Ukraine : comprendre n’est pas juger (info # 010303/14) [Analyse]
Par Stéphane Juffa ©Metula News Agency
Il existerait des logiques stratégiques différentes suivant l’endroit où l’on se trouve. Cette proposition qui semble triviale est toutefois beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, vu que l’analyse que nous pratiquons se veut être une science, et que le propre d’une science, entre autres, est de s’articuler sur des considérants universels.
Il nous reste ainsi, en observant la crise ukrainienne, à en extraire les fondamentaux communs, faute de quoi nous aurons failli à notre tâche consistant à fournir des clés de compréhension à l’attitude des Etats, des armées et des dirigeants politiques.
Et nous commençons par nous gratter la tête en essayant de comprendre la raison qui a poussé Vladimir Poutine à envahir militairement la Crimée ; nous poursuivons avec l’interrogation, plus urgente encore, que tous les experts étudient, à savoir s’il va lancer ses troupes à la conquête de l’Ukraine. Puis, si tel est son projet, s’il leur donnera l’ordre de s’arrêter aux confins des territoires majoritairement russophones, ou s’il ingurgitera le pays dans son entièreté, en poussant un grand rot de moujik pour ponctuer son repas.
A nous aussi de faire acte d’humilité, en avouant que la Ména n’a aucun correspondant en Ukraine et que notre équipe d’investigateurs stratégiques se trouve ainsi contrainte de faire ce que nous détestons, c’est-à-dire baser notre analyse sur les constatations factuelles établies par d’autres. Mais il faut être franc pour informer correctement et reconnaître que, pour le moment, l’Ukraine ne fait pas partie de nos terrains de chasse privilégiés.
Cela pose problème car la couverture proposée par les confrères ne satisfait pas notre curiosité. Comme c’est le cas pour les conflits que nous pensons maîtriser, l’information manque singulièrement de profondeur. Elle est caricaturale et superficielle et omet des éléments essentiels. Elle est stérile, sans les enracinements historique, politique et social qui profèrent les odeurs indispensables pour comprendre les réalités spécifiques d’un différend ; elle ne permet pas aux consommateurs d’infos de différencier entre le cas ukrainien et celui de la Géorgie ou de la Tchétchénie par exemple.
Ceci est sans doute dû à cette détestable propension manichéenne de la presse occidentale main stream : plus que de prendre la peine de gratter les apparences, elle s’empresse de choisir les bons et les méchants. Il est vrai que le narratif qu’elle propose doit être consommable par tous, et, à force de nivellements par le bas, on verse presque inévitablement dans le parti-pris insignifiant, on suit les évènements chaque fois surpris qu’ils adviennent, et on trahit sa fonction d’informateur.
Mais cessons un peu de nous plaindre car nous disposons tout de même des éléments nécessaires pour nous faire une raison. Même s’ils ne proviennent pas forcément des reportages télévisés ou des articles des collègues. Merci le téléphone, les témoignages d’Ukrainiens et les ouvrages de spécialistes, et ceux-ci ne manquent pas.
A propos des Ukrainiens, nous avons l’embarras du choix, y compris à Métula. Il est vrai qu’à la "décommunisation", début des années quatre-vingt-dix, il en est arrivé près de 300 000 en Israël et qu’avec ceux qui les y ont précédés, on en compte 600 000 parmi nous. Ils ont profondément marqué l’histoire et la culture israélienne, à l’instar des "auteurs nationaux", le Prix Nobel Shaï Agnon et Haïm Nahman Bialik, ou de notre grand-mère à tous, Golda Meïr, qui a vu le jour à Kiev.
Or nos amis israélo-ukrainiens ont envie de parler. De plus, ils ont tous un frère ou une mère restés au pays, pour lesquels ils sont tenaillés par l’angoisse.
Avant la Seconde Guerre Mondiale, environ trois millions d’Israélites vivaient en Ukraine ; dans les grandes villes, Kiev, Dnipropetrovsk, Donetsk, Kharkov, Tchernivtsi, Lvov et Odessa, ils représentaient, depuis l’orée du XXème siècle, un solide tiers de la population ; et pendant de brèves périodes, dans certaines de ces cités, plus de la moitié. Entre 1900 et 1941, ce sont eux qui constituaient la plus importante des communautés de ce pays, largement avant les Russes et les Ukrainiens qui se déchirent aujourd’hui.
Plus d’un million ont été massacrés durant le conflit mondial, les autres avaient réussi à fuir. A noter que beaucoup d’Ukrainiens – principalement à l’Ouest, parmi ceux qui aspirent désormais à devenir européens – ont collaboré au génocide aux côtés des Einsatzgruppen allemands.
La plupart des Russophones ukrainiens se battaient contre le Reich et ses alliés, et les séquelles de cette scission demeurent très actuelles, au point qu’il est impossible de comprendre ce qui se déroule sans en faire mention. Dans l’esprit de Poutine et de ses concitoyens, l’image des "Ukrainiens" reste celle des collabos d’Hitler, de gens qui ont participé à la tentative de les rayer de la surface du globe. Une communauté "pas fiable" de "fascistes en puissance et de pogromistes", me confie une voisine dont le père était commissaire politique dans une fabrique de tracteurs à l’époque communiste.
