Être juif après le 7 octobre - Justine Levy
À partir de sentiments et d’épisodes vécus, l’écrivaine Justine Lévy dissèque l’antisémitisme décomplexé de l’après 7 Octobre.
Je ne suis pas une intellectuelle, je ne suis pas une spécialiste de la question juive (je ne suis même peut-être pas vraiment tout à fait précisément juive), je ne peux que vous parler de sentiments et d’émotions et de choses vécues.
Le fait d’être juif, dans notre famille, ça fait bien sûr partie de notre identité, mais pas au quotidien, pas à chaque moment de la vie. D’ailleurs quand nous étions enfants avec mon frère, mon père et ses parents, on ne faisait pas Shabbat, on ne fêtait pas Pessah, et moi je n’ai jamais jeûné pour Yom Kippour. Je pensais que c’était pour ceux qui ont des choses à se faire pardonner, et moi j’avais la conscience relativement tranquille. Donc on fêtait Noël, pour les cadeaux, les amis et la dinde.
Et puis beaucoup plus tard, pour la Brit Mila de mon fils, il y a un peu plus de quatorze ans, il fallait un certain nombre de témoins juifs, et nous étions bien embarrassés, mon mari et moi, nous avons téléphoné à nos amis, « allô Jean-Michel, est-ce que tu es juif ? », « allô Olivier, dis-moi, j’ai une question un peu bizarre à te poser, mais est-ce que tu es juif ? », et nous avons laborieusement réuni le nombre de Juifs qu’il fallait. Et puis plus rien, retour à la vie laïque et non communautaire.
Logiquement, mes enfants n’avaient jamais rencontré d’antisémites, ils savaient à peine, eux aussi, qu’ils étaient juifs – enfin ils le savaient mais le fait de se reconnaître comme juifs n’était pas une priorité.
Et quant à moi, je suis de la génération black-blanc-beur, et le must, à l’époque, à l’école, c’était le pin’s jaune « touche pas à mon pote », et pas la petite main rouge qu’arborent parfois des comédiens qui doivent trouver ça trendy.
Et puis voilà le 7 octobre. Et tout de suite, avant même le déclenchement de la riposte, avant que tout devienne encore plus tragique, parce que c’est vrai que c’est tragique, tout de suite, nous avons trouvé autour de nous et de nos enfants parfois certes un soutien, mais du bout du bout des lèvres. Très vite, au bout de quelques heures, a commencé à circuler cette idée que les Juifs, décidément, en faisaient trop, toujours à se plaindre, toujours à faire les victimes, toujours à se croire le centre du monde, les gens en avaient déjà marre, et puis est-ce qu’ils l’ont pas un peu cherché, ces Israéliens qui ne trouvent rien de mieux à faire que de danser à quelques mètres de « la prison à ciel ouvert ». Faut quand même pas oublier, disaient nos connaissances, des relations, qu’il y a quand même « un oppresseur d’un côté et un oppressé de l’autre, alors bon ».
Mon fils est rentré un soir à la maison tout penaud, et il m’a demandé, avec beaucoup de réticence, ce que c’est exactement qu’une « tête de sioniste », parce qu’un camarade lui a balancé ça à l’interclasse.
Donc le 7 octobre, notre monde a changé. En fait, j’ai l’impression que c’est un peu comme ces familles qui ont un terrain favorable à, mettons, l’addiction, ou la dépression, ou la schizophrénie et où il suffit parfois d’un élément déclencheur pour que la maladie se développe. Là, le 7 octobre a permis la résurgence chez les Français, beaucoup, beaucoup de Français, même des enfants, des adolescents, d’un antisémitisme d’abord un peu timide puis de plus en plus décomplexé. Et, sur les réseaux sociaux, on s’est mis trouver des « oust ! les raclures de sionistes », des « qu’on les mette dans des trains, du balai », etc., enfin tout ça vous le savez.
