La communauté juive dans le cinéma tunisien
Férid Boughedir
Dans son film autobiographique Les jasmins de la Véranda, Serge Moati a fixé, à l'occasion de son retour dans son pays natal, les réminiscences de sa mémoire d'enfant, lorsqu'il vivait encore à Tunis. Dans L'Homme de cendres de Nouri Bouzid, une longue séquence chargée d'émotion traduit la relation privilégiée qu'entretenait un jeune Tunisien avec son vieil ami et maître artisan de confession juive. Le commentaire que le cinéaste Férid Boughedir a développé à la suite de la projection de ces deux films a été l'occasion d'exprimer ce qu'a représenté, pour de nombreux Tunisiens musulmans, la perte de cette dimension d'eux-mêmes qu'était la communauté juive de Tunisie.
Pour aborder le sujet de la place de la communauté juive dans la société tunisienne, laissons la complaisance de côté et préférons lui le franc parler, car c'est en évoquant les déchirures, les cloisonnements, tout ce qui est arrivé entre les deux communautés tunisiennes, juive et musulmane, que nous arriverons à les dépasser. Exil, séparation, nostalgie, autant de blessures qui demeurent vives — à juste raison — pour beaucoup de juifs tunisiens qui ont quitté la Tunisie voici une vingtaine ou une trentaine d'années et qui sont devenus aujourd'hui à moitié français. Mais ces blessures, ils ne sont pas les seuls à en être affectés. Beaucoup parmi les Tunisiens musulmans, dont des intellectuels et hommes de culture, même s'ils ne le disent qu'à moitié, se sentent aussi orphelins depuis cette séparation.
Je suis moi-même orphelin de cette Tunisie plurielle, et ce n'est pas seulement parce que je suis un enfant du Lycée Carnot de Tunis dont le centenaire est célébré cette année et où ce sont mêlés les enfants des communautés et des religions les plus diverses au sein de larges "minorités". C'est parce que durant cette période, celle des années soixante, tous les nationalismes dans tous les pays arabes ont laissé partir leurs minorités et ont pratiqué l'exclusion. Ce qui s'est passé en Tunisie, c'est ce que l'écrivain tunisienne Hélé Béji(1) appelle "le nationalitaire" c'est-à-dire lorsque le nationalisme se met à se nourrir d'exclusion, qu'il se met à rejeter tout ce qui n'est pas strictement et orthodoxiquement national selon des paramètres étroits d'appartenance à la nation. Face au phénomène nationalitaire, l'intellectuel tunisien — de quelque confession qu'il soit — voit cette exclusion; il voit aussi qu'elle peut virer à l'antisémitisme, comme elle virerait à l'anti-gauchisme, à l'anti-marxisme, à l'anti-tout ce qui n'appartient pas au majoritaire.
Je suis fier en tant que Tunisien de cette volonté aujourd'hui clairement et officiellement exprimée de panser ces blessures et de marcher à nouveau les uns vers les autres. Je trouve que c'est très beau que cela se fasse si vite, 25 ans à peine après la fracture de juin 1967 avec tous les problèmes de "là-bas" qui se sont répercutés chez nous. C'est réconfortant de savoir que le contact est renoué avec cette dimension de nous mêmes, avant qu'il y ait une génération future de juifs tunisiens nés à l'étranger et qui ignorent tout de la Tunisie. Ce moment que nous vivons est très important car nous sommes en train de réécrire une partie de notre histoire, de la véritable histoire de la Tunisie — le drame dans les pays à parti unique étant que l'histoire est trop souvent réécrite d'une certaine façon, avec des exclusions, pas seulement à l'encontre de la communauté juive, d'ailleurs, mais plutôt selon les disgrâces de l'heure. Il s'agit d'être capable, à un moment ou à un autre, de rétablir la vérité. Je sens que c'est ce que nous faisons aujourd'hui.