De là à amalgamer Européens d’aujourd’hui et Allemands d’hier, il y a un pas que nombre de Russes franchissent. Cela explique partiellement leur hantise de voir l’Union Européenne s’ "emparer" de Kiev. Quand, comme eux, on a perdu 26 millions de compatriotes (dont 10 millions de militaires) entre 39 et 45, on n’est toujours pas, 70 ans plus tard, "complètement logique".
A Moscou, me confie Dina, une sociologue de Kiryat Shmona d’origine russe, on a fini par "pardonner la trahison des Ukrainiens mais on ne les porte pas pour autant dans son cœur, et on ne les place assurément pas au même niveau général que nous". Elle ajoute : "d’autant plus qu’une grande partie d’entre eux n’éprouve aucun remord pour ce que leurs grands-parents ont fait, ils en sont même fiers, considérant qu’ils étaient des résistants au communisme".
Dina me dit aussi que les Russes avaient aidé 250 000 Juifs à fuir l’Ukraine avant même l’Anschluss, et que Staline, en 1941 – en pleine guerre – avait sérieusement envisagé de transférer la plupart des Israélites en Crimée afin de les éloigner du péril nazi. D’ailleurs, un grand nombre d’entre eux s’étaient installé dans la presque-île, qui a failli devenir un Etat d’Israël avant l’heure. Renseignements pris, ce que prétend la sociologue est totalement vérifiable.
Le hic consiste en ce que nombre d’Ukrainophones n’ont effectivement pas honte de leurs affinités nasillonnes, pas plus d’ailleurs que de leur antisémitisme, si naturel chez eux qu’on pourrait croire qu’il est héréditaire. Témoin ce parti, Svoboda, fondé en 1991 sous l’intitulé qui ne laisse guère d’espace à l’imagination : Parti Social-National Ukrainien. Et le Wolfsangel (crochet du loup), le logo qu’il a arboré jusqu’en 2003, ne fait pas non plus mystère de ses origines.
Svobodaest l’une des cinq composantes de la "révolution" qui a chassé Viktor Yanukovych de la présidence. Les partisans de Svoboda, mi-manifestants, mi-miliciens, étaient souvent aux avant-postes de ceux qui s’opposaient aux cadors du régime. En récompense pour son patriotisme, cette formation, qui n’admet ni les Israélites ni les Russophones dans ses rangs, s’est vu attribuer cinq portefeuilles de ministres dans le gouvernement intérimaire. Dont celui de la Défense, confié à Igor Tenyukh, un ancien amiral de la flotte militaire ukrainienne.
Ce dernier avait donné l’ordre à ses bâtiments, en 2008, de bloquer aux navires russes l’accès à la baie de Sébastopol – et donc à leur base navale en Crimée -, en réaction à l’invasion russe en Géorgie.
Heureusement pour les Ukrainiens, aucun accrochage n’avait eu lieu entre les deux armadas, mais Poutine s’est certainement souvenu de cet épisode lorsqu’il a lancé ses commandos à l’assaut de la presque-île. Tout comme il est au courant que selon un sondage d’opinions effectué en décembre dernier, c’est Oleg Tyahnybok, le leader de la formation néonazie, qui aurait remporté les élections présidentielles.
Certes, Yulia Timoshenko, à moitié juive par son père, Vladimir Abramovich Grigyan, né Kapitelman, et farouchement opposée à Svoboda et à l’antisémitisme, est également en lice pour les élections devant se dérouler en mai prochain – si l’Ukraine existe encore – mais la place prise par les néonazis a de quoi soulever une inquiétude légitime et pas uniquement chez Poutine.
Croix gammées, "A mort les Juifs", sur les synagogues et comme slogans dans les manifestations. Et des vidéos de passages à tabac, dans les deux camps, ne sont pas sans rappeler les images d’archives des chasses aux Israélites dans les Etats baltes, à l’arrivée des Boches, avec des monticules de braves gens assassinés en pleine rue par leurs voisins de palier.
A l’Est, à Donetsk, les victimes déjà ensanglantées de ces pré-pogromes sont ukrainiennes, à l’Ouest, à Lvov, russes, et on se demande avec effroi si le monde n’a vraiment pas du tout changé "après tout cela" ?
Avec les survivants juifs, qui servent à nouveau de boucs émissaires à la crise économique, aux retards de versement des allocations familiales et aux conséquences de la suspension du prêt russe. On cauchemarde, on peine à imaginer que l’on puisse encore instrumentaliser nos coreligionnaires pour trouver des responsables au malheur.
