La victoire partielle d'Israël
Les États arabes ont quitté l'arène sur la pointe des pieds
par Daniel Pipes
Version originale anglaise: Israel's Partial Victory
Adaptation française: Gilles de Belmont
En 2023, l'État d'Israël fêtera ses 75 ans. Cette année marquera également une étape majeure qui toutefois passera en grande partie inaperçue dans le conflit arabo-israélien.
Au cours des 25 premières années de l'existence d'Israël, de 1948 à 1973, les États arabes – avec l'Égypte, la Jordanie et la Syrie en tête, suivis de l'Irak, de l'Arabie saoudite et du Liban – l'ont affronté à cinq reprises au moyen de forces conventionnelles. Ils ont rassemblé des armées considérables, alliées au bloc soviétique, et ont combattu Israël sur le champ de bataille. Après 1973, les États se sont discrètement retirés du conflit et maintenus à l'écart au cours des 50 années qui ont suivi – c'est-à-dire pendant deux fois plus longtemps que la période au cours de laquelle ils ont activement combattu Israël.
Cette tendance est confirmée par les quelques exceptions à cette paix froide – notamment, une confrontation aérienne syrienne en 1982 et une attaque de missiles irakiens en 1991. La brièveté, les limites et l'échec de ces attaques imposèrent l'attitude sage consistant à ne pas affronter Israël. Alors que l'armée de l'air syrienne perdit 82 avions, l'armée de l'air israélienne ne subit aucune perte. Quant aux 18 attaques de missiles irakiens, elles tuèrent directement un Israélien.* Les régimes irakien et syrien lancèrent tous deux des programmes nucléaires mais les abandonnèrent après avoir subi des attaques israéliennes, respectivement en 1981 et 2007.
Bien que la plupart des États arabes aient continué à s'en prendre verbalement et économiquement à Israël après 1973, ils prirent le soin de ne plus l'affronter militairement. Concentrés sur d'autres problèmes – la menace iranienne, la montée de l'islamisme, les guerres civiles en Libye, au Yémen, en Syrie et en Irak, le dévoiement de la Turquie et la pénurie d'eau – les tabous antisionistes racornis perdirent une grande partie de leur emprise dans les pays arabophones.
Six États arabes nouèrent par la suite des relations diplomatiques à part entière avec Israël : l'Égypte en 1979, la Jordanie en 1994 et les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan réunis en 2020 (Deux autres États arabes empruntèrent la même voie mais s'arrêtèrent en chemin : Le Liban en 1983 et la Syrie en 2000). On s'attend à ce que l'Arabie saoudite suive le mouvement après la fin du règne du roi Salmane, âgé de 87 ans, ce qui dans le monde arabe ferait nettement pencher la balance en faveur de l'acceptation d'Israël.
Alors que les États arabes quittaient l'arène antisioniste, une série d'autres acteurs y pénétrèrent : les Palestiniens, les islamistes, les gouvernements iranien et turc et la Gauche.
Des changements se produisirent à plusieurs égards. En 2019, le ministre israélien des Sports fondit en larmes lorsque « Hatikvah », l'hymne israélien, fut joué à Abou Dhabi lors de la victoire d'un athlète israélien. Rien qu'en septembre 2020, le prédicateur de la Grande Mosquée de La Mecque rappela les bonnes relations qu'entretenait Mahomet avec les juifs ; la Ligue arabe rejeta une résolution anti-israélienne soutenue par les Palestiniens et le gouvernement des Émirats arabes unis « conseilla » à tous les hôtels « d'inclure des options alimentaires casher » dans toutes leurs offres de restauration.
Symbole de cette nouvelle acceptation, quatre ministres arabes des Affaires étrangères étaient présents, début 2022, à une rencontre organisée par Israël (le sommet du Néguev). Plus concrètement, Israël a vendu, en l'espace de deux ans, des équipements militaires de pointe aux Émirats arabes unis, au Bahreïn et au Maroc pour un total de plus de 3 milliards de dollars. En 2021, ce marché représentait 7 % des 11,3 milliards de dollars de ventes militaires israéliennes dans le monde. Évidemment, on ne vend du matériel qu'aux gouvernements censés rester des alliés à long terme.
