Simone Bitton : « Le judaïsme fait partie de l’identité arabe »
OLJ / Propos recueillis par Soulayma MARDAM BEY
À Demnate, au Maroc, un homme évoque avec nostalgie l’époque où des croyances communes imprégnaient le quotidien, où les différences se complétaient, où un musulman pouvait aller vendre ses grenades trop mûres au mellah pour qu’un juif en fasse de la mahia. « Cet argent est autorisé par ta religion et cet alcool est autorisé par la sienne », résume-t-il face à la caméra de Simone Bitton. Dans son film Ziyara sorti en décembre 2021 et aujourd’hui disponible en DVD, la documentariste franco-marocaine entreprend un périple à travers son pays natal pour aller à la rencontre des « gardiens musulmans de [sa] mémoire juive ». Dans le contexte marocain, la ziyara désigne d’abord le pèlerinage auprès des saints. Et parmi les saints que vénèrent les juifs, 150 sont partagés avec les musulmans. Mais depuis les années 1950, dans le sillage de la création d’Israël, le pays s’est progressivement déjudaïsé. Alors que près de 300 000 juifs y vivaient, ils ne sont plus aujourd’hui qu’une poignée. C’est donc sur les traces d’un monde englouti qu’est partie Simone Bitton, mais d’un monde dont les vestiges sont aujourd’hui consciencieusement gardés par des femmes et des hommes d’une autre religion.
Née en 1955 à Rabat, Simone Bitton a réalisé plusieurs documentaires – notamment sur la Palestine – dont les films Mur (2004) sur le mur de séparation érigé en Cisjordanie par Israël, ou encore Rachel (2009) sur le meurtre de la militante pacifiste Rachel Corrie, écrasée en 2003 par un bulldozer de l’armée israélienne, dans la bande de Gaza. Elle revient pour L’Orient-Le Jour sur la proximité qui a longtemps caractérisé les relations entre juifs et musulmans au Maroc.
Quel cheminement vous a poussée à raconter l’histoire d’hommes et de femmes musulmans qui veillent aujourd’hui sur les lieux de culte et de recueillement juifs au Maroc ?
C’est une histoire que je connaissais un peu puisque même quand j’étais petite, et bien que je n’aie pas beaucoup de souvenirs de cimetières, je savais qu’il y avait toujours des familles musulmanes qui s’occupaient de l’entretien de nos lieux de cultes et de nos sanctuaires. C’est un statut difficile à identifier. On les a toujours appelés « les gardiens ». À l’époque, des rabbins et des bedeaux juifs vivaient là, ces musulmans les assistaient. En partant, les juifs leur ont confié les clefs des sanctuaires et la mémoire qui va avec.
Lorsque j’ai recommencé à séjourner au Maroc, je me suis rendue sur la tombe de mon grand-père, mais je ne fréquentais pas les sanctuaires. J’ai commencé à visiter ces sanctuaires parce que j’avais lu que nous avions, juifs et musulmans, plus de 150 saints partagés. C’est cela qui m’a d’abord interpellée.
En allant à la rencontre des gardiens, je me suis retrouvée devant des musulmans très humbles, très pénétrés par la sacralité de cette charge qui est celle de garder des tombeaux d’une religion qui n’est pas la leur. Ils sont les gardiens de ma mémoire et je dis souvent qu’ils ont gardé ma mémoire mieux que je ne l’ai fait moi-même pendant soixante ans.
En comparaison avec d’autres pays arabes, on a parfois l’impression que la mémoire juive et plus généralement judéo-musulmane est moins taboue au Maroc. Comment l’expliquer ?
L’une des raisons principales, c’est qu’il y a encore une communauté juive au Maroc, certes, réduite à peau de chagrin – quelques centaines de familles essentiellement à Casablanca –, mais active et disposant de ses institutions. Certains juifs sont très médiatisés, au sein du Makhzen comme dans l’opposition la plus virulente.
Les juifs n’ont jamais complètement quitté le Maroc. Ils n’en ont pas été chassés même s’ils sont partis massivement et que le pays s’est vidé de ses juifs comme tout le reste du monde arabe. Malgré cela, la porte est toujours restée ouverte.
Il n’y a pas eu de retour collectif, mais il y a des retours individuels. C’est le cas de certains de mes amis. Il y a une sorte de petite tendance parmi les gens de ma génération : ils se disent qu’ils veulent aller vieillir et mourir au Maroc. C’est très symbolique. Car le lien est resté et le départ s’est accompagné de beaucoup de nostalgie. Dans mon film, je suis allée à la recherche de la nostalgie des musulmans, que je connaissais moins. En revanche, ce que je connais, c’est bien la nostalgie des juifs.
Bien sûr, il y a eu des épisodes déplaisants, mais généralement cette nostalgie est dépourvue de rancœur. Ce n’est pas celle que l’on retrouve par exemple chez beaucoup de juifs algériens, qui ont le sentiment d’avoir été manipulés de toutes parts, par les Français, par le FLN, etc. Eux ressentent souvent qu’ils ont été des pions de l’histoire et qu’ils n’ont pas pu décider de leur propre destin.
Dans quel contexte avez-vous personnellement quitté le Maroc ?
