Turquie : La « Madurophilie » bat son plein (info # 010902/19) [Analyse]
Par Ferit Ergil © Metula News Agency
Côté « people », la plupart des habitants d’Istanbul et ses 20 millions d’âmes n’avaient probablement jamais entendu parler du Venezuela ni de son Président Nicolas Maduro, dont la physionomie, avec ses grosses moustaches noires et sa carrure de lutteur, s’apparente à celle d’un Turc dans l’imagerie populaire d’ici ou d’ailleurs. Jamais entendu parler jusqu’à ce que la presse tabloïde fasse découvrir l’homme des Caraïbes dans un restaurant huppé d’Istanbul, en septembre 2018, lors de sa quatrième visite en Turquie en deux ans, sur son chemin de retour d’un voyage en Chine.
Ils dînèrent chez Nusret Gökçe, 35 ans, propriétaire d’une chaîne de steak house aux quatre coins de la ville, mais aussi à Dubaï et Doha, en passant par New York et Miami, qui aurait appris les métiers de la bouche en Argentine, après avoir abandonné les bancs de l’école à dix ans pour devenir apprenti boucher. Il est surnommé « Salt Bae », pour ses manières particulières de saupoudrer de sel ses grillades, dont le prix à la portion peut varier de 100 à 300 euros dans ses restaurants à la mode, lieu de rencontre des célébrités locales.
Les magazines people portèrent l’événement à la une, et le repas salé de Maduro fut ainsi connu du grand public. Y compris des habitants de son pays, dont la majorité doit faire face à des pénuries graves et à la sous-alimentation, avec des revenus ne dépassant souvent pas un euro par jour, compte tenu de l’inflation galopante et de la dépréciation du Bolivar, la monnaie locale.
La précédente visite relativement discrète de Maduro en Turquie et sa rencontre avec Erdogan datent des cérémonies d’intronisation de ce dernier, à l’été 2018 ; le Vénézuélien y était invité d’honneur.
Les media stambouliotes proches du Palais rapportèrent que l’enfant des Caraïbes portait un intérêt croissant pour la Turquie, appréciant particulièrement la série télévisée « La résurrection d’Ertugrul ». Une fiction ayant pour héros le père du fondateur de la dynastie ottomane, dont Maduro ordonna la diffusion sur les chaînes TV publiques de son pays, considérant que les deux pays, si éloignés géographiquement, étaient cependant très proches à l’heure des jets intercontinentaux, au point qu’ils partageaient les mêmes idéaux et la même destinée.
Turkish Airlines avait commencé à desservir Caracas dès 2016, l’année coïncidant avec l’accroissement des échanges commerciaux entre les deux pays, par 3 vols hebdomadaires, et les visas étaient supprimés de part et d’autre.
Après la réélection de Maduro, la presse le montra aux côtés du Président Erdogan, paré pour l’occasion des couleurs du pays hôte lors de sa visite à Caracas en Décembre 2018. Il reçut à cette occasion une réplique du sabre de Simon Bolivar, le "Libertador" emblématique du Venezuela. Les déclarations communes souligneront l’amitié inébranlable entre les deux nations, éprises de la démocratie et des droits de l’homme, luttant contre les « forces hégémoniques » (entendez l’Occident et l’inévitable impérialisme américain). Les deux hommes signèrent en cette occasion de juteux contrats afin de cimenter cette nouvelle amitié.
DES AFFAIRES EN OR
Le commerce turco-vénézuélien, quasi inexistant jusqu’alors, prendra son essor dès 2016, l’année suivant la tentative du coup d’Etat raté en Turquie contre Erdogan, et aussi celle de l’arrestation de l’un de ses protégés à Miami, un jeune homme d’affaire turco-iranien. Cela fut le prélude à la détérioration des relations entre Istanbul et Washington, parallèlement à leur divergence de positions sur la Syrie de plus en plus manifeste dès cette époque.
Le businessman appréhendé en Floride, Zarrab, naturalisé turc sous le le nom de Sarraf (bijoutier, en turc, par une curieuse coïncidence) s’était spécialisé dans le commerce de l’or. L’administration américaine lui reprochait principalement d’avoir enfreint l’embargo imposé à l’Iran en lui livrant de grosses quantités d’or, ainsi que de s’être livré au blanchiment d’argent et à diverses fraudes bancaires.
Durant son procès, Zarrab passa aux aveux, affirmant que toutes ces opérations se déroulaient sous le contrôle direct de Recep Erdogan. Peu après, plusieurs dirigeants de la banque étatique turque Halk Bank seront également arrêtés à leur arrivée sur le sol américain et inculpés sous les mêmes chefs d’accusation.
