Égypte : Quand le carcan islamiste se resserre…par David Bensoussan
Le 30 juin, des manifestations sont planifiées par les forces libérales égyptiennes qui veulent exprimer leurs réserves par rapport aux politiques d’islamisation et aux prérogatives autoritaires du président Morsi dont elles souhaitent la démission. Quel est l’état de la situation de ce pays ? Où va l’Égypte?
L’Égypte a longtemps été le phare et le moteur du monde arabe. L’avancée de la modernisation, le charisme du président Nasser tout comme la production cinématographique sophistiquée en avaient fait un parangon au cours des années 50. Après avoir vainement tenté d’affaiblir l’Arabie saoudite en s’attaquant au Yémen dans les années 60 et après deux conflagrations majeures avec Israël, l’Égypte d’Anwar Sadate a signé un traité de paix avec Israël. La révolution de la place Tahrir a évincé son successeur Moubarak et placé à la gouvernance du pays les Frères musulmans — mouvance longtemps interdite en Égypte — sous la houlette du président Morsi. Aujourd’hui, une certaine nébulosité règne cependant en regard de l’avenir de l’Égypte au plan de sa situation interne et de son avenir économique.
Lendemains de révolution difficiles
Les élections législatives qui ont suivi la révolution du Printemps arabe en 2011 ont étonné les Égyptiens eux-mêmes. Non seulement les Frères musulmans ont-ils gagné les élections (36 % des voix), mais une mouvance islamique salafiste plus radicale a reçu un appui substantiel (28 %), le reste du vote étant morcelé entre plusieurs tendances. Le vote fut déclaré inconstitutionnel1. Un projet de constitution ambigu hâtivement rédigé2 et adopté en 2012 octroie un rôle consultatif à l’université islamique Al-Azhar, ce qui complique grandement la législation, notamment en matière de politique bancaire (conversion fictive du taux d’intérêt en partenariat). Quant au président Morsi qui gagna les élections présidentielles en 2012, il se déclara immunisé contre toute action légale, déclenchant ainsi des manifestations importantes3. On lui attribue des déclarations controversées sur les Juifs4 et il déclara par la suite avoir été cité hors contexte. Le parti des Frères musulmans qu’il représente plaide pour une société régie par la Charia.
À la frustration envers les abus du pouvoir politique et la détérioration des conditions économiques, s’ajoute l’inquiétude envers les mesures d’islamisation, l’atteinte aux libertés civiques, la criminalité en croissance, la condition des femmes et celles des Coptes.
Les mesures d’islamisation touchent non seulement à la législation, mais aussi à d’autres domaines, et notamment l’agenda culturel. Sous prétexte qu’ils avaient été élus du temps du président Moubarak, le ministre de la Culture a limogé le directeur de l’organisation du livre égyptien, la directrice de l’opéra et celui des arts plastiques. Artistes et techniciens de l’opéra du Caire ont protesté sur scène contre la « frérisation » de la culture.
En ce qui a trait aux libertés civiques, l’activiste Ahmed Douma a été emprisonné pour injure contre le président Morsi. Des poursuites furent prises contre des journalistes critiques du président et des violences furent commises par des membres des Frères musulmans contre des manifestants non islamistes le 5 décembre 2012. Selon le ministre égyptien de l’Intérieur, le nombre d’assassinats a augmenté de 120 % en 2012 ; il en va de même pour les vols (350 %) et les rapts (145 %).
Le fait qu’au mois de décembre 2011 on ait déclaré illégal les tests de virginité des manifestantes montre que l’on vient de loin en ce qui touche au statut de la femme. De nombreuses femmes se sont plaintes de harcèlement sexuel, notamment à la célèbre place Tahrir du Caire5. Le nouveau gouvernement islamiste de l’Égypte a réclamé la suppression du Conseil des droits de la femme et le site officiel des frères musulmans Ikhwanweb préconise qu’accorder trop de droits aux femmes conduirait à la destruction totale de la société.
Des nouvelles inquiétantes parviennent régulièrement relativement à la condition de la minorité chrétienne copte, faisant part de violences, d’accusations de blasphème et d’attaques d’églises6. En 2012, le président égyptien Morsi ne se présenta pas au couronnement du nouveau pape copte Tawadros II qu’il se contenta de féliciter, manquant ainsi l’occasion de rassurer cette minorité importante7.
L’ensemble de ces problèmes polarise la société et désespère ses composantes libérales, coptes ou même féminines au point où certains souhaitent un gouvernement dans lequel l’armée jouerait un rôle plus important8. Le recul économique ne fait qu’empirer les choses.
