La construction d'une nation en Afghanistan et en Irak n'aurait jamais pu fonctionner
L'Amérique ne peut pas aider tous ses ennemis à se reconstruire
par Daniel Pipes
Après la Première Guerre mondiale, les vainqueurs ont, comme de coutume, pillé les vaincus et particulièrement les Allemands. Les vainqueurs ont réclamé le paiement de réparations colossales. Selon les termes d'un plan, l'Allemagne aurait continué à payer jusqu'en 1988. Ce plan s'est avéré catastrophique puisqu'il a contribué à créer les conditions favorables au carnage encore plus horrible qu'a été la Seconde Guerre mondiale.
En 1945, les dirigeants américains ont tiré les leçons de cette erreur et ont fait les choses différemment : au lieu de piller les pays vaincus, ils ont pris la décision radicale et inédite de les reconstruire à l'image des États-Unis.
Cette innovation s'est avérée étonnamment positive. Conformément aux attentes, l'Allemagne, le Japon, l'Autriche et l'Italie sont devenus des pays libres, démocratiques et prospères (un phénomène qui a également inspiré une comédie de Peter Sellers en 1959, La souris qui rugissait, dans laquelle un micro-État appauvri déclare la guerre aux États-Unis pour bénéficier de ses largesses).
La politique de financement des ennemis vaincus est également devenue une politique américaine assumée voire, habituelle selon le principe du « qui casse, paie. » En 2001-03, lorsque des coalitions dirigées par les États-Unis ont renversé deux gouvernements hostiles, les talibans en Afghanistan et Saddam Hussein en Irak, les Américains ont bien évidemment occupé ces deux pays, réécrit leurs constitutions, équipé et entraîné leur armée, formé de nouveaux dirigeants qu'ils ont arrosés d'argent.
Mais la situation en 2001 et 2003 différait fondamentalement de celle de 1945 et ce, à plusieurs titres.
Premièrement, les Allemands et les Japonais en particulier ont été écrasés par des guerres totales de plusieurs années, détruits par des années de carnage généralisé, humiliés par des occupations prolongées et vaincus en tant que peuples. Cette série de coups les a conduits, au lendemain de la guerre, à accepter une refonte de leur société et de leur culture. En revanche, les Afghans et les Irakiens sont sortis presque indemnes de leurs guerres contre l'Amérique, des conflits qui n'ont duré que plusieurs semaines et ont été menées pour renverser des tyrans détestés tout en limitant le plus possible les victimes civiles. À peine lésés au terme de brèves hostilités, ils se sont sentis plus libérés que vaincus et n'étaient pas du tout d'humeur à se faire dicter leur conduite par les forces d'occupation. Déterminés à façonner l'avenir de leur pays, les Afghans et les Irakiens ont pris de leurs maîtres ce qui leur étaient utile et ont rejeté, par la violence et d'autres formes de résistance, ce qui ne l'était pas.
Deuxièmement, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Américains se sont battus pour des enjeux d'une importance capitale à savoir, leur indépendance et leur liberté. Perdre cette guerre aurait eu des conséquences incalculables pour les États-Unis. En revanche, les enjeux en Afghanistan et en Irak étaient limités et ne consistaient qu'en quelques objectifs nobles de politique étrangère. Naturellement, les Américains se souciaient beaucoup moins de l'avenir de ces pays. En conséquence, les efforts déployés en 1945 pour imposer le cadre américain dépassent de loin ceux de 2001-03.
Troisièmement, en 1945, l'Allemagne et le Japon ne comptaient aucun voisin en mesure de poursuivre le conflit. À l'époque, aucune station de radio n'a diffusé de propagande, aucune arme n'a été passée en contrebande, aucune guérilla ne s'est infiltrée, aucun attentat kamikaze n'a été commis. Par contre, les voisins de l'Afghanistan – Iran à l'ouest et Pakistan à l'est – et de l'Irak – Syrie à l'ouest et Iran à l'Est – ont tous trois activement combattu l'influence américaine. Leur succès est évident, comme en témoigne le retour des talibans.
Quatrièmement, en tant que peuples majoritairement musulmans, les Afghans et les Irakiens rejettent fortement le pouvoir des non-musulmans, une attitude ancrée dans la nature même de l'Islam, la plus politique des religions. Vivre en plein accord avec les lois sacrées de l'Islam, la charia, exige que le dirigeant soit musulman car la charia comprend des préceptes publics difficiles à appliquer (concernant la fiscalité, la justice, la guerre, etc.) et que seul un musulman peut concrètement mettre en place. Ainsi, que ce soit à l'époque médiévale ou de nos jours, un pouvoir non-musulman, qu'il soit le fait de chrétiens, de juifs ou de bouddhistes, finit toujours par susciter une très forte résistance.
Ces facteurs ont conduit presque tous les spécialistes de l'histoire des États-Unis et du Moyen-Orient (à l'exception malheureuse de Bernard Lewis et Fouad Ajami) à prévoir rapidement que « les grandes aspirations de la coalition pour [l'Afghanistan et] l'Irak ne réussiraient pas ».
Les Américains doivent reconnaître à la fois les circonstances inhabituelles – voire uniques – qui, en 1945, ont permis la reconstruction des pays de l'Axe ennemis et le fait que ces circonstances ne se reproduiront que rarement. Au lieu de présumer que, moyennant suffisamment d'efforts, de temps et d'argent, on peut faire de chaque ennemi un ami et un allié, Washington devrait désormais se limiter à des aspirations plus modestes, comme mettre fin à l'inimitié et éviter un régime totalitaire. C'est dans cet esprit qu'en 2004, j'avais émis l'idée d'un homme fort à l'esprit démocratique pour l'Irak, quelqu'un qui prendrait le contrôle puis, au fil du temps, ferait avancer le pays vers plus d'ouverture politique.
La même ambition revue à la baisse s'applique à la plupart des futurs ennemis vaincus car, comme le disait Voltaire, « le mieux est l'ennemi du bien ». Il est temps de passer à autre chose. Nous ne sommes plus en 1945.
Mise à jour, 20 septembre 2021. Un lecteur indique que j'ai omis « un fait majeur sous-jacent. Il n'y a pas de peuple afghan, il n'y a pas de peuple irakien. Cette région du monde est peuplée de tant de tribus qui s'entretuent depuis une éternité. » Ce à quoi je réponds que les Allemands, les Japonais, les Autrichiens et les Italiens « s'entretuent aussi depuis une éternité », même sans être tribaux. Plus fondamentalement, l'absence de conscience nationale afghane ou irakienne n'a pas, que je sache, empêché leurs populations d'imiter les Américains.