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CHRONIQUE DE MOGADOR : LE LIVRE DES DICTEES

Ami Bouganim

C’était du temps où l’on trouvait encore des objets intéressants au souk des Vieilleries. Toutes sortes de vestiges des présences juive et chrétienne dans la ville. Un mobilier d’exil déglingué qui conservait dans ses tiroirs des boules de naphtaline ; un mobilier des colonies grandiloquent qui conservait son air de villégiature. Des bougeoirs pour instaurer les solennités ; des encensoirs pour embaumer les âmes. Des malles qui avaient recelé des trésors d’indulgences et de cadeaux ; des commodes qui ne se décidaient pas à perdre les senteurs qui les avaient habitées. Des métiers sur lesquels l’on brodait ses rêves avec ses draps nuptiaux ; des chevalets sur lesquels s’étaient succédé les toiles du loisir et du talent. C’était du temps où je revenais souvent pour retrouver les lignes de la baie, les exhalaisons de l’océan, les insinuations du vent, le goût des mûres et des merises, des meringues aussi, dans le sillage des souvenirs que les ruelles et les venelles retenaient du passage de ma mère. Mogador était alors livré à l’encan.

C’est dans ce souk que j’ai retrouvé le livre des dictées de ma mère. Je l’ai reconnu à sa taille, aussi grand que le registre que l’homme d’entretien faisait circuler entre les classes pour relever les absences, à sa couverture en carton noire, à sa reliure en cuir brun et au signet de velours vert. Les pages étaient tachées de cire bleue et d’encre violette et les dictées qui, à force d’entendre ma mère les répéter à ses élèves, s’étaient imprimées dans ma mémoire me revenaient d’aussi loin que mon deuil. Je ne savais par quel concours de circonstances il avait échoué dans cette enceinte des vieilleries qui étaient encore ce qui restait de plus désuet du Mogador de mon enfance. Il était sur l’établi du vendeur et quand celui-ci est rentré de je ne sais quelle course, j’ai demandé à l’acquérir :

« Il n’est pas à vendre, vous pouvez acheter une lampe, un candélabre, je peux même vous procurer des tables de la Loi en bois ou en marbre.

– Ce livre est plus précieux que les tables de la Loi. »

Il me toisa d’un air chagriné. Il était visiblement de ces hommes pieux qui ne tolèrent pas plus d’atteinte contre le judaïsme et le christianisme que contre l’islam. C’était le même Dieu et le sacrilège était le même. Il se détourna, glissa le livre des dictées sous l’établi et se désintéressa de moi. Je commis alors le pire péché qui se pût concevoir aux yeux de ma mère – un péché de goût :

« Je vous donnerai le prix que vous demanderez. »

Sa pitié pour le mécréant se mua en mépris pour le touriste qui croit pouvoir tout acheter parce que ses pièces sont plus trébuchantes que la monnaie locale, qu’il met le prix pour surmonter les réticences et déconsidère d’honnêtes marchands en faisant d’eux de vulgaires faussaires :

« Puisque je vous dis qu’il n’est pas à vendre. »

J’étais tellement bouleversé par cette découverte que je ne mesurais pas ma maladresse et ne m’expliquais pas son hostilité. Il était marchand de vieilleries, j’étais disposé à l’entourer des égards dus à un antiquaire. La plupart des objets judaïques dans sa boutique n’étaient pas authentiques – ne le seraient plus – et ce livre n’intéresserait personne d’autre. Il recelait le timbre d’une voix éteinte et il n’était plus que moi pour me souvenir d’elle. C’était son manuel de travail, elle l’avait toujours eu, elle ne le prêtait pas. J’avais son acte de naissance, son livret de famille, son carnet de correspondance, son cahier de texte et son diplôme du Brevet élémentaire qui l’habilitait à briguer un poste d’institutrice, à faire des suppléances ou à donner des cours particuliers aux enfants de la haute bourgeoisie. Je gardais d’elle un nombre d’ustensiles que je prenais soin de récurer régulièrement pour les empêcher de pâlir ou de noircir. Le lourd pilon coulé dans du zinc où elle moulait les épices dont elle relevait nos plats ou les pois chiches grillés pour obtenir cette poudre à laquelle elle mêlait de graines de sésame et qu’elle saupoudrait de sucre vert et rouge ; les chandeliers monumentaux, hérités de sa mère, qu’elle garnissait de bougies de couleurs selon les solennités ; la cuvette en cuivre où elle cashérisait sa viande ; une cruchette également en cuivre dont le couvercle est relié à l’anse par une chaîne. J’avais encore les livres dont elle ne s’était pas séparée lorsqu’elle avait dû quitter le site de ses lectures natales. « Les Misérables » de Victor Hugo ; « Le Livre de ma mère » d’Albert Cohen ; « La Promesse de l’aube » de Romain Gary – auxquels était venu s’ajouter à sa parution « Le Premier Homme » d’Albert Camus.

