Guernica et Grozny, par David Bensoussan
L’auteur est professeur de sciences à l’Université du Québec
La tentation de faire un parallèle entre les bombardements prémonitoires de Guernica et ceux de Grozny vient à l’esprit. Ont-ils donné le ton aux méthodes de guerre entre les blocs émergents des pays démocratiques d’un côté et totalitaires de l’autre ? Ci-suivent diverses réflexions suscitées par l’invasion russe de l’Ukraine.
L’analogie jusqu’où ?
La guerre civile en Espagne opposa franquistes et républicains démocrates de 1936 à 1939. Les franquistes eurent l’appui de l’Allemagne et de l’Italie fascistes. La cause des républicains reçut l’appui des brigades internationales constituées de volontaires venus de nombreux pays. Le 26 avril 1936, l’aviation allemande bombarda la ville basque de Guernica trois heures durant, inaugurant une doctrine de terreur par bombardements de cibles civiles. Par la suite, fascistes, communistes et démocrates s’adonnèrent à cette pratique durant la Seconde Guerre mondiale.
Ainsi et à titre d’exemple, Varsovie, Rotterdam, Minsk et Belgrade furent parmi les villes bombardées par la Luftwaffe allemande. Londres subit les attaques des missiles V2 allemands. De leur côté, les Alliés déversèrent des millions de tonnes de bombes sur les villes occupées par l’armée allemande avant de s’attaquer directement aux villes allemandes. La ville de Dresde fut effacée de la carte et Berlin fut pilonnée sans trêve par l’artillerie russe. Les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki furent littéralement pulvérisées par l’arme atomique.
Or, la technique du tapis de bombes fut appliquée par la Russie à Grozny en Tchétchénie en 1994 puis en 2006. L’aviation russe s’est livrée à des bombardements aveugles dans les villes du Nord de la Syrie. La chose se reproduit aujourd’hui en Ukraine alors que de nombreux pays démocrates s’alignent dans la condamnation des pays russes.
La réprobation timide des pays démocratiques à la suite de l’appropriation de territoires russophones de Géorgie et d’Ukraine par la Russie serait-elle le nouveau Munich, apaisement qui permit à Hitler de s’approprier des territoires germanophones de Tchécoslovaquie avant d’en faire une première conquête suivie de plusieurs autres ?
Si la menace nucléaire proférée par le président Poutine se concrétise, allons-nous nous diriger vers un cauchemar nucléaire généralisé ?
Les leçons de l’histoire
L’histoire est une chambre d’écho. Mais elle peut résonner faux si on pousse trop loin l’analogie à l’actualité. Connaître les causes et l’évolution des conflits peut être bénéfique pour autant que l’analyse soit bien contextualisée. Il n’est pas toujours permis de s’avancer dans des prédictions, car les circonstances changent et les opinions publiques évoluent.
Qui aurait pensé que l’OTAN serait aussi unie qu’elle l’est après l’invasion russe de l’Ukraine ? Faut-il voir dans l’invasion de l’Ukraine le scénario prochain de l’invasion de Taiwan par la Chine ?
Quand l’usage de la force atteint-il ses objectifs ? Quelle est l’importance de la force de dissuasion ? Du renseignement ? Comment les accords de paix peuvent-ils être appliqués et qui peut en être l’arbitre ?
De l’usage de la force
L’usage de la force est une ultime mesure qui doit viser des objectifs bien définis et nécessite une planification soignée.
Le développement sur le terrain de bataille peut comporter de nombreux aléas. La prise de décision en temps de guerre doit pouvoir se faire en ayant accès aux informations importantes tout en tenant compte d’imprévus. Il faut être en mesure de réévaluer la situation rapidement et de réajuster la tactique et la stratégie.
Le général américain Omar Bradley disait : « Les amateurs parlent de stratégie, les professionnels parlent de logistique. » L’invasion de l’Ukraine a montré des défaillances graves sur le plan logistique et sur le plan stratégique. En effet, les convois militaires russes étaient mal ravitaillés et l’armée russe a dispersé ses efforts plutôt que de les concentrer sur des cibles essentielles.
Il semblerait que le président Poutine qui est féru d’histoire n’ait pas retenu la leçon des invasions française et allemande. L’attaque déclenchée contre l’Ukraine au moment du dégel a forcé les convois de véhicules russes à rester sur les grandes routes, en en faisant des cibles idéales pour les tireurs d’élite ukrainiens.
