La musique, secret du genie d'Einstein
Nous avons récemment créé sur le site du LPAC une page consacrée aux travaux scientifiques d’Einstein. C’est très intéressant de voir la réaction des gens lorsque je leur explique mon rôle au sein du Comité d’action politique. Quand je leur dis : « Je travaille essentiellement sur l’histoire de la science », ils restent perplexes : « Mais qu’est-ce que la science, ou même son histoire, ont à voir avec un comité d’action politique ? Pourquoi un groupe politique s’intéresserait-il à quelqu’un comme Einstein ? » Et je leur réponds : « D’abord, la politique est une science, mais surtout, si l’on ne comprend pas la nature de l’esprit humain, comment peut-on espérer mettre en œuvre une politique qui soit bénéfique pour le genre humain ? »
C’est pour cette raison que nous avons choisi une personne en particulier, Albert Einstein, qui est l’un des scientifiques les plus célèbres de toute l’histoire, afin de faire émerger des aspects essentiels à son génie et que la plupart des gens ignorent. Bien sûr, tout le monde sait qu’il est le père du E=mc2, l’équation la plus fameuse au monde. Mais ce que l’on ignore, c’est qu’Albert Einstein attribue son aptitude scientifique à ses rapports avec la musique. C’est quelque chose de tout à fait surprenant pour la majorité de la population : l’idée que la science aurait tout à voir avec l’art ! La plupart des gens conçoivent cela comme deux domaines totalement séparés ; mais lorsque l’on voit que selon ses propres dires, Einstein attribue sa capacité de faire des découvertes scientifiques à sa perception musicale, c’est une bonne preuve qu’il existe véritablement un lien intime entre ces deux domaines. Un lien si inattendu ne peut que susciter votre émerveillement !
Ce n’est donc pas une coïncidence si sa découverte, son amour et sa passion pour Mozart, dans le sens de percevoir la beauté et l’harmonie sous-jacente du monde, se développent en même temps qu’il s’interroge sur la nature de la lumière et celle du temps et de l’espace. Ces choses ne pouvant être étudiées par des expériences de laboratoire, il ne peut le faire que par un travail sur la pensée – ce qu’il appelle ses « Gedankenexperiment », ses « expériences de pensée ». Par exemple, comme il n’a pas la possibilité de tester physiquement l’idée de simultanéité du temps, il le fait par une simple expérience de pensée. Comme le disaient ses amis, c’est la musique qui a nourri et façonné son paysage mental, lui donnant la force imaginative pour entrevoir les principes invisibles en œuvre derrière les processus scientifiques.Comme nous l’avons documenté ailleurs, cette dichotomie entre la culture, la culture classique en particulier, et la science, a été provoquée à dessein. En présentant la personnalité d’Einstein et ses travaux sur la science et la musique, nous espérons donc raviver ce lien. Einstein se voyait lui-même comme un continuateur du progrès général de l’humanité, et en étudiant l’esprit de Mozart, il puise ainsi dans cette histoire créative de l’humanité.
A notre tour, en nous plongeant dans l’esprit d’Einstein, nous agissons dans la continuité de cette tradition classique et devenons capables de rendre consciente cette capacité humaine de créativité et de découverte. Notre site internet est là pour vous inciter à mener à votre tour cette démarche. Pour donner une idée générale des pensées d’Einstein, j’aimerais vous lire cette citation de lui : « La découverte de la relativité restreinte m’est arrivée par intuition, et la musique était la force motrice derrière cette intuition. Ma découverte est le résultat de la perception musicale. »
Einstein grandit en Allemagne et sa mère le familiarise très tôt avec le violon. Mais ce n’est qu’à 13 ans qu’il se passionne vraiment pour la musique, lorsqu’il découvre les sonates pour violon de Mozart. Ce fut le déclencheur de sa passion, l’amenant à faire de la musique par amour plutôt que par devoir. Il voit soudainement en Mozart, comme il le dira lui-même, un homme dessinant l’harmonie invisible du monde en lui donnant une expression musicale. C’est à peu près au même moment de sa vie qu’il commence à s’intéresser à la nature de la vitesse de la lumière, qui fut l’élément crucial le menant à sa théorie de la relativité restreinte.
Voici ce qu’il en disait : « Je tiens suffisamment de l’artiste pour puiser librement dans mon imagination. L’imagination est plus importante que le savoir. La connaissance est limitée ; l’imagination enveloppe le monde. » Certains lui demandaient : pourquoi accorder autant d’importance à l’imagination plutôt qu’aux sens, aux données et au savoir ? N’est-ce pas votre travail de scientifique de chercher les savoirs plutôt que de jouer au rêveur ?
Il répondait alors : « Je crois en la fraternité humaine et en l’unicité des individus. Mais si l’on me demande de prouver ce que je crois, je ne le peux pas. Vous savez que c’est vrai mais vous pouvez passer votre vie entière sans pouvoir le prouver. L’esprit ne peut fonctionner que sur ce qu’il sait et peut prouver. C’est là qu’à un moment donné, l’esprit fait un bond. Appelez cela l’intuition ou ce que vous voulez… Soudain, l’esprit se situe sur un plan de connaissance plus élevé, tout en étant bien incapable de prouver comment il en est arrivé là. Ce genre de bond s’est produit pour toutes les grandes découvertes. »
(…) Pour Einstein, rien de nouveau ne peut naître si l’on procède logiquement à partir de ce que l’on sait déjà. Et c’est là que la musique entre en jeu. Elle est conçue, très spécifiquement chez les artistes classiques comme Mozart, Beethoven, Schumann ou Schubert, pour aider l’esprit à faire ces bonds. Ils prennent un thème, une idée, la développent jusqu’à un point où elle est cohérente avec elle-même, puis introduisent une singularité, une ironie, qui ne colle pas vraiment avec ce qui précède. Une fois ce nouvel élément développé, l’on voit que ce qui nous semblait être un intrus dans le paysage, nous amène en fait sur un plan supérieur subsumant ce qui le précédait. Même si de prime abord, cet élément nous semblait inapproprié et même à rejeter si l’on veut maintenir la beauté de l’œuvre, l’on voit qu’en réalité, ce paradoxe est un pont vers quelque chose de plus haut, de plus beau et de plus parfait que ce que l’œuvre était à son début.