Le sommet du Néguev organisé en 2022 à Beer Sheva a réuni les ministres des Affaires étrangères des 6 pays suivants (de gauche à droite) : Bahreïn, Égypte, Israël, États-Unis, Maroc et Émirats arabes unis.
Mais alors que les États arabes quittaient l'arène antisioniste, une série d'autres acteurs y pénétrèrent : les Palestiniens, les islamistes, les gouvernements iranien et turc et la Gauche. Les forces armées conventionnelles – navires, chars, avions, roquettes – disparurent pratiquement du champ de bataille, pour être remplacés par d'autres méthodes d'attaque : coups de couteau, cerfs-volants armés, attentats-suicides, armes de destruction massive et le mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS).
Comment s'explique ce changement passé presque inaperçu et quelles en sont les implications ? Un peu d'histoire permet de répondre à ces questions.
Alors que des États arabes tiraient leur révérence...
Tout au long de leurs 25 années de confrontation avec Israël, les dirigeants arabes insistèrent sur le fait qu'ils n'abandonneraient jamais. Ainsi, le 10 juin 1967, quatre jours à peine après la fin de la guerre des Six jours dont l'issue fut pour eux désastreuse, le dirigeant algérien Houari Boumédiène annonça : « Nous avons perdu une bataille mais nous ne perdrons pas la guerre... la guerre doit continuer ... jusqu'à ce que le droit soit rétabli, jusqu'à ce que l'agression soit anéantie et jusqu'à ce que ce qui a été imposé par la force brutale soit supprimé.... Nous ne pouvons pas déposer les armes. » Un jour plus tard, il réitéra ce message en parlant du « chemin de la victoire, ... de continuer la bataille quelle que soit la difficulté ou le prix que nous devrons payer ». Cette bravade n'empêcha pas les États de déposer les armes six ans plus tard.
De nombreux facteurs contribuèrent au retrait des États arabes : les pertes sur le champ de bataille, les opinions publiques radicalisées, le pessimisme, l'économie, l'anarchie, l'islamisme et l'Iran.
Pertes sur le champ de bataille. Entrés en guerre contre Israël à cinq reprises (1948-49, 1956, 1967, 1970 et 1973), les États arabes connurent à chaque fois une défaite cuisante. Celles de 1948-49 et 1967 furent particulièrement douloureuses pour les dirigeants arabes. Le tout jeune Israël semblait si vulnérable et pourtant, la guerre des Six Jours fut la débâcle la plus inégale de l'histoire militaire, sans parler de la défaite aérienne 82-0 de 1982. Au final, la confrontation directe avec Israël avait perdu de son attrait et les États finirent par quitter l'arène sur la pointe des pieds.
Opinions publiques radicalisées. La rhétorique anti-israélienne incendiaire promettait plus que ce que les dirigeants des États arabes pouvaient offrir. Très tôt, ces derniers constatèrent que susciter et canaliser l'hostilité par la propagande contre Israël détournait leurs populations des problèmes internes, et les servait donc bien. Gamal Abdel Nasser, qui dirigea l'Égypte de 1954 à 1970, était passé maître dans cet art, gagnant le soutien des masses en imputant pratiquement tous les problèmes aux « sionistes ». En 1973, cependant, les dirigeants arabes réalisèrent que l'antisionisme incessant avait créé une bête sauvage qu'ils avaient peine à dompter. Dès lors ils tempérèrent leurs ardeurs tant sur le plan rhétorique que sur le plan des actes.
Pessimisme. Un puissant brassage d'idéologies de gauche, y compris l'anti-impérialisme, le socialisme arabe et le tiers-mondisme, avait caractérisé la politique arabe jusqu'à peu près au moment de la disparition de Nasser en 1970. Au cours de cette période, les gouvernements avaient montré un optimisme radieux, quoique grossier et bancal, quant à leurs propres capacités. La pantomime autour de la guerre des Six Jours fut un exemple de cette assurance stridente et stupide, Nasser annonçant : « la guerre sera totale et l'objectif sera de détruire Israël. Nous sommes convaincus que nous pouvons gagner et nous sommes prêts désormais à mener une guerre contre Israël. »
Cet optimisme téméraire finit par se calmer pour faire place au goût amer du réalisme, de la sobriété et de la retenue. Les échecs militaires à répétition contre Israël, à l'instar d'une déception généralisée, alimentèrent ce changement. Lorsque les arabophones regardèrent autour d'eux, ils se retrouvèrent pris au piège par la répression, l'inégalité, le retard et la pauvreté, comme l'illustre le Rapport arabe sur le développement humain 2002, document abondamment commenté et très négatif. La tristesse remplaça l'espoir et l'introspection mordante succéda à l'ambition exubérante.