Après le putsch raté du 15 juillet 2015, imputé par la Turquie - régime et opposition réunis -, au prédicateur Fethüllah Gülen établi sur le territoire U.S. depuis de nombreuses années, les autorités d’Ankara réclameront son extradition. Mais l’administration américaine n’a pas donné suite à cette demande jusqu’à ce jour, ajoutant une pièce de plus à la discorde entre les deux gouvernements.
De plus, l’image de la Turquie se détériora brutalement aux yeux de l’opinion publique occidentale suite à la vague d’arrestations consécutives au putsch du 15 juillet. Erdogan, réélu de justesse président mais avec des pouvoirs étendus, se tournera vers de nouveaux horizons jusque-là inexplorés pour diversifier ses relations et ses échanges.
Ce qui amena précisément les échanges commerciaux turco-vénézuéliens à exploser entre 2016 et 2017, sur la base d’exportations turques de produits de première nécessité, tels la farine, les pâtes alimentaires, le savon, les couches pour bébés et différents produits cosmétiques. Le volume de ces exportations passera de 18 millions de dollars en 2016 à 38 millions en 2017. Dans le même temps, les importations en provenance du Venezuela, composées essentiellement des produits ferreux et pétroliers augmenteront de 65 à 117 millions au cours de la même période, présentant un excédent croissant en faveur de Caracas.
S’ensuivit un scoop décoiffant en 2018, lorsque la presse progouvernementale d’Istanbul révéla les projets de Maduro, consistant à détourner l’embargo occidental. Lequel embargo avait été décrété afin de sanctionner les atteintes répétées à la démocratie dans son pays : face aux difficultés économiques croissantes - une inflation record à un million de pourcents, entraînant la dépréciation du Bolivar, des pénuries, et un vaste mécontentement populaire -, on enverrait l’or vénézuélien aux Emirats Arabes Unis pour l’échanger contre des euros et des dollars qui font crucialement défaut à Caracas.
Peu après cette nouvelle, la Ména turque apprenait que le nouveau ministre de l’Industrie du Venezuela, Tareck Zaidan El Aissami Maddah, un curieux personnage d’origine libano-syrienne, objet de maintes allégations de connivence avec le narcotrafic et de blanchiment d’argent, et ancien vice-président de Maduro, effectuerait une visite à Çorum ; une ville du centre de l’Anatolie de moyenne importance.
Seul attrait économique notable de Çorum, on y trouve une unité moderne spécialisée dans le traitement de l’or, qui y fut installée par les bons soins de la famille Ahlatçi depuis 2012. L’activité commerciale de cette entité vit le jour dans les années 80 sous la forme d’une modeste bijouterie dans une bourgade de province, et se poursuivit par un étonnant partenariat avec le géant énergétique russe Gazprom pour la distribution de gaz dans les provinces de l’Anatolie centrale.
En 2016, prenant des parts de plus en plus importantes dans le commerce de l’or sur le marché domestique, le business des Ahlatçi atteignit un chiffre d’affaire de plus de 8 milliards de dollars. Un pur exemple de « miracle économique » de l’ère Erdogan.
En Juillet 2018 nous apprenions par la presse provinciale locale que le chef du clan Ahlatçi, Ahmet Ahlatçi, avait personnellement été présenté à Maduro par Erdogan, et que la visite de la raffinerie d’or de Çorum avait « ébloui » Tareck Maddah. A court terme, le commerce entre les deux pays devrait maintenant atteindre le volume d’un milliard de dollars.
Le ministre vénézuélien chargé des mines, Victor Cano, annonçait à son tour à la presse turque que : « le raffinage de l’or, sa transformation en pièces certifiées, habituellement effectués en Suisse, seraient désormais confiés aux "pays alliés" ».
Un « Conseil d’Affaires Turco-Vénézuélien » a été créé pour superviser le commerce grandissant entre les deux pays. Sa direction a été confiée à un homme d’affaires fraîchement émoulu, Selim Bora, dont l’activité principale connue jusqu’alors était le tourisme.
Ce qui ne l’a pas empêché de s’épandre sur les « avantages mutuels » de la coopération turco-vénézuélienne devant les caméras de la BBC. Bora y a souligné les possibilités de troc entre les deux pays, qui ouvriront des champs d’activités nouveaux aux entrepreneurs turcs en échange de produits pétroliers. Une manne également pour les entreprises turques du bâtiment.