A propos du sujet plus spécifique du Juif dans le cinéma tunisien, je commencerai par évoquer le personnage de Albert Samama, dit Samama Chikly, qui fut le premier cinéaste tunisien. Certains disent que ce surnom lui vient d'une joyeuse confrérie qui s'appelait Les Pompiers de l'Ile de Chikly, cette petite île située sur le lac de Tunis où Albert Samama organisait des fêtes. Ce personnage extraordinaire était d'une curiosité telle qu'il a été le premier à introduire une multitude de nouveautés en Tunisie, dont d'ailleurs, le cinéma. Avant d'amener le cinéma, il a été le premier à introduire la bicyclette, le télégraphique sans fil, le premier appareil à rayons X dans un hôpital de Tunis… Comme il était passionné de photographie, il s'est tourné tout naturellement vers le cinéma, en 1895, lorsque le cinéma a été inventé. Deux ans après, Albert Samama Chikly organisait des projections de films en Tunisie. Non content de filmer sur terre, cet inventeur curieux et touche-à-tout, a effectué la première prise de vue en ballon entre Hammam-lif et Grombalia puis les premières prises de vue sous-marines. Il filme ensuite le tremblement de terre de Messine, une pêche au thon pour le Prince de Monaco, et pendant la Guerre 14-18, les tranchés de Verdun. Après toutes ces réalisations expérimentales, il décide de faire son premier court métrage. C'était en 1922. Il tourne Zohra, l'histoire d'une jeune fille française qui tombe d'un avion et qui est recueillie par une tribu bédouine tunisienne. Le film décrit la vie de cette tribu dans tous ses détails. Il en avait confié le rôle principal à sa fille Haydée (elle vit toujours en Tunisie, plus précisément à la rue de Marseille à Tunis). Je donnerai cher pour retrouver ces films que je cherche depuis longtemps. Un grand réalisateur de Hollywood, Rex Ingram, auteur notamment de Ben Hur, avait demandé à Haydée Chikly de jouer dans un de ses films. Son père s'y était opposé et c'est ainsi qu'au lieu de laisser sa fille aller à Hollywood, Samama Chikly a décidé de ramener Hollywood jusqu'à sa fille. Il réalise donc Aïn el Ghazal ou La Fille de Carthage, premier long métrage de Tunisie réalisé par un Tunisien.
Après ce long métrage de Samama Chikly, de nombreux films coloniaux sont tournés en Tunisie et on n'entend plus parler de celui qui fut le père du cinéma tunisien. Sur la tombe de Samama Chikly, on peut lire cet épitaphe: "Inlassable dans la curiosité, téméraire dans le courage, audacieux dans l'entreprise, obstiné dans l'épreuve, résigné dans le malheur, il laisse des amis".
A l'indépendance, il y avait en activité deux cinéastes tunisiens professionnels, l'un juif et l'autre musulman. Le juif c'est André Bessis qui réalise les premières actualités tunisiennes filmées sous le titre Al-Aahd al-Jadid (la nouvelle ère); l'autre est M'hamed Kouidi, qui réalise son premier film en 1956 sur l'Assemblée nationale constituante tunisienne. Puis, la première génération de cinéastes formés à l'IDHEC de Paris intègrent la Société tunisienne de production et d'exploitation cinématographique (SATPEC) ou la Radio Télévision Tunisienne (RTT). C'est seulement dix ans après que Omar Khélifi passe du cinéma amateur au cinéma professionnel en tournant en 1966 le premier long métrage de fiction réalisé par un Tunisien après l'indépendance Al-Fajr (L'aube).
En 1986, après une longue période où il ne se passe rien de vraiment marquant, il se produit un coup de tonnerre avec L'Homme de cendres réalisé par Nouri Bouzid. Jusque-là, si on cherche l'image du juif tunisien dans le cinéma tunisien, on ne la trouve guère. Le personnage du juif tunisien est certes présent, quoique rarement, dans des sketches radiophoniques, dont certains ont été écrits par le professeur Albert Hayoun ex-professeur d'anglais, et d'autres par Mongi Ben Yaïche; on la trouve aussi dans certaines pièces de théâtre télévisées. Je citerai en particulier une pièce du genre comique intitulée Ech-chéfaa mil Khélaa (J'en ai marre de la villégiature); on y voit une famille de Tunisois musulmans qui, pour préparer ses vacances, part à la recherche d'une maison à louer à la banlieue nord de Tunis, du côté de La Goulette et de Khréreddine. La négociation avec Dédé, un Tunisien juif, pour le prix de la location est assez ardue, mais ils finissent par se mettre d'accord.
