. Les militaires de la plus grande armée de l’OTAN perdant même du terrain au profit de leurs adversaires.
Plusieurs sources de l’opposition turque et de l’Armée imputent aux purges qui ont suivi le coup d’état manqué du 15 juillet, et notamment l’emprisonnement de plusieurs généraux et de commandos spéciaux dans leur entièreté, l’incapacité de déloger le Califat Islamique de son bastion.
Selon notre décompte, environ 800 Turcs et supplétifs ont trouvé la mort lors de Bouclier de l’Euphrate, dont près de 300 soldats de l’Armée régulière. Ces chiffres, que nous avons établis en discutant avec les divers belligérants, sont plus de deux fois plus élevés que ceux reconnus par Ankara.
Fin décembre, les Turcs avaient abandonné de nombreux matériels aux mains des miliciens de DAESH lors d’assauts repoussés, y compris deux chars Léopards en parfait état de marche.
A partir du 4 décembre, après un accord passé entre Messieurs Poutine et Erdogan, et suite à la victoire des gouvernementaux d’al Assad à Alep face à la Résistance syrienne, Moscou est intervenu massivement pour venir en aide aux Ottomans empêtrés. Mais le Tsarévitch a posé des conditions draconiennes au Sultan en échange de son appui : ne pas dépasser la route Manbij-Alep, cesser toute activé à l’encontre des Kurdes en Syrie, et maintenir, en s’abstenant aussi de les attaquer, au moins 500 mètres entre les positions turques et celles des Alaouites d’al Assad et leurs alliés.
Aux Kurdes, Poutine a promis qu’ils ne seraient plus attaqués par les Turcs en Syrie, mais il a exigé d’eux qu’ils abandonnent leur progression en vue de réunifier le Rojava, ce qui impliquait la prise d’al Bab. Les Kurdes et leurs Unités de Protection du Peuple, qui assurent le commandement des FDS, n’ont pas eu d’autre choix que celui d’obtempérer. Depuis, ils ont allégé leur dispositif autour d’al Bab, que j’estime actuellement à environ 3 500 hommes, prélevant des milliers de combattants de ce front pour les affecter à la bataille de Raqqa, où les FDS ont enregistré une progression spectaculaire.
A partir du 4 février, l’Aviation et l’Artillerie russes ont littéralement écrasé al Bab et ses environs sous les bombes pour permettre à Erdogan de conquérir enfin cette ville. Le 10 février, les forces gouvernementales syriennes Tigre, celles de la Défense Nationale, renforcées par 500 miliciens du Hezbollah et encadrés par des commandos russes ont attaqué la ville de Tadef, à l’ouest d’al Bab, privant les assiégés de leur dernière voie de communication avec le reste du Califat Islamique. En dépit de cette opération, la cité de Tadef intra-muros restait, ce jeudi, entre les mains de DAESH.
Depuis, et jusqu’à aujourd’hui, l’Armée turque est difficilement parvenue à s’emparer d’environ un tiers d’al Bab, et sa lente progression continue, ralentie par la détermination farouche des islamistes encerclés.
En principe, l’Armée alaouite n’est pas censée franchir la ligne constituée par la route Alep-Manbij, mais l’accord entre Poutine et Erdogan relevant de tout sauf d’une entente cordiale, les choses pourraient encore changer. D’une part, parce que, dans la région de Tadef, les Ottomans ont franchi la route en question de quelques kilomètres en direction du Sud, engendrant des échanges de feu immédiats avec les forces d’Assad, ses alliés et les Russes.
Le 9 février, des bombardiers russes ont même pilonné une position turque, blessant 13 soldats et en tuant 3. Le Kremlin a bien entendu présenté ses excuses pour cette bavure, qu’il attribue à "la mauvaise coordination sur le terrain entre Moscou et Ankara", mais personne n’est dupe et tous ont compris le message d’avertissement, à commencer par Erdogan.
D’autre part, Bashar al Assad voit d’un très mauvais œil l’accord entre les Russes et les Turcs, lequel pérennise la présence du contingent d’occupation turc sur une centaine de kilomètres de sa frontière, pour une profondeur atteignant par endroits 30km. Ledit accord consacre par la même les deux régions autonomes du Rojava, séparées par 14km l’une de l’autre.