C’était en 1966. Nous sommes partis avec mes parents et mon frère parce que nos sœurs aînées étaient déjà parties. Quand vous avez une immigration massive comme ça, les dernières vagues sont souvent des vagues de réunions familiales. Les gens finissent par partir parce que leurs proches ne sont plus là. Et comme il y a de moins en moins de juifs, il y a de moins en moins de synagogues et de rabbins. Ce sont des départs pour rejoindre les siens. Il y a ensuite eu le coup de grâce de la guerre des Six-Jours. Mais je ne l’ai pas vécue. Je crois que cette guerre a peut-être été le seul moment où les juifs qui sont restés au Maroc ont senti, pour la majorité d’entre eux, que la rue a commencé à les regarder de travers alors que ce n’était pas le cas avant. Il y a eu une grosse inquiétude et les derniers sont partis. Mais ils seraient de toute manière partis puisque leurs proches n’étaient plus là pour beaucoup d’entre eux.
Vous n’avez donc ressenti aucune tension au moment du départ ?
Pas du tout. Je l’aurais peut-être ressentie si j’étais restée après 67. Mais les cas où les gens se sont attaqués physiquement à des juifs se comptent sur les doigts d’une main. Il ne s’agissait pas tant d’une flambée de violence que d’une suspicion, avec l’idée que les juifs étaient responsables de ce qui se passait en Palestine. Mais étant partie avant, j’ai toujours eu le sentiment d’avoir vécu une enfance privilégiée par rapport à la plupart des petites filles musulmanes de mon âge. Nous étions dans des écoles françaises. Mon père était artisan-bijoutier. Certes, nous n’étions pas riches, mais nous vivions plutôt bien. Et surtout, nous avions accès à l’éducation, ce que n’avaient pas la plupart des enfants marocains. Nous avons bénéficié du fait que l’Alliance israélite universelle a francisé et occidentalisé les juifs très tôt. Cela a créé d’autres problèmes, mais nous a permis de faire des études supérieures.
Pour certains intellectuels et militants, le discours sioniste a tenté de superposer le vécu des juifs du monde arabe à celui des juifs en Occident pour relativiser l’expulsion des Palestiniens en y opposant l’exode des juifs. Qu’en pensez-vous ?
Le sionisme est le premier responsable de la disparition des communautés juives d’Orient. Il est plus facile de rejeter toute la responsabilité sur le nationalisme arabe, qui n’est, bien sûr, pas en reste. Dans la plupart des pays, les nationalistes arabes n’ont pas du tout fait ce qu’il fallait pour que les juifs restent. Dans certains cas, ils les ont carrément chassés ! Au Maroc, ce n’était pas le cas, mais des responsables du mouvement nationaliste marocain principal – Istiqlal – ont parfois eu des propos vraiment impardonnables au lendemain de l’indépendance (1956).
Certes, ce n’était ni l’État ni le roi, mais tout de même, le parti le plus important. Ils faisaient porter aux juifs la responsabilité de l’expulsion des Palestiniens, alors qu’ils n’avaient rien à voir avec cela. Mais peut-être les nationalistes arabes étaient-ils contents de s’en débarrasser, car cela leur paraissait plus pratique de faire l’union nationale autour d’une seule religion.
Ceci dit, la responsabilité première est celle du sionisme. Les juifs arabes ont constitué un réservoir démographique formidable pour Israël. Au Maroc, on est venu les chercher. Et il était facile de les effrayer. On leur disait par exemple que dès que les Français partiraient, les musulmans viendraient les égorger. Il faut ajouter à cela que ce sont des communautés très croyantes. Or le retour en terre promise, ce n’est pas rien pour un juif très croyant. Il y a une phrase de l’historien Tom Segev que j’aime beaucoup. Il l’utilise pour parler de la guerre des Six-Jours, mais elle s’applique à d’autres épisodes également : « Le danger était imaginaire, mais la peur était réelle. » Je le ressens exactement ainsi dans le cas du Maroc.
Beaucoup de personnages dans votre film portent un regard à la fois tendre et triste sur cette histoire commune, comme si l’exode des juifs les avait amputés collectivement d’une partie de leur identité. Pourquoi semble-t-il parfois plus difficile d’aborder la part lumineuse de ce passé ?
Cela n’intéresse pas beaucoup. Ce que les juifs d’Europe ont vécu a été tellement horrible, tellement énorme, tellement traumatisant que cela a fini par devenir l’histoire juive en général. Pour ma génération, celle de l’après-guerre, il était très difficile de parler de notre petite histoire, une histoire pleine de lumière, qui s’est certes, mal terminée, mais qui ne s’est pas mal terminée comme celle des juifs d’Europe, par un génocide. Nous avons connu un exode traumatisant et massif. Nous avons été arrachés à nous-mêmes. Mais ce traumatisme est peu par rapport à ce que nos coreligionnaires ont vécu en Europe. Et nous avons donc laissé le champ libre à cette idée reçue qu’être juif, c’était être une victime. J’ai ressenti très fortement le besoin de réagir, par ma petite histoire réelle, que je n’ai pas inventée et qui est belle.
En tant que juifs arabes, notre grand traumatisme vient du fait de sentir que notre identité est en train de disparaître. Je ne souhaite cela à personne. Je fais partie des dernières personnes au monde à se définir ainsi parce que je porte en moi ces deux identités. Des gens comme moi, il n’y en aura bientôt plus, et ce, non pas pour des raisons idéologiques, mais tout simplement parce qu’il n’y a plus de juifs dans le monde arabe. Nous ne disparaissons pas par le massacre, mais par l’histoire, ce qui ne veut pas dire que nous n’en avons pas. Les gens dans mon film répètent que le judaïsme fait partie de leur identité en tant que musulmans marocains. C’est une chose qu’ils ressentent très profondément. Et moi je peux dire que l’islam fait partie de mon identité de juive marocaine. Le judaïsme fait partie de l’identité arabe et c’est une chose dont les Arabes d’aujourd’hui devraient d’ailleurs prendre conscience. Cela leur ferait du bien.