Le livre des dictées était une anthologie de passages littéraires – Chateaubriand et Lamartine, Flaubert et France, Loti et Musset – que je ne sais quelle équipe pédagogique – plus vraisemblablement un grand-lecteur et un gratte-papier du bureau de l’instruction publique de la Résidence – avait réunis pour graver chez l’indigène la syntaxe sinon la diction coloniale de l’attachement à la France. Cet ouvrage était plus important que tous les accords et brouillons d’accord de Protectorat entre la France et le Maroc, les archives de Nantes, les liasses des instituteurs à la Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle… les travaux de Chétrit. Ma mère en avait réitéré les clauses des centaines de fois et la nuit qui précéda sa mort, alors qu’elle se disposait à rallier les mères de Cohen, Gary et Camus, elle les dictait encore dans son dernier rêve, de sa voix mesurée, concise et martiale, s’appesantissant sur les doubles lettres, distinguant entre les h muets et les h aspirés, surélevant les e accents aigus et rabaissant les e accents graves, glissant un avertissement dans l’énoncé des subjonctifs. Ces dictées constituaient la plus éloquente de ses berceuses, elles se conservèrent dans mes souvenirs comme un testament qui m’enjoignait de soigner mes textes, de veiller à l’orthographe et d’être… msouab.

Plus sensible à mes souvenirs qu’à mon prix, le marchand demanda ce que j’avais l’intention de faire de toutes ces reliques :

« J’attendrai l’ouverture d’un musée de la Mère auquel tous les fils ingrats confieraient leurs trahisons, leurs regrets et leurs larmes et qui aurait un pilori auquel clouer Freud. »

Nous avons longuement discuté de nos mères respectives. Elles n’étaient pas tant de chair que de porcelaine, plus résistante que toute chair. Toutes deux étaient berbères. Elles avaient partagé les mêmes alarmes d’une cité à la dérive dans l’histoire. Participant du château et du taudis, du parc et du port, elle attendait les caravanes qui s’étaient perdues dans le désert pour renouer avec sa vocation de débarcadère. Les vagues surmontaient les rochers et enjambaient les parapets pour se répandre dans les rues et regagner le large par les égouts. Les vents s’acharnaient contre les palmiers qui pliaient tant qu’ils menaçaient de casser. Les tribus paradaient sur leurs chevaux et leurs dromadaires et l’on ne savait si c’était pour réitérer leur allégeance au Makhzen ou pour l’intimider de leurs vieux fusils à poudre. Sans cesse, on décelait de « premiers cas » qui annonçaient de nouvelles plaies. La ville ne se remettait pas d’une alarme qu’elle était prise d’une nouvelle :

« Cela permettait de mieux savourer l’étale entre deux marées et le repos des arbres entre deux vents. »

Rachid ne m’a pas demandé pourquoi les juifs avaient quitté la ville. Il s’est contenté de remarquer qu’une mère ne devrait pas quitter les lieux où elle a élevé ses enfants. Elle ne se départ pas de ses berceuses, de ses prières, de ses dieux. Elle ne migre pas, elle reste là où elle a ses œuvres, ses souvenirs, son cordon ombilical, qu’il soit enterré au pied d’un arganier et d’un araucaria. Elle ne se sépare pas de sa langue de nourrice pour parler à ses enfants. Partout ailleurs, où que ce soit, elle ne s’acclimaterait pas. Parce qu’elle n’aurait ni l’allure ni l’accoutrement, ni les gestes ni les politesses, ni l’aisance ni l’assurance, que réclamerait son pays d’accueil. Elle dissonerait avec l’entourage et cette dissonance rejaillirait sur ses traits et plus tard sur ses rides. Plus rien ne la reconnaîtrait, ni les décors ni les gens, ni les oiseaux ni les bêtes. Elle ne serait plus chez elle, ne serait nulle part. Surtout si elle doit endurer les vaticinations d’inquisiteurs malsains qui égrènent les titres de livres qu’elle ne connaît pas pour incriminer les étrangers assimilés à autant de parasites dans les sociétés mêmes qu’ils décrassent.