Gamal Abdel Nasser et le roi Hussein de Jordanie signèrent un accord de défense conjointe quelques jours avant la guerre des Six jours.
Économie.
Les difficultés consécutives au boom pétrolier des années 1970 exacerbèrent ce changement. Au cours de ces années grisantes et exaltantes, les revenus pétroliers colossaux entraînèrent une croissance nationale prodigieuse. Bien entendu, ce sont les producteurs de pétrole qui ouvrirent la voie mais les pays qui desservaient les producteurs, comme l'Égypte et la Jordanie, en profitèrent également. Pendant une grande partie de la guerre civile qui le déchira de 1975 à 1990, le Liban se maintint à un niveau de vie économique étonnamment élevé. Le flot d'argent fournissait non seulement un stimulant économique et un atout diplomatique mais aussi le sentiment que le traumatisme de la modernisation était en partie digéré. Les erreurs passées semblaient oubliées alors que s'annonçait un avenir radieux. Pendant quelques années glorieuses, il sembla que le pétrole résoudrait les problèmes des Arabes, voire éliminerait Israël, qui se retrouva pris en tenailles (ainsi après la guerre de 1973, 25 États d'Afrique subsaharienne rompirent leurs relations avec l'État hébreu).
Mais les crises de boulimie restent rarement impunies. Les excès des années 1970 provoquèrent la gueule de bois des années 1980. Tout comme le boom fut une bénédiction pour pratiquement tous les États arabes, la récession toucha presque chacun d'entre eux, annulant les bénéfices antérieurs. On pourrait retracer les conséquences de la crise pétrolière avec une précision presque graphique dans de nombreux domaines, du prix de l'art islamique dans les maisons de vente aux enchères de Londres jusqu'au rétablissement des relations des États africains avec Israël (ce fut finalement le cas de 42 des 44 États d'Afrique subsaharienne non membres de la Ligue arabe).
Il n'est pas rare que Sotheby's vende aux enchères des « collections d'Arts du monde islamique ». La vente illustrée ici eut lieu le 1er mai 2019.
En fin de compte, l'économie permit elle aussi un rapprochement des États arabes avec Israël. En 2018, le Premier ministre de l'époque, Benjamin Netanyahou, soulignait « un grand changement » dans un monde arabe entretenant des liens toujours plus étroits avec Israël étant donné le besoin qu'il a d'Israël pour sa « technologie et son innovation, ... son eau, son électricité, ses soins médicaux et sa haute technologie ».
Anarchie. Autrefois connus pour leurs dictatures (pensons à Hafez al-Assad et Saddam Hussein), les régimes arabes s'attelèrent plus récemment au contrôle de leurs sujets. Des parties substantielles de la Libye, de l'Égypte (la péninsule du Sinaï), du Liban, du Yémen, de la Syrie et de l'Irak basculèrent dans l'anarchie. De toute évidence, les régimes qui n'exercent pas le contrôle sur l'intégralité de leur propre territoire peuvent difficilement jouer un rôle énergique au-delà de leurs frontières.
Il s'avéra que l'antisionisme était un luxe – une chose à promouvoir quand ça convenait et à mettre de côté quand ça ne convenait plus.
Islamisme. La montée des islamistes, qui apparurent peu après la guerre de 1973 et devinrent rapidement l'opposition intérieure la plus puissante dans pratiquement tous les pays arabes, accentua la faiblesse des États. Dévoués pour leur idéologie, ils constituaient pour les gouvernements une menace directe que ne présentèrent jamais les Israéliens lointains et bienveillants. Du massacre de Hama en 1982 en Syrie au massacre de la place Rabia au Caire en 2013, les gouvernements arabes donnèrent la priorité à la répression féroce de leurs ennemis islamistes. Il s'avéra que l'antisionisme était un luxe – une chose à promouvoir quand ça convenait et à mettre de côté quand ça ne convenait plus.