Ils sont 60 000 officiellement, 250 000, à en croire les spécialistes du judaïsme russe en Israël, qui prennent en compte ceux, comme Yulia Timoshenko, qui ne sont pas israélites selon la Halakha (les règles rabbiniques). Mais ils sont beaucoup plus nombreux, à écouter Ilana, une ancienne pharmacienne, un quart juive (mais juive selon la Halakha) de Kiryat Shmona, originaire de Dnipropetrovsk. A l’en croire, il n’existe pas une seule famille de sa ville natale qui ne soit copieusement mélangée aux Juifs et cette situation prévaut dans la plupart des villes d’Ukraine. "De ce fait, les antisémites peuvent pratiquement traiter n’importe qui de zid sans risquer de se tromper, Timoshenko doit nier son ascendance pour avoir une chance d’être élue, et", termine Ilana, "c’est à cause des fantômes des Juifs tués durant la Guerre, que la composante israélite est encore si présente dans le débat politique. L’Ukraine est un pays juif en tout cas autant qu’Israël, et pour longtemps encore", s’amuse Ilana, d’un sourire qui se repait de l’indélébilité de l’histoire.
Vladimir Poutine n’avait aucune raison urgente d’envahir la Crimée. Personne en Ukraine n’avait sérieusement l’intention – et encore moins les moyens – de fermer les ports de la marine militaire russe, seule voie d’accès aux océans, lorsque l’hiver, le Golfe de Finlande est pris par les glaces.
La population russophone de la presque-île est très majoritaire et ne subissait aucune menace ; elle a accueilli les soldats de Poutine fraternellement, presque avec étonnement. Les quelques garnisons ukrainiennes sont restées cantonnées dans leurs casernements, aucun tir n’a retenti et c’est bien la preuve que l’intervention était inutile.
Mais quand on a l’ambition de devenir le tzar de toutes les Russies, et qu’on veut faire de la Russie un empire crédible et homogène, on ne peut se laisser emm…er par les Ukrainiens.
Aucun autre Etat à notre connaissance n’aurait risqué une crise à l’échelle mondiale pour un enjeu si mince, aucun autre chef d’Etat ne se serait lancé dans une telle aventure, et aucun autre parlement ne l’aurait plébiscité à l’unanimité.
Reste à savoir si Poutine va tolérer que l’on détrône l’un de ses alliés par la force et depuis la rue. Est-il nécessaire de le préciser, aucun danger ne guette la communauté russophone, et, d’ailleurs, le maître du Kremlin n’est pas sans ignorer que la géographie des Etats n’est pas celle délimitée par la langue qu’on y pratique. A commencer par la Russie.
Mais pourquoi accepter que des Russes soient soumis à un gouvernement non-russe, réminiscent des dogmes racistes de l’ancien ennemi qui a failli conquérir Moscou ? Pourquoi l’accepter si l’on possède la force de son côté, doublée de l’option de remettre à leur place les Ukraino-pollaks abhorrés (il y a aussi un million et demi de locuteurs polonais en Ukraine, pratiquant un parler et une tradition frères de ceux des Ukrainiens) ?
Ce qui est certain est que l’ogre russe ne va pas s’arrêter aux portes de Kiev s’il se décide pour l’invasion ; ce serait inviter l’OTAN à Kiev et créer un péril là où il n’existe pas ! Ce qui pourrait encore persuader le tzar-président de ne pas avaler l’Ukraine, c’est uniquement le prix politique et économique que cette invasion lui coûterait. L’Occident détient les moyens de faire réfléchir Poutine, mais l’UE est anémique et Obama ne fait personnellement pas le poids, ses priorités sont ailleurs et personne ne les comprend.
Un sursaut de l’Europe et de l’alliance de l’Atlantique Nord ou Kiev va tomber, la Guerre froide recommencer et la planète revenir cent ans plus tôt.
Rarement un aussi grand cataclysme généré par les hommes n’aurait eu d’aussi mauvaises raisons. Ajoutez à celles que nous avons évoquées, celle, aussi importante pour Poutine, qu’il ne désire pas que les Russes, qu’il opprime et prive du droit de le contester, ne s’imaginent qu’un mouvement populaire puisse le renverser. Le bonhomme connaît le principe de la contagion en politique, lui qui a aussi bien assimilé celle des Printemps arabes que celle des Contre-Printemps. Alors autant montrer aux Moscovites, avec lesquels il ne partage pas le fruit de ses revenus colossaux, que les révoltes de rues sont condamnées à l’échec et qu’il n’hésite pas à les écraser dans le sang si nécessaire. En Russie, la dialectique est un art consommé à la portée de tous.
Voilà, l’analyse stratégique est bien une discipline universelle après tout. Ma conclusion ? Il ne s’agit pas de prendre parti, de plaindre ceux-là, d’encourager ceux-ci. Le régime à naître en Ukraine, si Poutine le laisse vivre, pourrait fort bien procéder d’un monstre raciste, antisémite et d’extrême droite. Ou d’une démocratie européenne, cela se peut aussi et cela dépend de pas grand-chose.
Le remède existe ; il n’est pas parfait, loin s’en faut. Il génère tensions, rancœurs, violences et animosités. Mais il découle d’un principe simple : il est interdit à tout Etat de franchir la frontière d’un autre Etat ; sauf s’il subit une agression militaire de sa part ou s’il peut prouver à la communauté des nations qu’une telle agression est imminente et inévitable. S’il y a une posture qui vaille la peine d’être défendue dans cette histoire, c’est bien ce principe, qui peut encore éviter moult souffrances très au-delà du Dniepr, du Prout ou de l’Amour. C’est cela ou la Bérézina.