Comme partout dans cette ville, qui s’alarme, branle et se recueille, où les artisans et les marchands s’accordent de longues méditations entre deux clients, Rachid avait acquis cette sagesse des sens, des insinuations et de sbar. Elle était dépouillée de clichés et d’œillères, elle allait à l’essentiel sans se parer de citations, sans s’embourber dans les ornières scolastiques des cultures livresques. On devrait savoir préserver son bon sens, son sens de la mesure et son sens du merveilleux de l’encrage délié qui part dans tous les sens. Rachid avait ses propres variations sur la mère :

« L’homme est fils de la mère et ce n’est que comme tel qu’il mérite ses dieux et que ceux-ci sont dignes et décents. Sinon ils habitent le sans-mère en démons. La protection maternelle se perpétue au-delà de sa mort et qui ne cultive son absence se perd par les sentiers de la terre. Ce sont la réserve de la mère berbère, sa discrétion et sa serviabilité qui enseignent l’humilité de la silhouette ; sa vigilance, son souci et son silence qui l’accompagnent dans ses tribulations en ce monde de mirages. »

Pendant qu’il m’entretenait sur la mère berbère, je me remémorais les dernières années de la mienne. Elle ne cessait de s’excuser d’être d’ailleurs. De ne pas savoir. De ne pas comprendre. De ne pas parler l’hébreu. D’être malade. De porter un dentier. D’être dépassée par la tournure de son destin de pauvre migrante qui s’imaginait s’élever et qui se trouvait rabaissée. Elle avait pris sur elle toute la honte du monde, transmutation migratoire du souab souiri. C’était sa manière de nous léguer le souci qui devait nous préserver de l’œil public :

« Sa voix est conservée dans ce livre que vous ne voulez pas me céder. Ses dictées me restitueront le timbre de sa voix. Sinon tout le reste n’est que chahut et littérature. »

Il découvrait que ce livre était une relique, il ne céda pas pour autant :

« Ses textes sont autant de perles dans ce qui est pour moi un livre-chapelet. Je ne cesse de les lire et de les relire. Sitôt que j’ai un moment, je l’ouvre et me replonge dans sa lecture. »

Il marqua un silence avant de remarquer :

« Ce doit être le timbre de votre mère. »

Il s’était donc trouvé un homme dans sa ville, gardien de ses vieilleries, pour s’accorder au timbre de sa voix en lisant la partition de ses dictées. Je connaissais de près l’empire de la lecture liturgique. Ma mère abattait tous les jours le livre des Psaumes qui la branchaient à Dieu et la rassérénaient et le soir, avant de dormir, elle lisait quelques pages de l’un de ses légendaires livres qu’elle conservait sous son oreiller. C’était ma mère que Rachid perpétuait de sa lecture ; c’était aussi sa manière de retrouver les meilleurs morceaux de la France :

« Je vous le laisse, promettez-moi seulement de me le faire parvenir le jour où vous arrêteriez de le lire. »

Je lui ai laissé le nom et l’adresse d’un ami dans la ville qui me l’a envoyé ces dernières semaines. Rachid ne lit plus autant, il n’a plus le cœur à écouter la France qui s’est donné des cracheurs de haine qui déversent leurs insanités contre les Maghrébins pour augmenter l’audience de chaînes délétères. Sitôt que j’ai décacheté le paquet et que j’ai eu le livre entre les mains, j’ai réalisé à quel point je l’avais su en lieu sûr. Dix ans étaient passés, je ne savais plus ce que j’allais en faire. On n’avait pas encore créé le musée de la Mère et la troisième génération des migrants n’a plus de dévotion pour les reliques d’une contrée oubliée et d’une langue étrangère. Je n’avais d’autre choix que d’inhumer le livre dans la tombe de ma mère à l’occasion d’une restauration du marbre qui la recouvre ou de m’improviser à mon tour enseignant de cours particuliers de français…

Peinture : Benoit Havard, Les souks d’Essaouira

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