Iran. Dès la prise de pouvoir par l'ayatollah Khomeiny en 1979, Téhéran présenta, à l'exception de son allié syrien, une menace pour l'ensemble des États arabes, une situation qui relégua la cause palestinienne au second plan. La guerre Iran-Irak de 1980-1988 détourna une grande partie de l'attention jusque-là focalisée sur Israël. C'est alors que la subversion prit la place de la guerre directe et accentua la menace iranienne au point que les mollahs contrôlèrent les capitales de quatre États arabes (Irak, Syrie, Liban et Yémen) et envoyèrent des drones frapper en toute impunité une installation pétrolière saoudienne. Les alliances anti-iraniennes conclues avec Israël débutèrent secrètement peu de temps après la révolution iranienne mais ne furent ouvertement reconnues qu'avec les accords d'Abraham.
... d'autres acteurs entraient en lice
Alors que les États arabes faisaient marche arrière, d'autres mirent un coup d'accélérateur, à commencer par les Palestiniens, ennemi d'Israël plus petit, certes, mais plus passionné en raison de d'un intérêt personnel supérieur dans le conflit. Avant 1948, leurs ancêtres étaient le fer de lance de l'antisionisme. Qu'on se rappelle le mufti de Jérusalem, Hajj Amin al-Husseini, et la révolte arabe de 1936-1939. Ils revinrent au premier plan après 1967 et l'écrasement de trois forces armées arabes en l'espace de six jours. Ce fiasco encouragea les Palestiniens à réaffirmer leur primauté dans la lutte antisioniste mais la reconnaissance qu'ils obtinrent alors était plus symbolique que réelle car les intérêts des États restaient prioritaires. La véritable reconnaissance de la primauté palestinienne remonte à 1974, lorsque la Ligue arabe (l'organisation des États arabes) reconnut l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme étant le « seul représentant légitime du peuple palestinien » et lui accorda la pleine adhésion à la Ligue. Les accords d'Oslo de 1993 confirmèrent cette position centrale.
Les Palestiniens accomplirent davantage que tout ce que les États avaient pu faire jusque-là.
Bien que dépourvus des ressources dont disposaient les États arabes ainsi que d'une économie ou d'une armée dignes de ce nom, les Palestiniens accomplirent davantage que tout ce que les États avaient pu faire jusque-là. Les guerres palestiniennes multiples (1982, 2006, 2008-09, 2012, 2014, 2021) provoquèrent peut-être un déséquilibre en faveur d'Israël sur le plan militaire mais elles contribuèrent à ternir l'image d'Israël. Trois forces armées arabes perdirent contre Israël en six jours mais en 1982, l'OLP réussit à tenir bon contre Israël pendant 88 jours. Les États arabes perdirent la péninsule du Sinaï, Gaza, Jérusalem-Est, la Cisjordanie et les hauteurs du Golan au profit d'Israël tandis que les Palestiniens persuadèrent Israël de leur céder Gaza et certaines parties de la Cisjordanie. Les gouvernements et peuples occidentaux se tinrent bien souvent à l'écart des attaques des États arabes contre Israël mais approuvèrent bien souvent les attaques palestiniennes contre ce dernier. Si les États arabes se sentirent contraints d'observer, même du bout des lèvres, les traités avec Israël, les Palestiniens réduisirent impunément les accords d'Oslo et tous les autres accords en lambeaux. Leur ténacité marqua un contraste avec l'incapacité des États arabes. Bien plus, leur succès fit honte aux échecs de ces derniers.
Les islamistes ouvrirent un autre front. Ils émergèrent peu après 1973 en tant que force anti-israélienne puissante et d'envergure mondiale. Par leur virulence, ils exercèrent une très grande influence dans les pays à majorité musulmane, soit en faisant pression sur le gouvernement (l'Algérie dans les années 1990), soit en prenant le pouvoir (l'Égypte sous Mohamed Morsi), soit en le détruisant (la Syrie depuis 2011). Par ailleurs, ils diffusèrent efficacement leur message antisioniste en Occident, en particulier lorsqu'ils s'associèrent à des mouvements de gauche, une alliance qui eut un impact sur l'enseignement, la philanthropie, les médias, les lois et les choix politiques.
