L’âge d’or du monde arabo-musulman : mythe ou réalité ?
Avant d’entamer la réflexion sur la notion d’âge d’or de l’islam, il convient tout d’abord de rappeler tout l’intérêt que le message islamique accorda, dès son avènement, au savoir et à la connaissance.
La chronique de la révélation coranique ne rapporte-t-elle pas à cet égard que le premier verset reçu par le Prophète Mohammed (QSSSL), en 610, prit la forme d’une injonction divine : «Lis !» (Coran 90 vl) ? Toute l’importance que devait par la suite revêtir l’effort intellectuel au sein de la révélation coranique était résumée dans cette première injonction. Une multitude de versets et de hadiths viendront rapidement en confirmer l’importance, en faisant de la quête du savoir, l’un des devoirs les plus fondamentaux du croyant. Qu’on se rappelle à ce propos la manière toute particulière avec laquelle le Prophète Mohamed (QSSSL) avait entamé son travail de prédiction à Médine : en édifiant une école près de sa mosquée pour y inviter aussitôt les captifs alphabétisés à gagner leur liberté en contrepartie de cours qu’ils étaient appelés à dispenser aux croyants, jeunes et vieux, garçons et filles.
D’ailleurs, le Prophète de l’islam (QSSSL) ne cessait pas de répéter que l’ «acte d’apprendre constitue un devoir religieux pour tout musulman et musulmane» (Ibn Mâdja, h. 220). Ailleurs, c’est un autre hadith qui exprime le même intérêt pour la connaissance et le savoir : «Cherchez la science du berceau au tombeau, jusqu’en Chine s’il le faut!» (al Bayhaqî, h. 850). Au regard donc du souci permanent de l’islam de survaloriser la question de l’éducation et du savoir, il n’était donc pas étonnant que les recommandations successives du texte coranique et du Prophète Mohamed (QSSSL) donnassent rapidement naissance à «une dynamique extraordinaire au déploiement scientifique de la civilisation musulmane qui développera et enrichira les héritages civilisationnels antérieurs, tout en nourrissant leur propre évolution», (Cheikh K. Bentounès, 2006, p. 159).
En effet et par-delà l’apport exceptionnel de l’islam aux Arabes en matière de droit, de mysticisme et de philosophie, les premières conquêtes musulmanes allaient, elles aussi, fournir aux adeptes du Prophète Mohamed (QSSSL) une nouvelle occasion d’enrichir le patrimoine culturel de la nation naissante. En prenant le contrôle de plusieurs territoires autrefois dominés par les Hellènes et les Sassanides, l’islam allait, en quelques années seulement, hériter d’une grande partie du patrimoine de l’antiquité perse, grecque et latine.
Devenu, comme on sait, une nation pluriculturelle et multiconfessionnelle, le Monde musulman allait, dès le septième siècle de l’ère chrétienne, poursuivre son extension vers l’Inde, pour ensuite absorber une partie de la Chine. Cette nouvelle victoire aura un impact décisif dans le processus d’ascension culturelle de l’islam, puisqu’elle permettra aux musulmans d’acquérir de nombreux savoirs venus d’Asie, tels que les techniques de fabrication du papier et de la poudre. Le véritable apogée de la civilisation musulmane allait néanmoins se manifester avec plus d’éclat entre le VIlle et le IXe siècle, et plus particulièrement au temps des califes Haroun Al Rachid (786-809) et Al Ma’mûn (813-833).
Contrairement à leurs prédécesseurs, essentiellement animés d’ambitions politiques et militaires, les deux califes devaient, de surcroît, témoigner d’un intérêt particulier pour la culture. Voulant, par exemple, assurer une large diffusion du savoir et de la connaissance dans la société musulmane, Haroun Al Rachid ne tardera pas à substituer, dans toute l’administration califale, l’usage du papier à celui du parchemin. Il ordonnera, dans le même temps, la construction de dizaines de bibliothèques et d’écoles publiques. Féru d’astronomie, Al Ma’mûn érigera, dès l’année 829 dans le quartier le plus élevé de Bagdad, le premier observatoire permanent au monde, afin de permettre à ses astronomes d’étudier le mouvement des astres. Quelques années plus tard, soit en 832, il fondera la Maison de la sagesse ou «beyt el hikma», qu’il mit à la disposition de l’élite savante musulmane, juive et chrétienne, notamment pour la traduction des ouvrages grecs et indiens. Dès lors, les savants de l’islam allaient exceller dans la majeure partie des sciences, et en particulier l’astronomie et la philosophie. Alors même que ces deux disciplines n’étaient que très peu étudiées tout au long du moyen age en Occident. Elles ont connu leur apogée dans le monde musulman.