La méthode classique en musique est conçue précisément pour cela, elle constitue le modèle exact de ce que l’esprit humain doit reproduire pour faire la découverte d’un principe nouveau. Si l’on ne rétablit pas cette méthode classique comme composante déterminante de notre culture, comment espérer pouvoir faire de nouvelles découvertes en science ou dans tout autre domaine ? Cette conception nous est délibérément dissimulée.
Un autre aspect inconnu de la vie d’Einstein concerne ses convictions politiques. C’est très frappant : j’ai lu un livre qui raconte comment Edgar Hoover [le directeur du FBI à l’époque] s’en est pris à Einstein, le mettant sous écoutes, interceptant son courrier et l’accusant d’être un espion russe. Je fus surtout surprise de ne pas avoir réalisé plus tôt à quel point Einstein était aussi un révolutionnaire politique, et pas seulement dans le domaine de la culture ou de la science. On le voit dans son combat philosophique contre la mécanique quantique ou contre l’interprétation de ce qu’elle est. Alors que beaucoup revendiquent la mécanique quantique et son implication sur la non intelligibilité du monde, Einstein défend l’idée d’une science permettant de connaître le monde et demande : pourquoi faire de la science si l’on pense que le monde n’est pas intelligible ?
Ce combat pour un principe de vérité s’étend donc au domaine politique. C’est ainsi qu’Einstein milite activement pour des causes qui sont loin d’être populaires à l’époque, par exemple pour ce qui allait devenir le mouvement des droits civiques : il lève des fonds, écrit au Président, fait pression sur le Congrès. Même dans les dernières années de sa vie, il reste une personnalité très engagée politiquement. Ainsi, après le bombardement du Japon sur ordre de Truman, la presse rapporte que « le professeur Einstein a déclaré aujourd’hui être certain que s’il avait été en vie, le président Roosevelt aurait interdit le recours à la bombe atomique sur Hiroshima, et qu’elle a probablement été utilisée pour mettre fin à la guerre du Pacifique avant que la Russie ne puisse s’y engager. »
(…) Dans le cadre de son engagement contre l’usage de la bombe atomique, Einstein préside le Emergency Committee of Atomic Scientists, un comité destiné à lever des fonds pour alerter l’opinion sur les dangers encourus. Dans une lettre pour solliciter des dons, il écrit : « Les scientifiques se sentent profondément responsables dans la mesure où ils sont à l’origine du développement des armes nucléaires. » Pour inverser la tendance, ils ont mis sur pied ce comité pour lever 200 000 dollars « afin d’informer les Américains qu’une nouvelle façon de pensée est essentielle si l’on veut que l’humanité survive et atteigne des niveaux supérieurs ». Il explique dans sa campagne que si nous ne changeons pas de mentalité, en tant que culture, nous risquons de mourir dans un affrontement atomique. Il avertit que si nous ne réussissons pas à développer un sens plus élevé de notre personnalité humaine, quelque chose de supérieur au nationalisme étroit, le monde sombrera dans une guerre nucléaire. C’est exactement ce qui nous attend aujourd’hui et ce contre quoi nous militons !
Il s’agit tout bonnement du type de caractère requis pour discerner le vrai du faux et ce qui mérite que l’on se batte pour cela. Ce qui nécessite une mentalité de génie, mais pas de « génie » au sens actuel – quelque chose d’anormal, de rare ou d’accidentel – car en fait, chaque être humain est doté de la capacité de penser de manière créative, de faire des sauts dans des découvertes de principes. Une fois que vous avez intériorisé cette méthode, cette capacité typiquement humaine de découvrir la vérité par delà l’opinion qui vous est imposée, vous devenez capable de faire découverte sur découverte et de persévérer dans tous les domaines. Ainsi, vous êtes en mesure de faire la différence entre la soupe culturelle que l’on vous sert tous les jours et ce qu’est réellement une culture classique, en science comme en politique.
Vers la fin de sa vie, Einstein se retrouve totalement isolé de la communauté scientifique à cause de ses positions contre l’interprétation de la mécanique quantique. Mais il n’abandonne pas pour autant ! Il ne résigne pas en prenant sa retraite ni en se reposant sur ses lauriers. Il utilise sa célébrité pour militer en faveur de causes qui ne sont pas des plus populaires. Pour ne citer que deux exemples, nombre de combattants afro-américains sont harcelés à leur retour de la guerre. Il y a de nombreux lynchages dans le sud des Etats-Unis et la police laisse faire, ou même y participe. Imaginez ces anciens combattants venant de combattre le fascisme en Europe et qui, une fois rentrés chez eux, subissent ce traitement ! Einstein en appelle à la Maison-Blanche, il écrit des lettres, participe à des comités contre le lynchage (…) Son combat contre la maladie du racisme aux Etats-Unis fut l’un de ces ultimes combats.
(…) Il tenait plus du dissident politique qu’on ne l’imagine généralement, pour la bonne raison qu’il avait ce lien culturel, cette passion pour l’humanité et son potentiel inné de faire le beau et d’aller au vrai. Le fait d’aller à la rencontre d’un tel héros, de connaître les détails de sa vie et de devenir plus intime avec lui, vous aide à découvrir en vous comment lui ressembler.