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Ammar Mahjoubi: A Rome, le paganisme confronté aux monothéismes juif et chrétien
 

A l’image des peuples multiples autant que disparates de l’empire, la vie religieuse  à Rome et dans le monde romain, avant l’apparition du christianisme, était surtout caractérisée par une très grande diversité; des siècles durant, chaque ethnie, chaque population, chaque cité adorait ses dieux propres, avait ses rites et ses organisations sacerdotales; et les cultes civiques dans les cités, comme les divinités du panthéon gréco-romain différaient totalement des religions orientales, dont les mystères assuraient le salut personnel de l’adepte, après son initiation. Mais malgré sa variété excessive, ce paganisme procédait universellement d’un vieux fond animiste, vivace surtout dans les campagnes, où il assurait continument la croissance des récoltes et la fécondité des troupeaux.

ourtant, ce foisonnement de cultes, cette multitude de rites ne provoquaient ni conflits ni affrontements; à l’exception du contrôle de quelques troubles passagers, suscités par certaines sectes orientales, la tolérance des autorités romaines était des plus larges, car tous les adeptes de ces religions disparates convenaient fondamentalement des mêmes principes: celui tout d’abord de reconnaître à chaque cité le droit d’adorer ses dieux tutélaires ; puis la croyance partagée d’une présence divine partout répandue, dont le respect et l’adoration doivent être partout observés. Si bien que les cultes païens n’étaient pas exclusifs et que l’adepte d’une religion orientale ne négligeait pas, pour autant, l’adoration des dieux tutélaires de sa cité.

Depuis longtemps, une tendance à l’unité, dans cette diversité religieuse, avait admis une équivalence entre les dieux grecs et les dieux latins, assimilant Jupiter à Zeus et Junon à Héra. A l’époque impériale, les progrès du syncrétisme permirent aussi d’assimiler, dans la province africaine, le Baal-Hammon carthaginois à Saturne et Tanit à Junon Caelestis. Les philosophes, renforçant cette tendance, proposèrent même une sorte de monothéisme, en considérant que ces dieux multiples étaient des aspects et des figures diverses d’une seule et même divinité. Stoïciens et néo-platoniciens souscrivirent à cet attrait puissant du monothéisme syncrétiste ; mais cette attraction ne provoquait aucune mise en question des vieux cultes, aucune incertitude vis-à-vis des vieux rites et de leur légitimité; car la religion de chaque communauté était la garantie du bien fondamental qui l’unissait, et toute impiété, toute offense des dieux ne pouvait que provoquer leur colère, que risquer d’entraîner la désagrégation sociale, la dissolution du lien principal des groupes humains. Les épicuriens eux-mêmes, tout en exprimant leur scepticisme face aux croyances traditionnelles, ne récusaient nullement ce lien qui assurait la cohésion de la société.

Dans cet empire disparate, le culte civique de l’empereur était un gage de loyalisme et un facteur d’unification, et les temples dédiés aux dieux de Rome un élément efficace d’une politique d’intégration. Assurant la fonction de «Pontifex maximus», à la tête du collège sacerdotal des pontifes, qui s’acquittaient surtout de la jurisprudence religieuse, l’empereur était la clé de voûte de cette unité; et dès qu’une cité de l’empire obtenait le titre institutionnel de municipe ou de colonie, et que ses citoyens devenaient donc citoyens latins ou romains, elle s’empressait d’édifier - de préférence en bordure du forum - un capitole, temple majestueux dédié à la triade principale de la religion romaine, Jupiter, Junon et Minerve. A Rome, en Italie et dans les provinces, les cités célébraient ainsi le culte officiel de Rome et d’Auguste.