Pour le théoricien militaire Clausewitz, “La guerre n'est rien d'autre que la continuation de la politique par d'autres moyens.” Néanmoins, il faut pouvoir laisser une porte ouverte à la réciproque de cet adage et entamer des négociations en temps opportun. Il est encore trop tôt pour savoir si Poutine en est rendu là.
De la force de dissuasion
Il est certain que la perception d’une Amérique qui se retire du Proche-Orient, la débâcle du retrait d’Afghanistan et la désunion au sein de l’Union européenne sont des facteurs ayant influencé le président Poutine à se lancer dans la conquête de l’Ukraine.
La nature a horreur du vide et la perception de faiblesse de l’adversaire invite l’agression. Mais il demeure qu’une fois la guerre déclarée, la force de dissuasion risque de se fondre si des résultats efficaces ne sont pas atteints. Ainsi, les carences de l’Armée rouge en Ukraine ont grandement terni son prestige.
Du renseignement
Les services de renseignements doivent être en mesure de prendre le pouls de la situation militaire, sociale et politique de l’adversaire. Pour cela, il faut collecter des informations, les évaluer soigneusement et éviter de retomber systématiquement dans les assomptions du passé.
De nos jours, les cyberattaques ont pris une grande importance du fait qu’elles altèrent l’accessibilité, la confidentialité et l’intégrité des informations numérisées.
Elles constituent une arme redoutable qui s’ajoute à la panoplie des moyens à la disposition des services du renseignement en plus de ne pas être circonscrites à l’espace géographique.
En outre, des méthodes infographiques permettent de faire des photomontages d’un réalisme impressionnant et induire les médias en erreur.
Les démocraties ne sont pas à l’abri des Fake News. La prétendue existence d’armes de destruction massives en Irak qui a servi de prétexte pour l’invasion de ce pays illustre cet état de choses.
Des erreurs de jugement graves furent commises par l’administration américaine en Irak qui a destitué l’ensemble de l’armée irakienne, ce qui a probablement poussé la majorité des officiers irakiens limogés à rejoindre les rangs de l’État islamique. C’est là un exemple de présomption qui se base sur sa propre projection sur la société et l’armée irakiennes.
Il s’avère aujourd’hui que les militaires américains en Afghanistan s’étaient prononcés contre un retrait hâtif. Ce dernier a été décidé par le président Biden et s’est terminé par un fiasco retentissant.
De façon similaire, dans le conflit Ukraine-Russie, la résistance ukrainienne - qui a bénéficié de l’appui des renseignements américains - a été surement sous-estimée, ce qui fait preuve d’un service de renseignement russe défectueux, ou peut-être d’une décision prise par l’autorité politique qui n’a pas tenu compte des analyses qui lui ont été présentées.
Un autre facteur qui a pu être sous-estimé est le fait que dans le village global des centaines de millions de personnes peuvent voir en temps réel les horreurs de la guerre. Nul doute que les stratèges russes n’avaient pas prévu leurs effets et conséquences, dont l’adoption de sanctions graves à l’encontre de la Russie. Par ailleurs, la censure exercée en Russie ne pourra cacher pour longtemps encore la réalité du terrain.
L’issue d’un conflit.
La fin d’un conflit doit faire en sorte qu’elle ne porte pas en elle les germes du suivant.
Le traité de Versailles qui se conclut par des conditions de capitulation humiliantes de l’Allemagne aura peut-être été la cause du revanchardisme allemand et, par extrapolation, de la Seconde Guerre mondiale.
L’Occident a vu dans le démantèlement de l’Union soviétique en 1991 une page qui avait été définitivement tournée. Mais cela a déséquilibré toute une génération de diplomates et de militaires russes formés dans le régime soviétique.
Le maintien de la paix
À supposer qu’un accord de trêve ou de paix soit signé, la question de savoir qui va superviser le respect de l’accord se pose.
On est tenté de penser à des garanties des grandes puissances comme le propose le président ukrainien Zelenski. Toutefois, il est bon de juger de la validité des garanties internationales. La déclaration tripartite signée par les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne garantissant l’intégrité des frontières au Moyen-Orient devint caduque lorsque le président Nasser bloqua le détroit de Tiran, la France déclarant mettre ses espoirs dans l’ONU.
Penser à des forces de médiation onusiennes ? Rappelons que lorsque le président Nasser demanda le départ des Casques bleus de la frontière égypto-israélienne le 18 mai 1967, le président de l’ONU U-Thant s’exécuta dans les 24 heures, accélérant ainsi le déclenchement des hostilités, soit près de trois semaines plus tard.
L’histoire ne se répète pas, mais il faut avoir à l’esprit les expériences passées lorsque des pays seront invités à superviser le cessez-le-feu en Ukraine.