Une économie vacillante
Avec une population de 85 millions d’âmes (près de 2,5 fois la population canadienne) et d’un PIB de près de 250 G$ (près d’un sixième du PIB canadien), l’Égypte a grandement reculé entre autres en raison de la baisse du tourisme, industrie qui représente près de 11 % du PIB et qui occupe un égyptien sur sept. Le nombre de touristes a diminué de 14 à 10 millions et demi et la proportion des touristes occidentaux a grandement diminué9. Le taux d’occupation des chambres d’hôtel est de 15 % au Caire et de 5 % à Louxor. La dette égyptienne est passée de 73 % du PIB en 2010 à 80 % en 2012 et le déficit de la balance commerciale est passé de 8,2 % à 11,7 % du PIB. Quant aux réserves égyptiennes, elles sont passées de 36 G$ avant la révolution à 12 G$ deux ans plus tard.
Trois quarts du budget sont consacrés aux salaires, aux subsides et aux payements d’intérêts. La masse salariale du secteur public a augmenté de 85 % pour atteindre 25 G$. 400 000 emplois gouvernementaux ont été ajoutés et on prévoit d’engager un autre 400 0000. La combinaison de réserves financières en décroissance et de dépenses gouvernementales en croissance se traduit entre autres par un manque de carburant et des arrêts fréquents d’électricité. Le gouvernement n’ose pas toucher aux impôts ou aux subsides qui toucheraient particulièrement les classes pauvres10.
Le manque d’assainissement économique rend difficile l’octroi du prêt de 4,8 G$ du Fonds monétaire international (qui ne représenterait que deux mois de financement du gouvernement égyptien) sans lequel d’autres prêts (environ le double) ne pourront être libérés. Nous sommes loin du prêt de 20 à 40 G$ envisagé en son temps par le président français Sarkozy. Les négociations relatives à ce prêt traînent depuis deux ans, car le gouvernement Morsi n’a pas voulu s’engager dans des mesures de réduction de déficit visant à encourager la croissance11. L’économie survit grâce à des dons, des dépôts et des prêts12 ainsi qu’à l’assistance américaine annuelle (essentiellement militaire) de 1,55 G$. À ce rythme, l’économie égyptienne est en situation instable à moyen terme, ce qui saperait l’influence politique de l’Égypte au Moyen-Orient.
L’Égypte doit faire face aux infiltrations de groupes armés au Sinaï intéressés à déstabiliser la région, mais la paix avec Israël n’est pas remise en question malgré des positions critiques de certains détracteurs islamistes. Pays à majorité sunnite, l’Égypte vit avec la pression croissante de l’opinion publique qui ne supporte pas les massacres répétés de sunnites syriens. Enfin, l’Égypte est particulièrement inquiète devant la construction de barrages sur le Nil éthiopien de peur que le débit du Nil, vital pour l’existence même de l’Égypte, n’en soit affecté.
Un discours publique problématique
Il faut ajouter en arrière-plan une pléthore de déclarations inquiétantes émanant ouvertement de personnalités religieuses : « Je hais les chrétiens, ils me dégoûtent » (Dr Abdullah Badr, diplômé d’Al-Azhar) ; « les femmes qui manifestent sur place Tahrir sont des croisées qui veulent être violées » (Abu Islam, prédicateur salafiste). Des fatwas interdisant d’exprimer des souhaits aux Coptes durant leurs fêtes religieuses, interdisant aux chauffeurs de taxis ou d’autobus de conduire leurs clients vers des églises ou encourageant la violence contre les opposants au régime ne sont que des échantillons d’un ensemble d’expressions publiques choquantes13. À cela s’ajoutent également les théories « conspirationnistes » qui réapparaissent régulièrement pour accuser la CIA d’être derrière les attentats contre les tours de la Bourse en 2001. Il est difficile d’assurer un minimum de cohésion sociale lorsque de telles déclarations ne sont pas vigoureusement remises en question par la société, par les médias ou par la justice. Des paroles d’intolérance et de discrimination qui ne sont pas contrées ou qui se cachent derrière l’irréfragable aura religieuse sapent la paix sociale. En outre, si elles ne sont pas réfutées simplement parce qu’elles s’attaquent à un segment particulier de la population, elles finissent inéluctablement par déborder sur d’autres segments. Et à la longue, la violence verbale continue finit par se métamorphoser en violence physique.
La perception d’intolérance des politiques islamistes tout comme les harangues inflammatoires non contenues génèrent des tensions sociales importantes. Elles sont perçues par de nombreux rameaux de la société comme portant atteinte aux libertés personnelles et de ce fait, l’Égypte perd une partie de son potentiel humain proactif qui cherche refuge dans l’émigration. Tout comme le Nil est vital pour l’Égypte, l’irrigation du discours public par le civisme est peut-être un des points de redressement majeur de l’Égypte, tout aussi important que celui du relèvement de l’économie.