Nul peuple, nulle communauté du vaste empire ne refusait ni ne contestait ce «consensus universorum», à l’exception du peuple juif qui, non seulement rejetait les cultes païens, mais tenait aussi tous leurs actes, leurs prières, leurs sacrifices et leurs serments pour un blasphème abominable et le reniement même de sa foi. Monothéistes, les juifs niaient l’existence des divinités païennes, ou les considéraient tout au plus comme des démons néfastes ; ils observaient assidûment des rites particuliers comme la circoncision, le sabbat et les tabous alimentaires, qui les distinguaient nettement de tout autre peuple de l’empire. Radical, ce particularisme n’était pas localisé dans la seule province de Palestine, mais existait aussi dans les colonies, nombreuses dans les deux bassins de la Méditerranée, où les juifs de la Diaspora observaient scrupuleusement, au milieu des païens, la foi et les rites de leur religion.

Pourtant, malgré l’étrangeté de ce particularisme, les autorités romaines firent preuve, en s’en accommodant, d’un pragmatisme manifestement compréhensif ; et les juifs de leur côté se résignèrent, depuis leur retour d’exil à Babylone, à l’octroi d’un statut d’autonomie interne, aussi large que celui qu’avait laissé l’empire perse, puis l’empire gréco-macédonien d’Alexandre, à la Palestine juive ; à l’exception cependant d’une tentative d’Antiochos Epiphane, qui tenta vainement d’helléniser Israël au début du IIe siècle av. J.-C. Sous l’égide de ces empires, comme après la conquête romaine, les juifs avaient conservé leurs dynasties royales, dont la dernière fut celle des Hérodiens. Le conseil du Sanhédrin, à la tête du système à la fois religieux, politique et judiciaire, dirigeait la vie publique, depuis qu’en 63 avant le Christ, le protectorat romain avait succédé, en Palestine, à celui des rois Séleucides ; et jamais les avantages religieux du peuple juif ne furent mis en question. Lorsque le culte impérial fut généralisé, Rome accorda aux juifs le privilège d’offrir quotidiennement un sacrifice à leur dieu, pour le salut de l’empereur ; et quand Caligula voulut abolir ce privilège et imposer les sacrifices à Rome et Auguste, son successeur Claude s’empressa de le rétablir.

Mais en 7 ap. J.-C., Rome annexa la Judée et y installa une garnison romaine, sous l’autorité d’un gouverneur de rang équestre. Tout ne tarda pas à se dégrader, car l’entretien de la garnison et la lourde fiscalité versée aux campagnes fermières qui accablaient la population suscitèrent assez vite les révoltes d’un parti de nationalistes exaltés, le parti des zélotes, qu’un messianisme actif poussait à expulser l’étranger et à restaurer le royaume davidique. Ils se dressèrent face aux grands prêtres et aux notables du parti sadducéen, fidèles aux bons rapports qu’ils entretenaient avec les autorités romaines. Rome se trouva donc, à partir de l’année 66, dans l’obligation de réprimer, en menant une guerre très dure, la révolte de la Judée. En 70, Titus, fils de l’empereur Vespasien et futur empereur, prit d’assaut Jérusalem, détruisit le Temple et chassa ou réduisit en esclavage beaucoup d’habitants.

Mais malgré la fin de leur Etat, les juifs disséminés dans l’Empire conservèrent leurs  particularités religieuses, leurs synagogues et leurs privilèges et évitèrent attentivement les mariages avec les païens. Actif, leur prosélytisme fut aussi discret et limité par les observances de la circoncision et du sabbat ; mais cette limite facilita les rapports avec les autorités, qu’un prosélytisme puissant aurait pu inquiéter. D’ailleurs, les juifs évitaient, même s’ils étaient citoyens romains, les magistratures et les fonctions officielles. Si bien qu’on ne constate aucune hostilité envers les communautés juives, aucune trace de ce qu’on appellera plus tard l’antisémitisme.

