Turquie : L’élection de la dernière chance - David Bensoussan
Les prochaines élections présidentielles et parlementaires qui doivent se tenir le 14 mai en Turquie constituent peut-être la dernière chance de ramener la démocratie à ce pays et de mettre fin à la politique étrangère abracadabrante du président Erdogan.
Ce dernier est une girouette géopolitique qui, tel Janus, donne des tours de clef pour présenter une attitude avenante et méprisante, se comporter en ami et en ennemi puis se tourner vers l’avenir et vers le passé.
Erdogan l’allié antagoniste
La Turquie d’Erdogan fait partie de l’OTAN, mais achète des batteries antiaériennes sophistiquées S-400 de la Russie et vend des drones à l’Ukraine. Elle fait obstacle à l’intégration à l’OTAN de la Suède, car ce pays a offert l’asile à des opposants kurdes et a longuement retardé l’incorporation de la Finlande à cette organisation.
La Turquie transite bien des marchandises en Russie pour contourner l’embargo américano-européen décrété contre ce pays après l’invasion de l’Ukraine. En parallèle, la Turquie joue un rôle de médiateur entre la Russie et l’Ukraine pour faciliter l’exportation de blé ukrainien à partir de la partie du Donbass conquise par la Russie.
Erdogan a pris position pour les sunnites syriens opposés au président Assad soutenu par la Russie et a pris également position dans la guerre civile libyenne pour un camp combattu par les mercenaires russes.
Erdogan veut faire front avec l’Iran, mais aide l’Azerbaïdjan à s’armer au grand déplaisir de l’Iran.
Il antagonise la Grèce, bloquant ainsi les prospections de ressources énergétiques en mer Égée.
Il a des ambitions ottomanes et panislamistes qui font que les pays arabes sunnites s’éloignent de lui, hormis le Qatar qui fait la promotion de la mouvance des Frères islamiques et renfloue l’économie turque.
Sa seule constante est la hantise des Kurdes, persécutés en Turquie même. Une partie du territoire kurde en Syrie a été occupé militairement et une quarantaine de bases militaires turques sont déployées dans le Kurdistan irakien.
Erdogan réaliste et maitre chanteur
Erdogan prône ouvertement la fin de la domination du dollar et la formation d’un nouveau bloc d’alliances incluant la Chine. N’eût été le transit turc de marchandises vers la Russie aux prises avec les sanctions occidentales, l’économie turque aurait été au bord de la faillite. Il a arrêté de critiquer la Chine alors qu’il avait été l’un des premiers à qualifier de génocidaire le traitement des Ouïghours.
Il renoue graduellement les relations avec les pays sunnites en les invitant à investir dans son pays tout en soutenant les Frères musulmans que ces pays abhorrent au plus haut point.
Il a coupé les relations diplomatiques avec Israël en 2018. Ne pouvant ignorer la puissance économique et militaire d’Israël, il a renoué les relations diplomatiques en 2023. Cela ne l’empêche pas de continuer à proférer des déclarations incendiaires et de maintenir des relations étroites avec le Hamas, lequel promeut les attaques terroristes contre Israël.
Il a tenté d’embrigader les émigrés turcs en Europe occidentale, menacé d’envoyer les millions de réfugiés syriens en Europe, obtenu de l’Union européenne une aide humanitaire de plusieurs milliards d’euros et a commencé à installer des réfugiés syriens dans les zones peuplées de Kurdes dans le Nord de la Syrie.
La dernière chance pour la démocratie
Lorsqu’il a été porté au pouvoir, Erdogan a bien caché ses cartes alors qu’il était encensé de partout pour son image de président d’un pays islamique et démocratique. Il a obliqué graduellement, mais surement vers une orientation à 180 degrés, éliminant pratiquement la laïcisation introduite au siècle dernier par Atatürk.
Il fut un temps où la presse turque était libre. Ce n’est plus le cas. À titre d’exemple, le quotidien de langue anglaise Zaman a disparu ; le quotidien Hürriyet a été réduit au silence : sa rubrique Opinions autrefois si pétulante, est devenue page blanche. La Turquie s’est jointe au palmarès des pays qui ont interné le plus de prisonniers politiques et de journalistes.
Erdogan est devenu dictateur de facto dans son pays. Ses premiers collaborateurs, le ministre des Affaires étrangères DavutoÄŸlu et le ministre de l’Économie Babacan l’ont abandonné. Seul un parti d’extrême droite panturc (MHP) s’est coalisé avec son parti Justice et Démocratie (AKP) pour former l’Alliance populaire. Il a fait emprisonner les députés kurdes au Parlement et fait condamner à la prison (pour offense envers le Conseil électoral supérieur turc), le dangereux rival qu’est le maire d’Istanbul Ä°mamoÄŸlu.
Il n’est pas possible de critiquer ouvertement le gouvernement en Turquie, mais la déception du public est amère en raison de la corruption et du non-respect des normes de construction qui sont en partie responsables de la mort de près de 50 000 personnes lors du séisme tellurique qui a frappé le sud-ouest de la Turquie le 8 février 2023.
Le chef de l’opposition KılıçdaroÄŸlu a réussi à fédérer à son parti républicain (CHP) les europhiles du parti du Futur (GP) et du parti démocratique (DP), le Bon parti de la droite nationaliste (ITI) et même les nationalistes islamistes du parti de la Félicité (SP) et le parti kurde de la Démocratie et du Progrès (DEVA). Les sondages indiquent que le chef de l’opposition Kemal KılıçdaroÄŸlu qui a unifié ces six partis dans l’Alliance nationale en vue de « détrôner » Erdogan a une chance de remporter les élections du 14 mai.
Tant à l’étranger qu’en Turquie même, on se demande si c’est la fin d’Erdogan et s’il est à même d’accepter gracieusement une défaite électorale. Si KılıçdaroÄŸlu et l’Alliance nationale remportent les élections, sur quel objectif de politique étrangère mettront-ils le cap ? Comment géreront-ils un retour aux libertés fondamentales bafouées par Erdogan ?
Les enjeux sont considérables tant au plan international qu’au plan national.