L’appé-tea littéraire
Georges-Emmanuel Morali est un rêveur, qui n’hésite pas à se transformer en sauveur de librairies. Ainsi, « Le Thé des Ecrivains » offre un magnifique écrin au Marais. On peut y déguster des lectures, se délecter de bons petits plats, s’abreuver de couleurs et de savoirs. Un art de recevoir qui ressemble à son proprio, amoureux des mots.
Qui vous a donné le goût des livres ?
Mon grand-père. Traditionnel, ce kabbaliste m’a encouragé à découvrir la littérature spirituelle, politique et poétique. La lecture biblique m’a donné un certain état d’esprit, ainsi que le sens de l’humanisme et le besoin de transmission. On touche à des zones sensibles car tout est intériorisé. Beaucoup de juifs sont brillants parce qu’ils se lancent dans une connaissance permanente, qui leur permet d’illuminer les choses. Or si l’on brille trop, on se brûle ! Aussi ne faut-il jamais perdre la relation à l’autre. Quand j’étais jeune, j’avais envie d’être Solal (ndlr. le héros d’Albert Cohen), parce que j’adhérais à sa religion et à son héroïsme. Il n’y a pas de littérature juive, mais il est vrai que Bellow, Herzog ou Keret partagent une forme d’ouverture et d’humanisme. Etant un mixte ashkénaze/séfarade, j’ai été élevé dans l’universalisme.
En quoi ses doubles racines vous nourrissent-elles ?
Elles me nourrissent et me grignotent à la fois. L’objectif est de parvenir à être heureux, en étant en phase avec soi-même. Mais on note un truc pesant dans les familles juives, qui prônent une valeur ambiguë de la réussite. Je fais partie d’une génération qu’on encourageait à devenir médecin, avocat, architecte ou commerçant. Mieux vaut toutefois bien se connaître pour être en harmonie avec soi-même.
D’où vous vient la passion des voyages ?
Je suis souvent parti à l’étranger. C’est lors de mes voyages, que j’ai appris à lire par besoin, non par obligation. La lecture forge notre caractère et notre sensibilité. Elle permet de croître, tant elle nous fait voyager. Le livre représente, pour moi, un vrai compagnon. Lorsque j’entre dans une histoire, je suis si absorbé, que j’ai l’impression de me rendre à un rendez-vous galant. Cette impatience s’accompagne d’une gourmandise d’autant plus grande, que je suis relié affectivement au livre, en tant qu’objet.
A l’heure où la librairie est en crise, quelle est la vocation du Thé des écrivains ?
Alors qu’on brandit le livre pour tous, j’avais envie de proposer un lieu luxueux, qui tire les lecteurs vers le haut. Je viens également de sauver une librairie autour du thème du cinéma. Si l’on mesure le degré de démocratie d’un pays à son nombre de librairies, on peut dire que celui-ci est libre. L’idée du Salon étant d’entrer pour se perdre et se découvrir… On peut y pénétrer librement en « s’enrichissant » gratuitement. Le vocabulaire financier s’adapte à la réalité du livre. Petite leçon de capitalisme : l’économie d’un livre passe par tant d’intermédiaires, qu’on ne gagne quasiment rien, contrairement à la production d’un vêtement, dont la rentabilité est multipliée par dix. Il s’agit donc d’une matière grise qui ne vaut pas beaucoup d’argent, mais elle peut nous apprendre des choses à l’infini. Etre libraire aujourd’hui, c’est aller à contre-courant ! C’est pourquoi ce métier relève d’un acte poétique, celui de sauver l’état du monde.
Pourquoi marier les livres au thé ?
Parce que le thé représente une boisson universelle. Il relie tout le monde, c’est une belle valeur tournée vers l’échange. J’aime l’idée qu’on puisse lire en buvant un thé dans une yourte ou un service en porcelaine. Au Japon, le thé se drape d’un rituel digne d’une célébration religieuse. Je me définis comme un passeur. Mon concept : avoir un livre dans la main face à une tasse de thé fumante.
Quelle est la force d’une librairie ?
Le livre et la papèterie m’aident à y voir clair. De même que la poésie, qui possède une vraie valeur qualitative. L’ouverture d’une librairie correspond à l’envie de raconter une histoire. Le Thé des écrivains représente une marque de qualité (thés, objets artisanaux, tissus et vêtements), porteuse de cultures. En allant vers ce qui a du sens, elle vise à faire rencontrer les multiples mondes de l’écriture. Ce n’est pas le profit qui me guide, mais le désir de bâtir quelque chose dans une société en mutation. Nous traversons une crise mondiale, tant au niveau du libéralisme que de la valeur financière ou la répartition des richesses. On est en décalage par rapport à la réalité, alors qu’on devrait réapprendre le sens du respect. Le luxe domine le monde, mais je suis persuadé que le libraire est un métier d’avenir, qui mérite d’être encouragé. Il est de l’ordre de la responsabilité collective de le soutenir, or nous n’avons bénéficié d’aucune aide ! J’ai monté trois librairies sans subventions, ni institution culturelle, ni prêt à taux zéro. Mais j’ai pu me battre grâce au soutien financier de mes amis. Le libraire d’aujourd’hui est un guerrier d’un genre nouveau pour tous ceux qui aspirent à être créatifs et inventifs.
Comment ces trois librairies constituent-elles des lieux de vie et de culture à part entière ?
Le Salon de thé se veut un concept culturel de proximité. Le livre se trouve au cœur de cet espace, mélangeant le savoir, au lifestyle, à la détente et à la nourriture. Nous proposons également des conférences et des projections de films ou de documentaires. La librairie du cinéma du Panthéon souhaite susciter la curiosité pour le 7è art, mais elle s’ouvre également à la jeunesse et à la papèterie. Le savoir et la transmission combinent l’apprentissage à la possibilité de faire des cadeaux. Celle de la Porte Dorée se situe entre les thématiques de l’immigration, l’exil et le voyage. Les flux et les génocides s’y mêlent à la mer, aux tropiques, aux écrivains-voyageurs ou aux corsaires. Quoi qu’il en soit, on doit être créatif et relier plusieurs univers, en donnant l’impression aux gens de les guider et de les nourrir. Une bonne énergie doit circuler pour que ces lieux vivent. Voilà pourquoi on est sans cesse dans le mouvement et la générosité. Ce n’est pas une question d’argent, mais d’idées ! Ce bouquet de livres, de cinéma et de nourriture sont autant d’étoiles qui forment une constellation. Ma philosophie étant de raconter une histoire à travers un thé, un roman, un objet ou un dessert.
Qu’en est-il de votre activité éditoriale et productrice ?
Elle fonctionne par coups de cœur. Le livre « Jérusalem » est né de la rencontre avec l’artiste Sandra Zemor. Elle illustre un conte de Rabbi Nahman de Bratslav par le biais de dessins, dignes d’une calligraphie. Là, je m’apprête à sortir « Le menu de Yocci », qui présente la gastronomie japonaise. Ma boîte de production tient à créer un patrimoine existant, via l’exploration de livres ou de films. Ce qui m’intéresse dans la série sur les cinéastes-écrivains (ex. Tim Burton, Edgar Keret), c’est de voir comment les auteurs passent d’un travail solitaire à un travail d’équipe. Ils font le pont entre la littérature et le cinéma, ce qui est précisément le concept de mes librairies. Ce mélange des genres a pour objectif d’ouvrir en permanence le cercle des idées et le champ des possibles.
. Salon – Le thé des écrivains : 16 rue des Minimes, 75003 Paris, tel 01 40 29 46 25
. site : www.thedesecrivains.com
Par Kerenn Elkaïm | L'Arche