L'Homme de cendres fut un événement capital dans le cinéma tunisien. Ce film raconte le drame personnel d'un jeune Tunisien graveur sur bois de profession (naccache) qui a été formé par un maître-menuisier juif qui s'appelle Lévy; le film aborde beaucoup de sujets tabous dans la société tunisienne, dont l'un particulièrement grave: celui du viol des jeunes garçons qui résulte, entre autres, de la séparation stricte entre les deux sexes. Dans ce film, le jeune garçon qui a subi un viol dans son enfance, se prépare à se marier. Il s'agit d'un mariage arrangé entre les parents des futurs époux. Au moment du mariage, le jeune homme est saisi d'une grande angoisse car il se demande s'il est encore viril après ce qui lui est arrivé et s'il peut encore se marier. Comme il n'ose pas en parler avec son père, il va revoir son maître le vieux Lévy, celui qui lui a appris son métier, pour lui confesser son lourd secret. Lorsque ce film est passé au festival de Cannes en 1986, et dans le climat de cette époque, beaucoup de critiques notamment proche-orientaux ont taxé le film de sioniste parce qu'il y avait le personnage du Juif Lévy. Si bien que lorsque le film a été programmé aux Journées cinématographiques de Carthage(2), des jeunes ont distribué des tracts devant la salle de cinéma Le Colisée où le film était programmé le qualifiant de sioniste et appelant à le boycotter. Le film est néanmoins programmé et au cours du débat, certains appellent à l'interdire. Nouri Bouzid répond: "Vous voulez effacer une partie de ma mémoire! Je ne vous permettrai pas d'amputer une partie de ma culture". Il ajoute que "ceux qui veulent à tout prix confondre "juif" et "sioniste" ont le même raisonnement que ceux qui en Europe, veulent confondre "arabe" et "terroriste" ou "musulman" et "fanatique". Tout ce débat reste dans le cadre de la joute idéologique qu'on a connu dans les ciné-clubs à l'époque de la culture sur-politisée des années 70. Une comédienne égyptienne, Ferdaous Abdelhamid, qui jouait dans un film en compétition et qui voulait à tout prix le Prix d'interprétation féminine, cherchant à tirer profit de la situation, n'a rien trouvé de mieux que de se répandre en interviews venimeuses demandant le retrait de L'Homme de cendres de la compétition officielle le qualifiant de "pro-israélien", "anti-arabe", etc. Vaine campagne, car le jury décide d'attribuer le Tanit d'Or à ce film. L'actrice ulcérée, monte sur scène et déclare: "Le jury de ce festival n'a pas cru devoir me décerner de prix; mais le vrai jury reste le public tunisien qui raffole des feuilletons égyptiens". L'épreuve de vérité ne tardera pas à arriver pour démentir ce jugement. En effet, lorsque L'Homme de cendres sort dans le circuit commercial en Tunisie, on s'aperçoit que non seulement toute cette campagne hostile ne laisse aucune trace; mais il se passe le contraire. Le film s'affirme comme un triomphe populaire et réalise le record de recettes absolu en Tunisie depuis l'existence du cinéma, battant des films comme Rambo et Rocky. Il sera par la suite rattrapé et dépassé par de nouveaux films tunisiens. Avec l'accueil réservé par le public à L'Homme de cendres, il y a lieu d'être rassuré… malgré tout ce qui a pu se passer, sur la modération et la tolérance qui continuent à caractériser les Tunisiens.
Il y d'autres films en relation avec ce sujet: Les Jasmins de la véranda de Serge Moati, qui a fixé le moment chargé d'émotion où le cinéaste retourne en Tunisie, son pays d'origine, après de nombreuses années d'absence; Le Nombril du monde de Ariel Zeitoun, tourné en Tunisie en 1993, un film autobiographique — l'histoire de son propre père — dont le rôle principal est interprété par Michel Boujenah; le documentaire de Mounir Baaziz sur le pélerinage de la Ghriba réalisé également en 1993.
Le dialogue intercommunautaire et interconfessionnel en Tunisie semble bouger de manière significative grâce au cinéma. D'autres projets de films existent: celui de Selma Baccar sur Habiba M'sika, la grande chanteuse juive tunisienne. Je traiterai moi-même dans mon prochain film qui s'appellera TGM ou Un été à la Goulette — dont l'idée existe depuis quatre ans — de la communauté juive tunisienne. Je n'ai pas attendu qu'il y ait un feu vert pour m'intéresser à cette dimension capitale de notre identité tunisienne. Je n'ai pas attendu non plus que le sujet soit dans l'air du temps.
Sans faire de complaisance et sans nier les vrais cloisonnements ni les vraies discriminations, je crois que la Tunisie a un génie spécifique qui appartient à tous ses enfants et auquel ils ont tous contribué. C'est pour cela que les amputations de la mémoire ou de la structure socio-culturelle, même temporaires, sont toujours regrettables.
Puisque nous sommes, aujourd'hui, en train de recoudre ces morceaux de mémoire, je suis très fier de dire qu'avec l'expérience, entre autres, de L'homme de cendres, on a vu une fois de plus qu'"en Tunisie, c'est possible". Alors faisons ensemble, à partir d'aujourd'hui toujours davantage, pour que ce soit tous les jours de plus en plus possible.
Notes :
1. Tunis au XVIIe siècle. Une cité barbaresque au temps de la course, Editions L'Harmattan, Paris, 1989 et Histoire des juifs de Tunisie, des origines à nos jours, Editions L'Harmattan, Paris, 1991.
2. E. Pellissier, Description de la Régence de Tunis, Paris, 1853, p. 186.