Premiers traducteurs des philosophes grecs
Des dizaines d’écoles et d’observatoires ont été érigés dans la plupart des métropoles et les savants de l’islam y enseignaient et y traduisaient les ouvrages d’auteurs grecs célèbres, tels que Ptolémée (IIe siècle) dont l’œuvre sera, quelques siècles plus tard, redécouverte en Europe par l’intermédiaire de ses versions arabes provenant de Tolède (Espagne). Il n’en fut d’ailleurs pas autrement pour la philosophie : la traduction du patrimoine philosophique grec allait grandement influencer le mode de réflexion des penseurs musulmans, contrairement aux premiers théologiens de l’islam (mutakallimûn) qui, à l’instar de leurs émules juifs et chrétiens, se référaient plus volontiers à l’énoncé de la Sainte Ecriture pour faire l’apologie de la Révélation. Les philosophes musulmans (falâsifa) allaient opérer une synthèse remarquable entre les valeurs religieuses de l’islam et celles de l’aristotélisme et du néoplatonisme, considérant que la philosophie était en parfait accord avec le Message coranique qui appelle en permanence le croyant à la réflexion, à la méditation et à la recherche de la Vérité. De nombreux philosophes musulmans, tels qu’Al Fârâbî (872-950), Avicenne (980-1037) ou Al Kindî (801-873) choisirent d’adopter la majorité des concepts d’Aristote et de Platon, en les enrichissant bien évidemment de leurs propres réflexions et commentaires. Il faut enfin savoir que ce sera grâce à l’œuvre des philosophes arabes que l’Occident pourra redécouvrir au bas Moyen Âge le patrimoine philosophique des Hellènes. L’intérêt porté par les intellectuels musulmans aux sciences ne se limitait évidemment pas aux seuls domaines de l’astronomie et de la philosophie.
Les savants de l’islam s’étaient également rendus célèbres dans le monde par leurs connaissances médicales. En effet, les cités musulmanes du Moyen Âge étaient réputées accorder une attention particulière aux normes d’hygiène, à telle enseigne qu’à Bagdad, par exemple, il ne se trouvait pas moins d’un hammam (bain maure) par rue. Les structures hospitalières s’étaient également multipliées à la même époque dans toutes les villes musulmanes (A. Aïsa, 1981, p. 151). Les médecins musulmans ne tardèrent pas aussi à traduire la majeure partie de l’héritage médical grec, tel que le Materia Medica de Dioscoride (m.40), en y ajoutant, là aussi, leurs propres découvertes et interprétations. Citons, à ce propos, la grande encyclopédie médicale (Al Qânûn) d’Ibn Sînâ (980-1037) qui sera, des siècles durant, étudiée et commentée en Occident sous le titre du Canon de médecine d’Avicenne. Il en est de même pour Al Râzî (864-925), dont l’encyclopédie jouissait d’une telle notoriété auprès des médecins européens du Moyen Âge, que le roi Louis IX (1226-1270) lui-même dû déposer une caution de douze livres d’argent et cent écus d’or pour se la voir confiée et permettre ainsi à ses médecins personnels de la consulter. L’influence du médecin arabe sera telle, pour la médecine européenne, qu’une stèle fut érigée dans l’auditorium maximum de l’Ecole de médecine de Paris, en honneur à son apport aux sciences médicales.
Ajoutons enfin que la médecine européenne doit également aux Arabes la découverte, lors de la peste de 1382, de la «quarantaine» qui sera depuis lors et à ce jour, en vigueur dans le monde médical dans les cas d’épidémies. L’apport des musulmans dans les domaines de la géographie, de l’algèbre et de la géométrie n’ont également pas été des moindres. On sait, en effet, que les savants de l’islam allaient être, à bien des égards, les sauveurs de l’héritage géographique gréco-romain, syriaque, perse et indien (R. Tibbetts, 1992) et qu’ils seront les plus fidèles traducteurs des géomètres grecs, tels qu’Euclide et Ptolémée (A. Djebbar, 2005). Il leur revient aussi d’avoir été les premiers à adopter le système décimal et d’avoir produit de grands mathématiciens, tels qu’Al Khawarizmi (780-850), auxquels l’Occident doit, entre autres, la découverte du chiffre zéro et des algorithmes.
Il était par ailleurs attendu que l’engouement particulier des savants musulmans pour les sciences exactes les fasse exceller dans le domaine de la mécanique et de l’ingénierie. Ainsi, non seulement l’Occident doit aux savants arabes la traduction de la majeure partie des ouvrages des mécaniciens d’Orient et d’Alexandrie, tels que Philon de Byzance (300 av. J-C), mais il leur est aussi redevable de la découverte d’un certain nombre d’inventions, telles que les machines hydrauliques, les systèmes de mesure du temps (D. Routledge, 1985) et la voile latine (R. Sabatino-Lopez, 1979). Il en va de même pour l’industrie militaire et agraire, domaine dans lequel les chercheurs arabes avaient développé plusieurs machines ramenées de Chine, telles que le trébuchet ou le mangonneau.
