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Georges Bensoussan : "Dans la pensée arabo-musulmane, il est inconcevable que des Juifs, censés rester d’éternels soumis, puissent commander à des musulmans. L'État d'Israël y est donc une anomalie à faire disparaître"

Première partie d’un grand entretien avec l’historien qui avait tiré la sonnette d’alarme sur la montée de l’islamisme et le délitement démocratique français dans "Les territoires perdus de la République" il y a déjà 22 ans.

Georges Bensoussan et Jean-Sébastien Ferjou

La seconde partie de cet entretien sera à retrouver sur Atlantico ce lundi
 

Jean-Sébastien Ferjou : Une grande incompréhension s’est installée entre Israël et l’Occident où cohabitent aussi bien manifestants pro-palestiniens et militants antisionistes qu’opinions publiques silencieuses qui soutiennent malgré tout l’État hébreu à plus ou moins 80%. Comment analysez-vous ces différentes strates des opinions occidentales ?

Georges Bensoussan : Ce qui est frappant dans cette situation, c’est le décalage entre des minorités actives et la masse de l’opinion. Des manifestations pro palestiniennes qui ne sont pas forcément massives comme celles de Londres, l’occupation de certains lieux universitaires comme Sciences Po Paris et l’ENS par des groupes minoritaires mais qui imposent leur loi du fait du silence du plus grand nombre couplé à la lâcheté des autorités. Est frappant en deuxième lieu le décalage entre des opinions publiques qui soutiennent assez majoritairement l’État d’Israël en dépit des huit mois de guerre et d’un parti pris médiatique globalement anti-israélien, en particulier dans l’audiovisuel public qui est devenu en France, pour certaines émissions, notamment à France Inter, une machine militante qu’on sent désormais sans retenue. C’est ce qu'a montré une récente enquête reprise le 25 mai 2024 par un article du Figaro.  

Est frappant également le fossé entre un discours médiatique souvent dominé par le gauchisme culturel (et sa déclinaison Woke), et la masse d’une opinion sur laquelle ce discours n’opère plus. Or, quand une parole publique n’a plus d’impact comme c’est le cas avec le pouvoir exécutif (la parole d’Emmanuel Macron, quoi qu’il dise, semble désormais tourner à vide alors que le quinquennat est loin d’être terminé) comme c’est le cas aussi, avec le discours des médias publics montre que nous sommes dans une situation où le pays légal devient une terre étrangère au pays réel pour reprendre une vieille distinction. La partialité du service public d’information est devenue désormais un fait notoire, quasiment un scandale d’État dès lors qu’il s’agit d’argent public.

La morgue montrée par les syndicats de Radio France face aux enquêtes récentes me fait penser à l’aveuglement des privilégiés à la veille de la Révolution. Ils semblent ne rien comprendre au monde nouveau qui émerge, déconnectés des réalités du pays voire pour certains d’entre eux enfermés dans un autisme méprisant, qualifiant toute remise en cause d’« extrême droite » annonçant le « retour des heures les plus sombres ».

On ne comprend pas cette poussée de « fièvre palestinophile » si on la déconnecte du poids de l’immigration arabo-musulmane et des groupes de pression qu’elle a réussi à mettre en place depuis une quarantaine d’années, islamistes ou non. C’est pourquoi, ces manifestations estudiantines, aussi bien américaines qu’européennes, n’ont rien de spontané. Elles sont téléguidées en particulier par une association née aux États-Unis il y a plusieurs décennies déjà Students For Justice in Palestine.

Redoutez-vous que, de malaise, cette incompréhension se transforme en divorce franc ?

Bien évidemment, on peut redouter que tout cela aboutisse à un divorce d’autant qu’avec la religion palestinophile on est davantage dans le domaine de l’affect que dans celui de l’analyse. Or, en la matière, tout dans le conflit israélo-arabe tend à capter la sympathie et la compassion vers le plus faible, bombardé depuis plusieurs mois et privé d’une souveraineté nationale. En face, l’État d’Israël, en dépit de l’agression dont il a été l’objet le 7 octobre, apparaît comme une puissance militaire d’importancequi dispose d’une souveraineté étatique. Dans le monde manichéen du bien et du mal, du faible et du fort, l’État d’Israël apparait comme le puissant et l’agresseur. Plus encore, dans la culture woke qui est le degré zéro de la pensée où le monde est relu au seul prisme réducteur dominant/dominé, le signe juif, sous la forme de l’État d’Israël, représente le monde blanc, riche et colonisateur.

Il faut un long travail d’explication pour montrer que la réponse à une organisation qui explique qu’elle veut vous extirper de la région comme le montrent plusieurs articles sa Charte, vous place dans une situation de légitime défense. Face à un ennemi déterminé non à vous vaincre mais à vous éradiquer commel’a montré la vague de cruauté du 7 octobre,il n’y a pas de « réponse modérée », de même qu’il Il n'y avait pas de réponse modéréeà opposer aux nazis et à leurs projets délirants. La Charte du Hamas est de nature génocidaire. Lisez-la dans ses deux versions, celle de 1988 et de 2017. Cela vous prendra quinze minutes. La destruction d’un État, et donc le massacre qui accompagnera probablement cette démolition, y est posément programmée.

