Adin Steinsaltz, l’adieu au Maître
Les lecteurs du Talmud pleurent la disparition du génie qui a été couronné chercheur du siècle par le Times magazine. L’auteur de Réflexions talmudiques par temps d’épidémie (In Press, juin 2020) raconte la vie et l’oeuvre de Adin Steinsaltz.
Il y a quelques jours, le vendredi 7 août 2020, Adin Steinsaltz, l’un des plus grands penseurs du judaïsme contemporain nous a quittés à l’âge de 83 ans. Lui qui incarnait la quête intellectuelle dans toute sa profondeur et qui avait pour devise « Laisse mon peuple savoir », s’inspirant de la célèbre formule de Moïse « Laisse partir mon peuple », nous lègue une œuvre essentielle dont chaque ramification est une invitation à l’étude. Il aura réussi de son vivant à traduire et commenter l’ensemble du Talmud. Ses nombreuses explications sur la terminologie talmudique m’ont beaucoup aidé dans mes recherches sur la médecine du Talmud. Peu de temps avant sa mort, j’avais demandé à Josy Eisenberg quelles étaient les personnalités qui l’avaient le plus marqué au cours de ses entretiens télévisés ; il m’avait répondu sans hésiter : Alexandre Safran (1910-2006), éminent kabbaliste et ancien grand rabbin de Roumanie et Adin Steinsaltz, avec lequel il avait écrit plusieurs ouvrages sur l’œuvre de Rabbi Nahman de Braslav ou sur celle du Rabbin Chénour Zalman de Lady. Le grand rabbin Jonathan Sacks le présente comme le Rachi des temps modernes.
Pourtant, rien ne prédestinait le jeune Adin à devenir l’un des esprits les plus féconds du monde juif contemporain. Il est né en 1937 à Jérusalem dans une famille juive laïque d’origine polonaise qui considère l’accès à toute forme de connaissance comme un idéal de vie. C’est ce qui incite le père du jeune Adin Steinsaltz à engager un précepteur pour enseigner à son unique enfant les grands textes de la tradition juive en parallèle de son cursus scolaire classique. S’il est admis plus tard à l’université hébraïque de Jérusalem pour y étudier les mathématiques et la physique-chimie, il se tournera très vite vers l’étude juive.
Sur les conseils des rabbins Nahoum Chémaryahou Sassonkin et Salomon Joseph Zévin, il part étudier à l’école talmudique de Lod, supervisée par le mouvement loubavitch. Il devient un proche du dernier rabbi des Loubavitch, le Rabbin Menahem Mendel Schneerson, qui lui conseillera en 1991 d’associer à son nom le qualificatif de Even-Israël, la pierre d’Israël. Even – le mot pierre en hébreu – est la contraction de av, le père, et de ben, le fils, symbole de cette transmission si chère au judaïsme. On peut y voir aussi un signe pour celui qui a quitté ce monde en ce mois de av, symbole du père dans le calendrier hébraïque ! En 1965, il épouse Sarah Azimov qui lui donnera trois enfants. Adin Steinsaltz disait que la vie est un voyage qui ne commence vraiment que lorsqu’on lui assigne un objectif. Le sien aura été de faciliter l’étude du Talmud à un large public. Il fondel’Institut israélien pour les publications talmudiques et débute son œuvre de traduction du Talmud de Babylone, monumentale encyclopédie composée de 63 traités et plus de 6.000 pages rédigées entre le IIème et le Vème siècle après J.-C.
Une simple lecture à raison d’une page recto-verso par jour prendrait sept années et cinq mois. Chaque page du Talmud est le reflet de cette quête infinie du savoir. Les rédacteurs du Talmud, à travers des exemples concrets liés à la pratique des lois, développent des concepts généraux qui peuvent être appliqués à de nombreux problèmes très actuels. C’est ce qui en fait un processus de pensée en mouvement qui, comme le souligne Elie Wiesel, n’a pas de fin, chaque génération apportant sa puissance enrichissante. C’est cette idée du sens qui se renouvelle où le temps est perçu comme une essence vivante qui est centre de l’approche talmudique de Adin Steinsaltz. Toutefois, il faut rappeler que la majeure partie de ces textes a été rédigée en araméen, ce qui limite son accès, l’autre difficulté étant liée à la retranscription de l’araméen en lettres hébraïques sans voyelles apparentes. La lecture du Talmud restait une activité complexe pour des non-initiés.
Et c’est Steinsaltz qui en a facilité l’apprentissage par sa traduction de l’araméen à l’hébreu, en y insérant les voyelles et en y associant un commentaire pour mieux saisir le sens profond du texte. « Quiconque entre véritablement dans l’océan du Talmud, écrivait-il, entame une autre vie et se trouve dès lors dans un cadre tout autre d’existence et de pensée au sein duquel il renaît et fructifie. » Emmanuel Levinas, qui qualifie l’œuvre de Steinsaltz de « magnifique » au cours d’une rencontre organisée par Salomon Malka, rappelle néanmoins que « la difficulté avec la traduction du Talmud est de conserver l’opacité dans l’ouverture, de savoir que la clarté ne dissipe jamais tout à fait le brouillard ». C’est peut-être tout l’enjeu de cet immense travail que Steinsaltz achève en novembre 2010, au terme de quarante-cinq ans de labeur – un investissement personnel, intellectuel hors du commun qui lui doit d’être qualifié de chercheur du siècle par le Times magazine.
En 1988, il reçoit le prix Israël, la plus haute distinction israélienne pour son engagement en faveur de l’éducation. Il est l’auteur de plus de soixante livres traduits dans le monde entier parmi lesquels une introduction à la Kabbale, un commentaire de la Bible et, très récemment, une nouvelle édition commentée du Mishné Torah, le code de jurisprudence talmudique de Maïmonide. Au cours de la soirée organisée à Jérusalem le 30 décembre 2010 en vue de célébrer l’achèvement de la traduction commentée du Talmud, il introduit son allocution par cette interrogation : « Pourquoi dont-on célébrer la naissance d’un enfant ou encore le lancement d’un navire, tandis que l’on ne fête rien lorsqu’un être humain arrive au terme de sa vie ou lorsqu’un navire atteint sa destination ? » Il explique alors que la publication complète de son œuvre ne symbolise pas la fin de son action mais qu’elle s’intègre dans un processus ininterrompu du savoir. « La fin est incluse dans le début » ainsi qu’il est écrit dans l’un des premiers livres de la Kabbale, le Livre de la formation, dans lequel on imagine que la fin et le début d’une action se rejoignent dans un cercle où il n’est plus possible de les distinguer. Les lecteurs du Talmud pleurent la disparition de ce génie tout en se consolant à l’idée que son nom restera inextricablement lié à son étude.