Les arabes à l’origne du papier
Ces derniers furent également les précurseurs de l’utilisation des systèmes d’irrigation connus en Occident sous le nom de «noria» (nûryya) et des techniques d’exploitation des nappes phréatiques, les «canaux» ou qanawât. La fabrication du papier et de l’encre fut cependant le principal domaine dans lequel les musulmans avaient particulièrement excellé. En effet, la papeterie avait connu en islam un tel essor que des dizaines de manufactures allaient rapidement voir le jour à Samarkande, Bagdad, Damas et au Caire. Grâce à la contribution d’alchimistes de renom, tel Ibn Hayyân (721-845), les Arabes parvinrent à élaborer diverses techniques de fabrication de la pâte et des moules. Cela leur permit non seulement de produire de l’encre et du papier de très haute qualité, mais également de maîtriser divers procédés d’encollage.
Ce n’est donc pas un hasard si le terme de «rame de papier» soit d’origine arabe (ramza). On le voit bien, le Monde arabo-musulman ne s’est pas contenté de reprendre à son compte les sciences des autres peuples.
Il les a également développées et améliorées avant de faire de l’arabe l’une des plus grandes langues de transmission des savoirs (F. Michaud, 1999).
Cette ascension culturelle du Monde musulman ne fut, par ailleurs, pas propre à l’Orient islamique : bien qu’étant apparu à une date relativement tardive par rapport au califat de Bagdad, le califat fatimide du Caire allait, lui aussi, produire des institutions savantes de grande envergure, dont l’immense bibliothèque du Caire baptisée la Maison de la Science ou Dar Al Ilm fondée au temps du calife fatimide Al Aziz (975-996), et qui contenait, à elle seule, plus de deux millions d’ouvrages, soit vingt fois le contenu de la bibliothèque d’Alexandrie en son temps.
Il en est de même pour le califat omeyyade d’Andalousie où, rappelons-le, Cordoue était, jusqu’à la fin du Xe siècle, aux côtés de Bagdad et de Constantinople, l’une des trois plus grandes métropoles du monde. La ville espagnole disposait, déjà à cette époque, de routes pavées et était dotée d’un ensemble d’infrastructures, dont un système d’éclairage public, de distribution des eaux et d’évacuation d’égouts. De même qu’une grande université qui accueillait les savants et érudits venus des quatre coins du monde. Cette brève rétrospective, résumant le haut niveau de développement culturel et économique atteint par la civilisation musulmane aux premiers siècles de l’islam, donne à penser que la référence à «un âge d’or» musulman n’est pas une vue d’esprit. La réalité historique de cet âge d’or rappelle, sur bien des aspects, les années de gloire que connurent Rome et la Grèce antique au temps de leur apogée. C’est cela qui permit, sans doute, à Jacques Berque de dire que «l’islam est une dimension du monde : une dimension spirituelle, cela va de soi, mais aussi une dimension historique qui cherche à récupérer son ancienne grandeur et se heurte sur ce chemin à certaines incompréhensions» (1985, p. 13).
Bernard Lewis, d’ailleurs, ne dit pas autre chose, lorsqu’il reconnaît à son tour que «pendant des siècles, la réalité sembla confirmer la vision que les musulmans avaient du monde et d’eux-mêmes. L’islam représentait la plus grande puissance militaire [de même que] c’était la première puissance économique du monde [...] Dans l’art et les sciences, l’islam pouvait s’enorgueillir d’un niveau jamais atteint dans l’histoire de l’humanité [au point que] dans la plupart des domaines, artistiques et scientifiques, l’Europe médiévale était à l’école du monde musulman», (2002, p.13). Mais l’histoire de l’humanité nous enseigne régulièrement comment et sous l’effet d’une convergence de facteurs de précipitation divers, des civilisations entières peuvent brusquement sombrer dans des crises d’ampleur variable lorsqu’elles ne sont pas, plus gravement, condamnées à l’oubli. Il en va pareillement de cet âge d’or de l’islam, dont la pensée éminemment progressiste qui le caractérisait devait, et pour diverses facteurs socioculturels qu’il nous aura été donnés l’occasion d’analyser dans des études antérieures(*), faire place à une attitude de frilosité intellectuelle collective qui allait, entre le XIIIe et le XIXe siècle, graduellement verrouiller la recherche scientifique et la réflexion philosophique dans le monde musulman.
(*) Cf Toualbi Thaâlibi Issam, Regards sur la société musulmane du XIe siècle : du triomphe du conformisme juridique au déclin de la pensée philosophique dans le monde arabe, in Revue européenne des sciences sociales, n°50.1, 2012.
Ndlr : les intertitres sont de la rédaction.
Toualbi Thaâlibi Issam. Maître de conférences à la faculté de droit et président de l’association Sidi Abderrahmane Al Thaâlibi pour la promotion du patrimoine