On savait déjà que « les faits ne pénètrent pas dans l'univers des croyances » comme l’écrivait Proust. Il faut ajouter, hélas, que les analyses qui décryptent la complexité du réel ne valent rien opposées aux images d’enfants bombardés et en sang, de civils errants, hagards et manquant de tout. Quand bien même votre ennemi est un modèle d’immoralité, quand bien même votre combat est légitime, vous serez classé dans le camp du mal et de l’injustice.

La guerre entre Israël et le Hamas semble s’inscrire dans un espace-temps différent du monde post-moderne occidental. Culture du rapport de force et de l’honneur, appartenances claniques ou tribales, résistance devenue plus religieuse que nationale…: ce conflit est-il un vestige du passé ou la préfiguration d’un avenir qui concernerait tout l’Occident via la confrontation avec l’islamisme politique ?

Les deux à la fois. Le combat mené par le Hamas réunit tous les éléments de l’islamisme auquel nous avons affaire en France depuis plus de dix ans. Sa Charte en fait foi, en particulier l’article 31 qui ignore les réformes de l’empire ottoman (1856) et prône rien moins que le retour à la dhimma. Sur ce plan-là, le combat des miliciens du Hamas est le cousin germain de nos islamistes français qui s’emparent d’une grande partie des communautés musulmanes du pays.

En même temps, ce conflit est incompréhensible si l’on méconnait la nature clanique de la société arabe de Palestine où la notion de nation n’a longtemps rien signifié. Une société qui fonctionne selon les appartenances familiales et tribales. C’est ce pourquoi toute institution qui a prétendu représenter la nation avant 1948 a échoué. Cette structure archaïque face à une société de type occidental comme l’était la société juive (israélienne) est l’une des raisons de la défaite finale des Palestiniens.

Que vous inspirent les réactions des responsables du culte musulman en France ou plus large largement en Occident ?

Il est difficile d'apporter une réponse satisfaisante à cette question. Nul ne peut sonder les reins et les cœurs. On peut simplement déplorer qu’après le 7 octobre, les réactions des responsables musulmans aient été inexistantes ou tièdes, parfois même étranges. Sans oublier que bien peu nombreux furent les chefs de la communauté musulmane à rejoindre la marche contre l’antisémitisme le 12 novembre 2023.

Mais il n’y a pas lieu non plus de s’étonner. Les années précédentes, plusieurs indices avaient montré combien sur certains sujets les responsables musulmans étaient éloignés de la communauté nationale. Cela étant, ses responsables ne sauraient parler au nom des millions de musulmans qui vivent en France, on peut imaginer qu’un certain nombre refusent d’être représentés par eux. Comme on peut imaginer qu’un grand nombre de Juifs ne se sentent pas représentés par les déclarations du Crif ou du Consistoire central.

Les Israéliens ont souvent l’impression de ne pas être compris et de voir leurs arguments rejetés quoiqu’ils fassent ou disent. S’il est vrai que certains s’en moquent tant ils considèrent qu’Israël serait un État colonial à détruire par principe, pensez-vous que le gouvernement israélien a sous-estimé l’impact sur les opinions mondiales des déclarations ou actions de ses ministres d’extrême droite ?

À l’évidence, les déclarations ou les actions de certains ministres comme Ben Gvir et Smotrich ne sont pas faites pour améliorer l’image de l’État d’Israël. Sur le plan intérieur, ces gens sont un danger pour la cohésion nationale et pour les rapports avec les voisins. Il est probable qu’une grande partie de l’opinion israélienne aujourd’hui, y compris parmi ses anciens soutiens, estime que ce gouvernement aurait dû céder la place après l’échec du 7 octobre. Je rappelle que Golda Méir avait démissionné au printemps 1974, moins de six mois après le traumatisme de la guerre du Kippour. Et sa responsabilité était bien moindre que celle de Netanyahou dans les évènements du 7 octobre. La stratégie du chef du gouvernement vis-à-vis du Hamas s’est effondrée comme fétu de paille. Le prix : 1160 morts, le 7 octobre et 235 otages, des milliers de blessés et un traumatisme sans fin.

Beaucoup pensent (dans quelle proportion c’est difficile à dire), qu’il faudrait faire place à un gouvernement de consensus national dans un pays extrêmement fracturé sur des questions de fond qui touchent à la nature même de l’État d’Israël.

Cela posé, faire de ce gouvernement le seul responsable de la vague de réprobation mondiale qui entoure (en apparence) l’État juif est une vision naïve.Si vous remontez dans le temps, en interrogeant des épisodes plus anciens d’il y a 40 ou 50 ans, vous constaterez comment depuis les années 70 s’est cristallisé la réprobation qui entoure ce pays. C’était particulièrement avéré lors de la guerre du Liban en 1982. Cela tient à des causes culturelles profondes, ce qui ne dédouane évidemment pas l’État d’Israël pour la politique qu’il mène et les choix qu’il fait au prétexte qu’il serait condamné d’avance. Mais penser qu’il est condamné à cause de l’actuel gouvernement est réducteur.

