Le cannabis serait-il la drogue plébiscitée par le peuple élu ?
Une nouvelle exposition à l'Institut YIVO de New York retrace la relation entre le peuple juif et le cannabis, de l’ancien Yishouv des temps bibliques à nos jours
Par Jordan Hoffman - The Times Of Israel
NEW YORK – J’ai assisté à un bon nombre d’événements à l’YIVO Institute for Jewish Research, mais c’est la première fois que j’y ai vu un homme qui arborait un écusson des Grateful Dead sur sa veste. Le débat et la soirée d’inauguration de l’exposition « Am Yisrael High : The Story of Jews and Cannabis » (Am Israël High : l’histoire des Juifs et du cannabis) allaient être différents des autres événements.
Parmi les invités réunis au Center for Jewish History de Lower Manhattan – l’hydre à cinq têtes des organisations juives affiliées à la Smithsonian qui, en plus de YIVO, comprend l’American Jewish Historical Society, l’American Sephardi Federation, l’Institut Leo Baeck et le Yeshiva University Museum – il y avait des avocats bien habillés, des étudiants et un homme âgé portant une kippa aux couleurs du drapeau jamaïcain et affichant un large sourire. (Sans vouloir porter de jugement, je n’ai pas eu l’impression qu’il venait de Jamaïque.) J’y ai aussi aperçu Dana Beal, ancien Hippie et militant de longue date pour le cannabis, avec sa longue moustache grise, ses grosses lunettes et son blazer, tenant à la main ce qui n’avait pas l’air d’être une Marlboro.
L’assemblée était composée de dirigeants politiques, d’intellectuels et de quelques fumeurs inoffensifs, tous impatients de voir (et de discuter) la ménorah-bong exposée qui fait partie, à présent de la collection permanente du YIVO..
En effet, à en croire le commissaire Eddy Portnoy, l’événement est parti de cette pipe à fumette heimish. Lors de ses remarques d’introduction, Eddy Portnoy (dont l’exposition « Les Juifs dans l’espace » avait déjà connu un grand succès) a évoqué les racines historiques du YIVO à Vilnius, il y a près d’un siècle, et sa vaste collection d’objets juifs. « Mais nous n’avions jamais eu de bong », a-t-il déclaré à la foule new-yorkaise amusée, qui célèbre actuellement un an de dépénalisation du cannabis. (Certains, d’ailleurs, semblent fêter plus que d’autres).
L’exposition, qui comprend outre un shofar-pipe et un plat de seder digne des amis juifs de Cheech et Chong, est autant le fruit de recherches sérieuses que l’objet de plaisanteries. Les informations affichées décrivent en détail les preuves de la présence du cannabis dans l’ancien Yishouv, qui remontent au Premier Temple. On y trouve quelques précisions sur la théorie selon laquelle le « kaneh bosem », l’huile d’onction mentionnée dans le Livre de l’Exode, est considéré par beaucoup comme du cannabis (et si vous prononcez les mots à haute voix, cela ressemble même à « cannabis »). On peut aussi y voir les preuves, provenant de la Geniza du Caire, de l’utilisation quotidienne de cannabis à une époque lointaine. (Quelque part dans l’énorme collection de textes millénaires se trouve une liste de courses qui dit, en gros, « ne pas oublier de prendre du haschisch »).
Puis, plus loin, il y a des explications sur les nombreux scientifiques et médecins juifs qui ont fait des découvertes liées à la marijuana, comme Raphael Mechoulam, le chimiste israélien qui a été le premier à isoler le composant THC. Il y a aussi une liste de personnalités culturelles, comme le poète Allen Ginsburg, le musicien de jazz Mezz Mezzrow et le scientifique et intellectuel Carl Sagan, qui ont défendu le cannabis et travaillé, à leur manière, à la déstigmatisation de son utilisation.
Un autre nom sur le mur est celui d’Ed Rosenthal, le dénommé « gourou de la ganja », qui était l’un des quatre panélistes lors de la soirée d’ouverture. Né dans le Bronx, Rosenthal, âgé de 77 ans, est horticulteur et botaniste, et a publié de nombreux ouvrages. Il mène depuis des années une campagne en faveur de la réforme des législations sur les drogues. Selon son opinion sur la question, il est considéré soit comme un exemple extraordinaire du militant qui a servi si longtemps dans les tranchées qu’il ne se soucie plus de ce que les gens pensent de lui, soit comme quelqu’un qui a trop longtemps laissé l’herbe lui brouiller les idées au point que son discours public est devenu chaotique et combatif, ou peut-être un peu des deux.