Alors que le shah d'Iran entretenait une relation de travail discrète avec Israël, la révolution islamique de 1978-1979 fit du gouvernement iranien un ennemi fanatique dont l'antisionisme servait de fondement aux principes et à la propagande du régime. Symbole de cette nouvelle orientation, l'ayatollah Khomeiny accorda sa première audience avec un dirigeant étranger au chef de l'OLP Yasser Arafat et institua une Journée annuelle pour Jérusalem. Téhéran organisa et finança de nombreuses organisations vouées à combattre Israël, telles que le Hezbollah, le Hamas et le Jihad islamique palestinien, alors que son programme nucléaire finit par représenter la plus grande menace pour la sécurité d'Israël. À son tour, Israël devint la conscience mondiale et l'arme potentielle face à l'arsenal nucléaire iranien.
Le baiser de Yasser Arafat à l'ayatollah Khomeiny lors de leur première rencontre, le 18 février 1979.
Les relations turco-israéliennes, autrefois un modèle de coopération entre musulmans et juifs, culminèrent à la fin des années 1990 avant de changer en 2002 avec l'élection du Parti de la justice et du développement (AKP), une organisation islamiste. Alors que la réorientation de la Turquie ne présentait pas le caractère rapide, cohérent et total du précédent iranien, elle s'avéra conséquente, le pays devenant une base occasionnelle pour des opérations contre Israël, un partisan du Hamas et une voix antisioniste importante sur la scène internationale. Il arrive toutefois que le président Recep Tayyip Erdoğan décide de temps à autre qu'il a besoin d'Israël et réchauffe les relations d'une manière manifestement transactionnelle. En outre, le commerce et le tourisme ont perduré contre vents et marées.
La gauche commença à se détourner d'Israël quand elle découvrit les Palestiniens et en fit sa victime préférée.
Avant 1967, la gauche mondiale avait un bilan erratique concernant Israël. L'Union soviétique joua un rôle crucial dans la naissance de ce pays que les libéraux américains considéraient plus favorablement que les conservateurs (pensons à Truman contre Eisenhower). L'abandon d'Israël commença lorsque la gauche découvrit les Palestiniens et en fit sa victime préférée. L'antagonisme de gauche envers Israël culmina en 2001 avec la conférence de Durban des Nations Unies « contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l'intolérance qui y est associée », où de nombreux courants se réunirent pour critiquer et ostraciser Israël. Depuis lors, la gauche, allant de l'opinion publique européenne aux syndicats marxistes en Inde en passant par des politiciens comme le Britannique Jeremy Corbyn ou le Chilien Gabriel Boric, devint de plus en plus hostile à l'État juif.
Une manifestation anti-israélienne en marge de la séance d'ouverture de la conférence de Durban, le 31 août 2001.
C'est ainsi que le conflit israélo-arabe se scinda en conflits israélo-palestinien, israélo-islamiste et israélo-gauchiste.
Réflexions
Ces développements eurent pour Israël deux implications principales.
Tout d'abord, la victoire qu'Israël remporta sur des États arabes dont la population, les ressources, les économies et le poids diplomatique étaient bien plus importants, fut un acte remarquable qui mérite bien plus d'attention qu'il n'en a reçu. Ainsi en 1994, Ehud Barak, alors chef d'état-major de Tsahal, affirmait que « dans un avenir prévisible, la principale menace pour l'État d'Israël restera une attaque totale par des armées conventionnelles ». Cette année, le stratège israélien Efraim Inbar insistait sur le fait que « l'idée selon laquelle les États juif et arabes coexisteront pacifiquement... ignore la réalité du terrain ».
La fissuration de l'inimitié des États arabes constitue un changement drastique dans le conflit israélo-arabe.