Oui, le climat est très tendu à la maison, comme chez vous sans doute, parce qu’avant on se disait, un peu en plaisantant, un peu sérieusement, que de toute façon si tout allait vraiment mal on partirait en Amérique, et puis on a assez vite compris qu’on n’avait plus nulle part où aller, et que nulle part, au fond, on ne voulait de nous. Ma fille m’a demandé assez candidement il y a quelques jours : « Pourquoi on dit de nous, les Juifs, que nous sommes partout ? », alors qu’apparemment on est surtout tous chassés de partout, des universités, des manifs, et finalement on est si peu nombreux, on est si peu soutenus, il y a tellement d’antisémites et si peu de Juifs. Bien sûr, il y a aussi Israël comme horizon possible, comme base, comme safe zone, mais on prend tous en plein visage cette réalité qu’Israël, que j’aime infiniment, est un tout petit pays dont tout le monde, finalement, souhaite la disparition.
Bien sûr que l’État français, pour l’instant, nous protège et protège nos familles. Mais nos repères ont changé. Nos certitudes aussi. C’est déstabilisant. Vertigineux. On me disait parfois en plaisantant que j’étais une mère juive, au sens « mange, mon fils, mange ». Mais maintenant, être une mère juive, ça n’a plus du tout ce même sens gentil que j’aimais bien. Je ne m’affole plus quand les enfants ont mauvaise mine. Maintenant, c’est : « ne te fais pas remarquer, ne parle pas du conflit avec les gens, même avec tes amis, ne te mêle pas s’il te plaît de ces conversations-là ». Je suis allée, une fois, coller des affiches pour les otages, le soir un peu tard, avec un collectif de mon arrondissement. J’étais si naïve, je n’avais pas compris pourquoi il fallait se cacher, porter des vêtements noirs, faire vite, laisser tourner le moteur et quelqu’un au volant prêt à démarrer. Et puis, au moment de placarder la photo qui tord le cœur du petit Kfir Bibas, qui avait 9 mois à l’époque, nous avons été insultés par des jeunes femmes à vélo, des voisines, peut-être d’anciennes collègues de bureau, des possibles camarades de natation, sûrement des ex-camarades de classe vieillissantes…
Avant le 7 octobre, on se sentait donc beaucoup d’autres choses que juifs. Maintenant, on n’est presque plus que ça. Je ne veux pas dire qu’on est réduits à être juifs, parce que ce n’est pas une réduction, c’est plutôt une promotion, mais enfin on est davantage définis aujourd’hui par sioniste et juif qu’autre chose et pour le moment et, jusqu’à nouvel ordre, tout le reste est mis à l’écart. Car à quoi penser d’autre ? De quoi d’autre on peut parler ?
Quand mon père a commencé à écrire son livre sur la solitude d’Israël, je le trouvais beaucoup trop pessimiste. Je n’imaginais pas que tellement de gens, dans notre entourage, allaient passer de l’autre côté : celui où l’on pense que ce qui s’est passé le 7 octobre est atroce, mais qu’il existe quelque chose de plus atroce encore : le colonialisme ; et que s’il faut en passer par le viol, la décapitation et le kidnapping pour venir à bout de cette atrocité-là, eh bien c’est comme ça. La fin, en quelque sorte, justifie les moyens.
Il nous reste évidemment quelques amis non juifs, les meilleurs, les plus anciens, les plus courageux, mais je vois de plus en plus chez les jeunes, et chez les moins jeunes qui voudraient passer pour des jeunes, sur les réseaux sociaux ou ailleurs, que c’est tendance d’être du côté des Palestiniens et tant pis si ça veut dire être du côté du Hamas.
Je mesure la chance que nous avions à l’époque où le combat contre l’antisémitisme n’était pas une priorité, ou alors pas plus que contre toute forme de racisme. Je n’ai jamais été communautariste. Là, maintenant qu’on est embourbés dans la colère et la peur, tout a changé. Il est devenu fondamental d’être ici ce soir. Fondamental de participer à des manifestations. Fondamental d’aller en Israël, à la fin de l’année dernière, à l’initiative de David Frèche, et d’Elnet France.