Hayri Küçükyavuz, installé à Caracas depuis 24 ans et responsable local du bureau de Müsiad, une association « indépendante » d’hommes d’affaires turcs proches du pouvoir erdogiste, s’est lui aussi exprimé sur une autre affaire en or : « Le responsable de la pénurie », imputa-t-il, « c’est le capitalisme. Le gouvernement vénézuélien propose dès lors aux Turcs l’exploitation de ses mines d’or. Lesquels toucheront 70% du produit extrait et raffiné, à condition de mettre en place les installations à leur charge ; 30% du produit reviendra à l’Etat vénézuélien sous forme de don. Beaucoup d’entreprises turques sont intéressées » a déclaré Küçükyavuz en conclusion.
On le serait à moins devant un régime prêt à brader de la sorte ses richesses naturelles.
CONVERGENCES POLITIQUES
Depuis la fin janvier dernier, le Venezuela a pris subitement le devant de la scène dans les media mondiaux, tandis que la presse turque se porte à l’unanimité au soutien de Maduro face aux pressions occidentales.
Les quelques rares voix de la presse stambouliote laïque, difficilement tolérées par le pouvoir qui contrôle la quasi-totalité des publications, sont vite étouffées. A l’exemple de celle d’Yilmaz Özdil, éditorialiste au quotidien Cumhuriyet [la République] d’Istanbul, qui s’interroge en vain : « OK », écrit Özdil, « Trump est mauvais, mais cela fait-il de Maduro un bon ? ».
Un de ses confrères lui répliqua que toutes les pénuries alimentaires au Venezuela sont l’œuvre de capitalistes sans vergogne, qui veulent saboter le socialisme. La gauche turque, très affaiblie depuis la fin de l’ère stalinienne dans ses variantes russe et chinoise, subjuguée par les discours socialistes de façade de Chavez, le défunt prédécesseur de Maduro, s’aligne sur son pouvoir à l’image d’un Mélenchon français, ne manquant pas, en passant, de condamner les exactions policières à Paris.
La gauche turque soutient ainsi le régime à l’agonie dans les Caraïbes, tolérant en fait les pires atrocités au nom de l’antiaméricanisme et d’un socialisme devenu totalement chimérique.
Les clés de ce soutien nous sont livrées sans circonvolutions inutiles par une courtisane d’Erdogan, l’une de ses admiratrices sans faille basée à Paris, présidente et rédactrice en chef d’une officine de propagande sur le Web, la Red’action, Öznur Küçüker Sirene. Cette dernière nous apprend à l’occasion que la Turquie et la Russie ont été les principaux acheteurs d’or dans le monde en 2018, et détaille les convergences entre la Turquie et le Venezuela dans un article de fond sur le site en français de la Radio-Télévision Turque, sous le titre : « Pourquoi Erdogan est-il un fervent défenseur de Maduro ?
Deux pays lointains qui se battent contre les mêmes pressions des Etats-Unis et d’autres pays occidentaux qui souhaitent les contrôler en raison de leur importance géostratégique : la Turquie et le Venezuela ainsi que leurs chefs d’Etat n’ont jamais été aussi proches ».
Öznur Küçüker Sirene poursuit dans sa rhétorique : « Alors qu’Erdogan est un leader qui se positionne depuis le début de son mandat comme un protecteur des opprimés - la Turquie est le pays le plus généreux du monde en termes d’aide humanitaire et le premier pays d’accueil des réfugiés syriens - et un défenseur des pays qui subissent la pression des Etats-Unis aux niveaux national et international, Maduro aussi accuse les Etats-Unis de vouloir mettre la main sur le pétrole du Venezuela et dénonce des sanctions « unilatérales, illégales, immorales et criminelles ».
« Par ailleurs, un autre point important rapproche les deux leaders - ce qui déplaît fortement aux Etats-Unis - : Maduro et son prédécesseur, Hugo Chavez, qui a rompu ses liens avec Israël en 2009, ont tous deux été des critiques virulents d’Israël et de puissants partisans de la cause palestinienne. ».
Mes amis israéliens seront sûrement enchantés de l’apprendre, mais les diatribes antisémites d’Erdogan et de Chavez, le prédécesseur de Maduro, sont connues ! Bref, « qui se ressemble, s’assemble », selon l’adage bien français.
Des Turcs bienpensants qui n’ont que peu de voix – et heureusement qu’il en reste - suivent l’évolution avec inquiétude, tout en se demandant si de tels soutiens ne porteront pas préjudice à terme à leur pays, dont l’image est déjà fortement écornée.
Le pouvoir à Ankara, comme dans un jeu de hasard, parie-t-il encore une fois sur le mauvais cheval ? L’avenir ne tardera pas à nous le faire savoir.
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