Depuis sa fondation en 1948, et sans même parler du monde arabo-musulman, la création de l’État juif a heurté de front l’économie psychique du monde occidental où les Juifs comme peuple déchu de l’élection divine devaient demeurer ce peuple errant et souffrant, stigmatisé et dont la réprobation dont il était frappé confirmait le report du choix de Dieu, « d’Israël selon la chair » à « Israël selon l’esprit » (verus Israel). En accord avec la théorie augustinienne du « peuple-témoin », témoin en premier lieu de la véracité des Écritures (« Ancien Testament »), et plus encore témoin en second lieu de la vérité du message christique par le spectacle sans fin de sa déchéance.

Ce paysage mental a façonné la culture occidentale. En dépit du lent processus de sécularisation de la pensée et de la laïcisation des comportements commencé il y a plus de deux siècles en Occident, cette empreinte culturelle (quand les cadres de la foi s’effritent, ils deviennent une empreinte culturelle) demeure assez puissante pour n’accepter qu’avec difficulté la restauration de la souveraineté nationale du peuple juif. Par surcroit, sur la terre où le Seigneur a été mis à mort. Si l’on met de côté l’anthropologie culturelle de l’antijudaïsme chrétien, on ne peut pas comprendre la puissante vague de réprobation qui entoure l’État juif quoi qu’il fasse. La réprobation du signe juif n’a pas disparu avec la création de l’État d’Israël, elle s’est déplacée du « peuple en trop » à « l’État en trop ». Si vous prenez les principaux schèmes de l’antisémitisme européen vers 1937-1938, les « Juifs fauteurs de guerre » (comme dans le premier des trois pamphlets de Céline, Bagatelles pour un massacre), vous les retrouverez aujourd’hui intacts, mais transmués sur l’État d’Israël accusé d’être un fauteur de guerre régionale, et peut-être demain d’une guerre générale.« La création d’Israël, tout en constituant un bien pour le peuple juif, notait il y a une vingtaine d’années l’historien britannique Hyam Maccoby, n’a donc pas résolu le problème de l’antisémitisme, mais l’a simplement recréé sous une forme singulièrement insoluble[1]. »

Je veux dire par-là qu’au-delà de la critique objective dont l’État d’Israël, comme n’importe quel État au monde peut faire l’objet, on ne peut qu’être frappé par la disproportion dans les condamnations qui frappent ce pays, par l’avalanche deréprobations de tous ordres comme par les foules qu’il met en mouvement alors même qu’après le 7 octobre 2023, il s’est engagé dans une guerre défensive et légitime. Il y a là, au premier abord, quelque chose qui frappe l’imagination, voire scandalise et peut faire parler d'immoralité. Mais le jugement moral n’aide pas à comprendre la « peste émotionnelle » qui entoure cet État.

La disproportion dans les condamnations des Nations unies par exemple peut d’abord scandaliser. Passé un certain seuil, elle confine au grotesque dès lors que bien avant la Russie, la Chine, l’Iran, l’Afghanistan, l’Arabie Saoudite, la Syrie, et tant d’autres pays, l’État d’Israël apparait en matière de droits de l’homme comme un repoussoir absolu. Qui peut croire à une telle énormité ?Qui peut sombrer dans une telle niaiserie sans se ridiculiser ? Sans même évoquer la majorité automatique des 57 pays musulmans, on perçoit également dans le monde occidental une jouissance malsaine à voir les Juifs ravalés au rang de leurs anciens bourreaux. Ce faisant, d’alléger d’autant la culpabilité de la Shoah. Une situation que dans le monde juif, et alors que la guerre n'était pas terminée, on avait résumé par ces mots : «Ils ne nous pardonneront jamais le mal qu’ils nous ont fait ».Cette phrase est essentielle à qui veut comprendre la vague d’irrationalité qui entoure ce conflit en Occident.

Enfin, dans le monde arabo-musulman où le signe juif, marqué par le statut de dhimmi, doit demeurer soumis et dominé, il est inconcevable et impensable que des Juifs puissent commander à des musulmans. Dans ce cadre mental, l'État d'Israël est un non-sens, une anomalie à faire disparaître au plus vite. C’est ce qu’écrivait récemment l’un des meilleurs spécialistes de l’islam et de la langue arabe à l’Université hébraïque de Jérusalem, Meir Bar Asher : « Les Juifs n'ont pas le droit de dominer des musulmans, quel que soit le lieu où le temps. À leurs yeux, la souveraineté de l'État d'Israël ou des musulmans sont pour la première fois dans l'histoire de l'islam sous domination juive, constitue donc une anomalie intolérable[2] ».

Georges Bensoussan est Historien. Dernier ouvrage paru : Les origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), Presses universitaires de France, 2023.

[1] In Hyam Maccoby, Un peuple paria. Anthropologie de l’antisémitisme (traduit de l’anglais), éditions H et O, 2019, p.296.

[2]In Les Juifs dans le Coran, Albin Michel, 2019, p. 207.

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