Certes, aucun État arabe n'a signé de document de reddition ni reconnu d'une manière ou d'une autre sa défaite, mais la défaite fut pour eux une réalité. Après avoir combattu par le feu des armes en 1948 dans l'espoir d'étouffer dans l'œuf le tout jeune État d'Israël, les dirigeants du Caire, d'Amman, de Damas et d'ailleurs réalisèrent progressivement, pendant 25 ans, que les sionistes méprisés les battaient à chaque fois, indépendamment de l'initiateur de l'attaque surprise, du terrain, de la sophistication des armes, de la grande puissance alliée. L'affaiblissement de l'inimitié des États arabes constitue un changement drastique dans le conflit israélo-arabe.
Cela dit, une victoire durable peut prendre plusieurs décennies avant d'être confirmée. La Russie et les talibans semblaient vaincus, les premiers en 1991 et les seconds en 2001, mais leur résurgence en 2022 ont mis la victoire en doute [1]. Un renouveau similaire semble peu probable pour les États arabes. Toutefois, il se peut que les Frères musulmans reprennent le contrôle de l'Égypte, que la monarchie jordanienne tombe aux mains des radicaux, que la Syrie retrouve son unité et que le Liban devienne un État unifié sous la domination du Hezbollah. Nous sommes sûrs que les États arabes ont été vaincus au moins pour le moment.
Cette défaite soulève une question évidente à savoir si elle peut devenir un modèle pour la défaite des Palestiniens ? [2] La réponse est en partie affirmative. La fait que des États à forte majorité musulmane soient forcés d'abandonner, réfute l'idée communément admise selon laquelle l'islam immunise les musulmans contre la défaite.
Mais la réponse est en grande partie négative. Premièrement, Israël est un problème beaucoup plus éloigné pour les résidents des États arabes que pour les Palestiniens. Ainsi, les Égyptiens se soucient moins de faire de Jérusalem la capitale de la Palestine que d'installer un réseau d'égouts performant. Quant aux Syriens, ils sont dévastés par la guerre civile depuis 2011. Deuxièmement, les États sont plus enclins à faire des compromis que les mouvements idéologiques en raison des intérêts multiples et concurrents des dirigeants. Troisièmement, en raison de la structure très hiérarchisée des gouvernements – particulièrement les régimes autoritaires des pays arabes – un seul individu (comme Anouar el-Sadate ou Mohammed ben Salmane) peut à lui seul changer une politique de façon radicale. Personne ne dispose d'un tel pouvoir au sein de l'OLP ou du Hamas. Ainsi, les conflits d'État avec Israël sont-ils plus faciles à résoudre et plus susceptibles d'évoluer que le conflit palestinien.
Quatrièmement, malgré les allégations d'agression impérialiste dirigées contre eux, les grands États arabes ne se sont jamais présentés de manière convaincante comme des victimes du petit Israël, ce que les Palestiniens encore plus petits ont fait avec une grande habileté, devenant ainsi les chouchous d'organisations internationales autant que d'associations locales au point d'acquérir une audience mondiale unique. Enfin, les traités de paix conclus il y a des années avec l'Égypte et la Jordanie ainsi que les récents Accords d'Abraham ont une grande importance en eux-mêmes mais ne jouent pratiquement aucun rôle dans la diminution de l'hostilité palestinienne invétérée envers Israël. De même, les groupies des Palestiniens – islamistes, Téhéran et Ankara, gauchistes internationaux – ignorent complètement ces accords. Si seuls les Palestiniens victimes comptent, le retrait des États arabes est sans importance.
C'est pour ces raisons que les États arabes se sont retirés après seulement 25 ans de combat contre Israël alors que les Palestiniens persistent après 50 ans.
Daniel Pipes est président du Middle East Forum © 2022 Par Daniel Pipes. Tous droits réservés.
*Human Rights Watch, qui est ma source pour ces chiffres, s'est trompé : le passage devrait indiquer « 39 attaques de missiles irakiens ont directement tué deux Israéliens ».
[1] Cette situation rappelle la célèbre remarque formulée en 1972 par le Premier ministre chinois Zhou Enlai. Selon lui, il était « trop tôt » pour évaluer l'impact de la Révolution française de 1789. En fait, il faisait allusion aux troubles étudiants de 1968 en France. La citation erronée exprime toutefois une vérité profonde.
[2] J'ai défendu cet objectif dans « Le chemin vers la paix passe par la victoire d'Israël », Commentary, janvier 2017.