David Bensoussan
L’auteur est professeur de sciences à l’Université du Québec
1 Le vote fut déclaré inconstitutionnel, car les partis politiques avaient également présenté des candidats indépendants. Les élections législatives de 2013 furent repoussées pour des raisons de constitutionnalité de certains articles de la loi électorale pourtant approuvés par la Chambre haute.
2 Près d’un tiers des membres du comité préparatoire avait démissionné et parmi eux, ceux qui redoutaient l’influence des Frères musulmans.
3 Une motion actuellement débattue vise à baisser l’âge de la retraite des juges de 70 à 60 ans est perçue comme un moyen de « frériser » la justice.
4 Ci-suit un extrait d´un discours prononcé par Mohamed Morsi, publié sur Internet le 10 janvier 2010 : « Chers frères, nous ne devons pas oublier de nourrir nos enfants et petits-enfants de haine envers ces sionistes et ces juifs, et tous ceux qui les soutiennent. Ils doivent être nourris de haine. La haine doit perdurer »
5 cf. Diana Sayed, Terror in Tahrir, Egypt independent, March 2, 2013
6 1981 : incidents de El Zawya El Hamra au Caire : 81 Coptes tués. 2000 : la violence à El Kosheh le 2 janvier entraîna la mort de 20 Coptes et d’un musulman ; une jeune fille de 14 ans fut enlevée sous prétexte qu’elle se serait convertie à l’islam. 2010 : le mitraillage de Coptes fêtant la nativité à Nag Hammadi fit 7 morts le 7 janvier ; 400 Coptes se barricadèrent dans une église à Marsa Matrouh pour éviter la violence de la populace. 2011 : le 1er janvier, une voiture piégée explosa à la sortie d’une église d’Alexandrie et fit 21 morts et 79 blessés ; le 8 octobre, 28 Coptes furent tués suite à une manifestation au quartier Maspero du Caire ; les manifestations du 8 mars contre l’incendie d’une église trois jours plus tôt au Caire se soldèrent par 13 morts ; le 9 octobre, une manifestation contre l’incendie d’une église fut réprimée par l’armée, faisant 13 morts. 2013 : le 28 février, attaque d’une église à Kom Ombo dans le Sud de l’Égypte. Ces exemples mettent à la lumière une réalité quotidienne difficile. Les images télévisées récentes montrent parfois un corps de police indifférent ou même prenant part à l’attaque de Coptes.
7 Il est difficile d’estimer avec exactitude la population copte. Le chiffre de 10 % est souvent avancé.
8 Depuis le renversement de la monarchie en 1952 et jusqu’à la présidence de Morsi, les présidents successifs de l’Égypte Naguib, Nasser, Sadate et Moubarak furent issus de l’armée. Lors du printemps arabe, l’armée assura la transition à la démocratie mais le président Morsi mit les hauts cadres de l’armée à la retraite en août 2012.
9 Plusieurs dizaines de touristes ont trouvé la mort dans une dizaine d’attentats revendiqués pour la plupart par le groupe Jamaa Islamya, notamment 62 victimes à Louxor en 1997 et 70 autres à Charm el-Cheikh en 2005. Ces attentats n’ont pas ralenti la croissance du nombre de touristes qui est passé de 1,4 million en 1982 à 14,7 millions en 2010 avant de chuter de plus de 30% suite aux révoltes populaires.
10 En 2008, 15 % de la population vivait avec moins de 2 $ par jour. La diminution des subsides du pain avait déclenché des émeutes en 1977 et le projet d’augmentation d’impôts se heurta à une forte opposition en 2013.
11 En juin 2011, un prêt du FMI de 3.2 G$ ne se concrétisa pas, car il fut considéré que les conditions du prêt nuiraient à « l’indépendance » de l’Égypte. En novembre 2012, le FMI demanda de réduire certaines subventions et d’augmenter les taxes, mais le gouvernement égyptien recula devant l’opposition au projet d’augmentation des taxes. Même le prêt d’urgence de 0,7 G$ fut écarté par le gouvernement Morsi en mars 2013.
12 Entre octobre 2011 et avril 2013 : dépôts libyen et qatari de 2 G$ chacun ; prêts de la Turquie de 2 G$, de l’Arabie saoudite de 1 G$ ; don de l’Arabie saoudite et du Qatar de 0,5 G$ chacun ; achats de 3 G$ d’obligations par le Qatar. Selon le Financial Times du 18 juin, 60% de l’aide publique au développement accordée par l’union européenne et étalée sur 7 ans n’ont pu être retracés.
13 Le site www.memri.org recense nombre de communications médiatisées au Proche-Orient.