Il est clair que les objectifs de Vladimir Poutine et de l’oculiste de Damas diffèrent. Alors que le second rêve de récupérer l’ensemble du territoire syrien, le Tsarévitch, comprenant qu’à peine deux millions d’Alaouites ne seront plus capables d’administrer un territoire de 185 00 kilomètres carrés, dont ils ne contrôlent plus qu’un tiers peuplé de 16 millions d’ennemis, vise une solution différente.
Poutine entend faire attribuer aux Alaouites par la communauté internationale leur réduit naturel constitué par la province de Lattaquié, probablement augmenté de la ville d’Alep. Mais il compte négocier cette solution prisée par les Occidentaux contre la reconnaissance de la souveraineté russe sur la Crimée, la région ukrainienne de Donetsk, de même que sur les divers territoires qu’il s’était préalablement procurés. Et contre sa réhabilitation à l’international et la levée des sanctions qui pénalisent son pays. On peut imaginer que les rumeurs de négociations secrètes entre le Tsarévitch et Donald Trump gravitent déjà autour de cette solution, pendant qu’à Astana, on amuse la galerie avec des pourparlers entre le gouvernement Assad et les rebelles.
Le seul intérêt de ces négociations au Kazakhstan tient à des petits échanges de territoires et de prisonniers, de même qu’à l’instauration et à l’entretien d’une esquisse de cessez-le-feu, qui restaurent la réputation de Poutine, salement entachée par les crimes de guerre que ses aviateurs ont commis en Syrie. Mais si les victimes de ces bombardements elles-mêmes l’acceptent en sa qualité de médiateur, pourquoi voudriez-vous que les Occidentaux, toujours à la recherche d’un apaisement, se montrent plus royalistes que le tzar ?
Quoi qu’il en soit, on aurait tort de croire que le président russe organise l’avenir de la Syrie et l’avènement de la paix avec ses "amis" turcs et iraniens. Son but actuel consiste uniquement à imposer le gel des ambitions des uns et des autres, ainsi que de leurs positions militaires, pour aborder le grand troc qu’il projette en position de force. A nous de reconnaître qu’il fait preuve d’une remarquable efficacité, même si ses méthodes sont pour le moins brutales.
Et pendant ce temps, c’est-à-dire depuis le 6 novembre de l’an dernier précisément, 33 000 FDS, dont 25 000 Kurdes, ont progressé de 65km par endroits en direction de la capitale syrienne de DAESH à Raqqa (voir la carte). Ils se trouvent désormais à 5km de sa banlieue et à 11 du cœur de la cité aux mains du Califat. Ce faisant, ils ont ajouté 3 300 kilomètres carrés au Rojava et libéré pas moins de 240 villages kurdes et arabes.
Lors de cette offensive qu’ils ont baptisée à l’israélienne "Colère de l’Euphrate", ils ont pris le contrôle de la totalité de la rive septentrionale du lac Assad, jusqu’aux portes de la ville de Taqba, sur le barrage stratégique du même nom. A l’est de Raqqa, avec l’aide de quelques 500 commandos américains et de l’US Air Force, de petites unités spéciales françaises, allemandes et britanniques, ils progressent aussi afin de couper la route reliant Raqqa à l’autre grande ville aux mains de DAESH, Deir Ez Zor.
Le moment de l’assaut décisif contre Raqqa approche. Washington a livré, le 31 janvier, des dizaines de SUV et autres blindés aux Forces Démocratiques Syriennes, tout en feignant de les remettre à ses composants arabes uniquement et non aux Druzes qui en constituent l’épine dorsale, pour ne pas exciter Recep Erdogan.
Mais avant la cognée, il va falloir se mettre d’accord sur le "butin". Pas tant au sujet de l’avenir de Raqqa, qui n’a qu’une importance toute relative pour les Kurdes, mais à propos de celui du Rojava, du pays des Kurdes syriens. Donald Trump va devoir décider si, en contrepartie des efforts consentis par ses alliés kurdes – 200 morts tout de même depuis le début de l’opération Colère de l’Euphrate -, il est prêt à cautionner leur autonomie.
Car les Kurdes, parce qu’ils ne sont pas arabes et pas très nombreux, sont en train de devenir un second Israël : ceux qui font la plus grande part du boulot pour le monde libre et qui ne sont jamais reconnus ni récompensés. Une posture qui ne les satisfera pas, si c’est à eux qu’il incombera principalement de chasser le Califat Islamique des rives de l’Euphrate. Ils exigeront assurément un siège au banquet des ayant droit du dépeçage du cadavre de la Syrie.
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