Uri Zohar, le réalisateur avant-gardiste devenu rabbin
Jamais encore la Cinémathèque Française n’avait honoré de cinéaste israélien. C’est désormais chose faite, grâce à la rétrospective consacrée à Uri Zohar, à travers une dizaine de films.
Ce temple du 7e Art hexagonal consacre en quelque sorte un fils prodige, dont les oeuvres imprégnées de la Nouvelle Vague n’avaient pas manqué d’étonner le public israélien. Par ses audaces formelles et les sujets qu’il traite, Zohar a acclimaté dans son pays un cinéma d’auteur à la vitalité jamais démentie, s’affirmant auprès de ses pairs comme un auteur pionnier, chef de file de la «Nouvelle Vague israélienne».
Plus déconcertant encore que son pedigree cinématographique: le parcours du wunderkind. Dans les années 1970, Zohar le facétieux devient le très rangé rabbin Zohar. Lui qui avait si bien su saisir les caractères de la bohème tel-avivienne –milieu dans lequel il évolue naturellement après son service militaire– s’en éloigne progressivement après la guerre du Kippour. Rabbin ultra-orthodoxe, il met désormais sa célébrité au service d’un mouvement de «retour» à la religion (téchouva) de ses compatriotes.
Quand Zohar débute sa carrière dans les années 1950, le cinéma israélien naissant étouffe logiquement sous une chappe de plomb esthétique et idéologique. Le «réalisme sioniste» n’a rien à envier aux super-productions d’un Sergeï Eisenstein. Les films de l’époque magnifient les faits d’armes et les accomplissements du sionisme triomphant. Commandes de l’Agence juive, ils prennent la forme d’«actualités» édifiantes mais austères.
Zohar est l’un des tout-premiers réalisateurs de sa génération à s’émanciper de ce carcan intellectuel et artistique. Dans son premier film Etz o Palestine (Pile ou Face, 1962), Zohar plaque des commentaires distancés et sarcastiques sur un montage d’actualités de Nathan Axelrod. Ce film ne présente pas encore de nouveauté sur le plan formel mais esquisse une prise de distance assumée avec le narratif sioniste.
Hor Be-Levana (Un trou dans la Lune), sorti en 1964, fait incontestablement figure de «film manifeste». A sa suite, une génération de réalisateurs s’engouffrera dans la brèche qu’il a ouverte. On y retrouve des éléments caractéristiques de la Nouvelle Vague - forme privilégiée au fond, récit fractionné et non chronologique. Ainsi, dix ans avant La nuit américaine de Truffaut, Zohar recourt à la mise en abyme.
Le «film dans le film» consiste en un tournage imaginaire, dans le désert du Néguev, de scènes empruntant à différents genres (comédie musicale, western...), par deux immigrants juifs particuilèrement inspirés. La réalité les rattrape de façon cruelle lorsque –la ville détruite par un singe opulent– un officiel sioniste leur demande de reconstruire la cité selon les canons socialistes-sionistes.
Retrospectivement ce film signe les prémisses d’un cinéma non directement subordonné aux considérations politiques immédiates. Ses films ultérieures sont d’ailleurs beaucoup moins marqués politiquement.
Zohar s’attache par la suite à décrire l’univers privé des personnages. Il dérive vers un cinéma intimiste transcrivant les émotions et les réflexions métaphysiques de personnages universels. Il lui sera d’ailleurs parfois reproché de camper ex nihilo un Saint-Germain-des-Près tel-avivien déconnecté des réalités plus prosaïques de son pays.
Dans cette veine il faut voir Shlosha yamim ve-yeled (Trois jours et un enfant, 1967), adapté d’une nouvelle de d’A.B. Yehoshua et qui décroche le prix d’interprétation masculine à Cannes. Oded Kotler y incarne un étudiant bouleversé par la garde de l’enfant que lui confie son amour de jeunesse.
Dans ses derniers films enfin, il se met lui-même en scène. Trilogie à la plage remporte un franc succès populaire. Zohar y interprète un quarantenaire incapable d’assumer ses responsabilités d’adulte et les tribulations d’un mari infidèle. Le deuxième volet de la trilogie est le plus personnel de sa carrière (Eynaim gdolot, 1974). Le troisième volet est le dernier film de Zohar (Hatzilu et ha-matzil, 1977). Le regard désabusé qu’il porte dans ses derniers films annonce d’une certaine façon son éloignement de la scène tel-avivienne.
Outre les dix films de Zohar donnés à voir lors de cette rétrospective, deux documentaires de grande valeur présentés par la Cinémathèque offrent un éclairage émouvant sur le parcours atypique du réalisateur. Phénomène singulier, le cinéaste se reconnaît – certes de manière successive - deux maîtres à penser: Jean-Luc Godard (le fesseur de Brigitte Bardot, qui annonce la libération sexuelle en France) et l’ancien grand-rabbin Ovadia Yossef (le gardien tatillon de l’ordre moral en Terre sainte).
Basile Dewez