Après quelques plaisanteries de Rosenthal sur le fait que le temps qu’il a passé en tant qu’éditeur indépendant lui a causé plus de soucis que de travail sur ce qui était, jusqu’à récemment, une substance illégale, le micro est passé à Madison Margolin, jeune journaliste et animatrice de podcasts, et Adriana Kertzer, avocate dans le domaine du cannabis et créatrice du compte Instagram Jew Who Tokes, qui ont toutes deux parlé avec éloquence et passion du point de rencontre entre le judaïsme et le fait d’être sous influence. Elles ont toutes deux décrit comment, en travaillant dans le secteur du cannabis, on « trouvait un minyan » (en hébreu, cela signifie qu’il y a assez de juifs pour constituer un quorum de prière) où que l’on aille. Le fait de vendre du cannabis, d’écrire à son sujet ou de de relever le défi juridique lié à la substance, est, selon elles, très juif.
Kertzer a expliqué qu’il a toujours été plus facile de faire des affaires dans un « marché gris » où des liens ethniques existent, et a fait le lien avec l’histoire juive, où les associations et le commerce étaient souvent réservés aux Juifs. Mais elle a ajouté que dans la culture juive, « les aspirations à innover » n’étaient pas à négliger. Cela rejoint une remarque de Rosenthal sur l’importance (peut-être stéréotypée, mais pas totalement fausse) accordée dans la culture juive à « l’utilisation du sekhel », c’est-à-dire du bon sens.
Rosenthal a apporté une touche de psychanalyse générationnelle : les Juifs ont passé des milliers d’années à être « abattus », si bien qu’il est essentiel pour leur survie de conserver une certaine souplesse d’esprit. Par conséquent, les Juifs sont enclins à des activités savantes, comme la lecture et l’éducation, mais aussi, selon lui, à se défoncer.
« L’alcool et les opiacés vous rendent dysfonctionnels », a déclaré Rosenthal, tandis que le cannabis, a-t-il suggéré, est réservé aux intellectuels.
Le rabbin Dr. Yosef Glassman, qui a enseigné la gériatrie clinique aux écoles de médecine de Tufts et de Harvard, et qui est « un spécialiste de la thérapeutique juive des cannabinoïdes », était aussi de la partie. Il est, quant à lui, convaincu que le cannabis devrait être utilisé par tous comme médecine préventive, et s’empresse de citer des références bibliques et d’autres textes qui pourraient être compris comme étant des codes pour se défoncer.
Glassman a parlé de la pipe qui a appartenu au fondateur du mouvement hassidique, Israel ben Eliezer, aussi connu sous le nom de Baal Shem Tov. Il s’est ensuite penché sur le Midrash, qui décrit la zone autour du Mont Sinaï comme devenant verte avant que la fumée ne monte au ciel, alors que les Juifs entendaient des couleurs et voyaient des sons. Ensuite il a mentionné avec enthousiasme cette 12e épice inconnue dans l’encens brûlé dans l’ancienne Jérusalem.
« C’est dans la Torah ! » a dit Glassman avec un sourire, appelant cela « une partie de notre mémoire primitive ».
Ed Rosenberg, qui a aussi suggéré qu’aucun juif religieux sérieux ne pouvait être autre chose qu’agnostique, semble avoir une attitude moins noble à l’égard de tout cela. Ce croisé de longue date contre la guerre aux drogues a fermement nié que, selon les mots d’un autre Juif notable, tout le monde doit se défoncer. Alors que Glassman insistait sur le fait que le cannabis était essentiel pour la santé, et que Kertzer soutenait que si quelqu’un avait une réaction négative à la marijuana, il ne devait tout simplement pas avoir été dans le bon « état d’esprit » ou avait consommé une mauvaise variété, Rosenberg était plus défiant.
« Si vous n’aimez pas les avocats, n’en mangez pas ! » Rosenberg s’est interposé, et a suggéré que l’idée que le cannabis ne pouvait être apprécié que si tout le monde l’appréciait n’était que le fruit d’une « culpabilité libérale ».
Pour terminer, Madison Margolin, dont le père Bruce Margolin est un avocat de la défense criminelle spécialisé dans la loi sur les drogues, a parlé avec un respect évident de la façon dont sa consommation personnelle de cannabis en conjonction avec la célébration du Shabbat l’aide à trouver la spiritualité.
« Le judaïsme est le meilleur cadre et la meilleure ambiance » pour vivre une expérience qui altère l’esprit, a déclaré Mme Margolin.
Si les produits dérivés kitsch vendus lors de l’événement qui a suivi la discussion (comme le t-shirt « Tokin’ Jew ») ou les joints de « glatt pot » distribués par la star de l’underground A.J. Weberman (qui, selon Portnoy, font désormais partie de la collection de YIVO) ont certainement été amusants pour les photos sur Twitter, le message de Margolin est celui qui est resté après que la fumée se soit dissipée.
L’exposition « Am Yisrael High : The Story of Jews and Cannabis » se tiendra au Center for Jewish History/YIVO Institute for Jewish Research jusqu’en décembre 2022.