Dix ans après, les espoirs déçus de la génération "printemps arabe
par Pierre Haski
Le sacrifice de Mohamed Bouazizi, qui s’est immolé le 17 décembre 2010, a secoué le monde arabe mais n’a pas abouti à la démocratisation espérée. Mais l’aspiration à la dignité n’a pas pour autant disparu, malgré la désillusion.
C’était le 17 décembre 2010, dans la petite ville de Sidi Bouzid, dans le centre de la Tunisie ; une localité qui n’avait pas vocation à marquer l’histoire. Mohamed Bouazizi, jeune diplômé sans emploi, vivait comme marchand ambulant ; mais après s’être vu confisquer sa marchandise par la police, il s’immola par désespoir ou en signe de protestation, on ne saura jamais.
Ce geste aurait pu rester isolé, un acte individuel sans lendemain. Mais à l’heure des réseaux sociaux naissants, il déclencha une puissante vague de protestations qui s’étendit à tout le pays, renversa en quelques semaines le régime policier du Président Ben Ali ; avant d’emporter dans les mois suivants trois autres dictateurs, en Égypte, Libye et Yémen.
Une décennie plus tard, le bilan est plus complexe qu’il n’y parait. Rares sont les citoyens du monde arabe qui pourraient dire que leurs sociétés vivent mieux qu’avant, à commencer, bien sûr, par les Syriens, les Libyens ou les Yéménites qui ont vu leurs pays plonger dans de terribles guerres. Même la Tunisie, seule rescapée d’une démocratisation partout ailleurs en berne, trouve le fruit de la liberté bien amer quand il ne s’accompagne d’aucun progrès économique et social.
Si on se place du point de vue des aspirations de la jeunesse arabe qui, de l’avenue Bourguiba à Tunis, à la place Tahrir au Caire, s’était attaquée à des citadelles qui semblaient imprenables, c’est incontestablement un échec. Les guerres, les poussées islamistes suivies du retour de pouvoirs autoritaires, l’incapacité à faire éclore une véritable citoyenneté moderne et une redistribution plus équitable des richesses, sont venues ruiner leurs espoirs.
La répression du régime du Président al-Sissi en Égypte, à la fois contre les Frères musulmans mais aussi contre toute contestation de la société civile, est aujourd’hui plus féroce que du temps de Moubarak. Et si Bachar el-Assad a sauvé son trône en Syrie, c’est au prix d’une destruction de son pays, et d’une guerre dont plusieurs générations porteront la marque.
Mais ce n’est évidemment pas la "fin de l’histoire", pour reprendre une formule issue célèbre. Ce que les "printemps arabes" ont fait naître, ou plutôt ont révélé, c’est une formidable aspiration à la dignité au sein d’une jeunesse qui se sentait humiliée à la fois par l’histoire et par ses propres dirigeants ; cette aspiration contrariée n’a pas disparu.
Un retour de ces revendications est inévitable, malgré le bilan assez sombre actuel. J’en veux pour preuve les mouvements qui ont surgi depuis dans d’autres pays arabes qui n’avaient bougé en 2010 et 2011. Le "Hirak" en Algérie, né de l’opposition au cinquième mandat du Président Bouteflika, la "Thaoura", la révolution inaboutie au Liban contre l’incurie de la classe politique qui a ruiné le pays du cèdre ; ou encore le grand mouvement populaire qui a renversé la dictature au Soudan l’an dernier.
Le changement de générations, la circulation des idées et des codes culturels et politiques, l’échec d’aventures idéologiques extrêmes comme le califat de Daech, sont autant de facteurs de changement inachevé. Si aujourd’hui le monde arabe porte plutôt les traces d’une contre-révolution, autoritaire et conservatrice, il a aussi montré sa capacité à se remettre en marche, sous des formes imprévisibles. Ceux qui, comme il y a dix ans, parient sur le règne des "hommes forts", feraient bien de se méfier.
Dix ans après, l’onde de choc du sacrifice de Mohamed Bouazizi n’est assurément pas terminée.