Pourtant, ce sont les origines juives qui expliquent le conflit de Rome avec le christianisme naissant, car l’enracinement judaïque est certain, autant que la lenteur de la rupture entre l’ancienne et la nouvelle religion. Quant aux emprunts que le christianisme a pu faire à la pensée antique et aux doctrines platoniciennes, c’est à une date tardive, plus tard que l’âge apostolique, qu’ils ont pu survenir avec, notamment, l’œuvre de Saint-Augustin. Comme pour la religion juive, les cultes païens, pour les premiers adeptes de la foi chrétienne, étaient des dévotions démoniaques ; et en raison de ce rejet, dans une société païenne plongée dans la religiosité et l’observance des cultes sacrés du paganisme, les premières communautés chrétiennes étaient condamnées à l’isolement, à une vie à l’écart des rites païens omniprésents dans la vie publique. Les autorités romaines, de leur côté, les confondirent d’abord avec les communautés juives de leur naissance; confusion d’autant plus aisée que les premières conversions au christianisme se faisaient exclusivement dans les milieux juifs. Ils bénéficièrent en conséquence de la même bienveillance et des mêmes privilèges reconnus aux communautés juives. Mais avec le triomphe de l’action initiée par Paul et l’extension du prosélytisme parmi les païens, l’attitude des chrétiens à l’égard des cultes de la religion païenne devint radicalement condamnable, aux yeux des autorités comme à ceux de l’opinion.

L’incompatibilité fondamentale entre les cultes traditionnels du monde romain et le monothéisme absolu, hérité directement du judaïsme, ne tarda pas à devenir évidente. Refusant tout rapport, toute compromission avec le culte des idoles, les premiers chrétiens considérèrent qu’accorder l’hommage dû à Dieu seul, à des idoles créées par l’homme, était un blasphème abominable, un déni de la transcendance radicale de la divinité. Si les juifs ne souffrirent que fort peu des désagréments instaurés par cette incompatibilité, c’est parce qu’ils constituaient une ethnie reconnue, que la juridiction romaine pouvait tolérer ; alors que la tendance universaliste des premiers chrétiens et leur ardeur apostolique étaient des appels adressés à des adeptes dans toutes les provinces romaines, à l’adhésion des hommes, de tous les hommes, sans distinction entre leurs langues, leurs races et leurs communautés. Ce prosélytisme effréné apparut donc comme une menace diffuse et incontrôlable. De surcroît, les autorités romaines n’ignoraient pas que le fondateur de cette religion s’était rebellé contre Rome et avait été condamné à mort par un gouverneur romain. Assimilé aux zélotes, ces agitateurs qui tentaient de soulever le peuple juif, il avait été crucifié et le «titulus», l’écriteau fixé selon l’usage sur la croix, par ordre du gouverneur, le préfet Ponce Pilate, indiquait qu’il se disait «roi des juifs». L’évangile, de son côté, présente la condamnation de Jésus comme l’issue d’un complot ourdi par les grands-prêtres sadducéens, opposés à toute agitation et partisans d’une collaboration étroite avec les autorités romaines.

Confondu avec les zélotes et dénoncé aux Romains pour se débarrasser de lui, leurs véritables griefs contre lui étaient d’ordre théologique ; alors même qu’il refusait les sollicitations de ses disciples zélotes, qui le pressaient de rétablir le royaume d’Israël, en leur répétant que son royaume n’était pas de ce monde et qu’il conseillait même de «rendre à César ce qui était à César», c'est-à-dire de payer l’impôt très impopulaire soutiré par Rome. Ce qui n’empêcha pas l’autorité provinciale de le condamner au supplice infamant de la croix en tant que rebelle, révolté contre l’ordre romain. Plus tard, lorsque l’historien Tacite relata les exécutions de chrétiens, sur l’ordre de Néron, il ne manqua pas de rappeler que «cette exécrable superstition» avait été initiée par ce Christus que Rome avait condamné et mis à mort. «Ainsi, dans ses racines mêmes, le christianisme présente des caractères qui devaient le rendre suspect et inquiétant aux yeux des Romains», conclut C. Lepelley dans un opuscule intitulé «L’empire romain et le christianisme»; opuscule qui est la source principale de cet article.

Ammar Mahjoubi

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