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Les médias au cœur de la révolution

La gestion autoritaire des médias a précipité la formation d’une sphère publique parallèle sur Internet, ouvrant la voie à une révolution moderne et un nouveau contrat social.

 

Sadok Hammami

 

En quoi la gestion autoritaire des médias a-t-elle précipité l'effondrement du régime? Comment les nouveaux médias ont ils participé à la formation d'une sphère publique parallèle? Facebook est-il le moyen par lequel la révolution est advenue? Autant  de questions qui font de la révolution tunisienne un champ d'observation des médias et de la communication dans le monde arabe.

La télévision, un monopole vain

En Tunisie comme dans le reste du monde arabe, les pouvoirs et les élites politiques croient en la toute-puissance de la télévision comme outil de gestion sociale et de contrôle politique —d’où le monopole implacable des télévisons nationales et les marges de manœuvre extrêmement limitées accordées aux télévisons privées.

La révolution tunisienne a montré les limites de monopole de la télévision, qui s'avère sans utilité. En s'appropriant la télévision comme moyen de propagande et de communication unilatérale et directive, l'ancien régime s'est privé non seulement de canaux d'influence politique —qu'il a totalement perdus depuis longtemps—, mais aussi et simplement de tout moyen de contact avec la société. Durant les derniers jours de l'ancien régime, les ministres s'adressaient aux Tunisiens à travers Al Jazeera, dont l'audience s'explique essentiellement par la faillite de la télévision nationale.

Le paradoxe est singulier: en monopolisant la télévision, parce que croyant en sa toute puissance, le pouvoir a désactivé son potentiel en tant que dispositif d'influence et d'information. Pire encore, la télévision nationale est devenue un facteur d'exaspération politique pour les citoyens. Dotés de ce qu'appelle le sociologue britannique John Fiske un «pouvoir sémiotique», les téléspectateurs sabotent la structure des discours dominants par réinterprétation. La télévision devient ainsi la scène d'un pouvoir arrogant, dominateur et hautain. Plutôt que d'assurer la loyauté, la télévision autoritaire engendre une résistance silencieuse immunisant le citoyen-téléspectateur contre la manipulation.   

L'invisibilisation de la société

Plus que censurer, le totalitarisme, comme l'explique Hannah Arendt, fait disparaître de l'espace public les hommes et leurs mondes. L'invisibilisation de pans entiers de la société tunisienne réduit à l'ombre des pratiques sociales et culturelles supposées subversives. L'Internet, espace alternatif, est transformé alors en ce que nous avons appelé «la visibilité généralisée de la société tunisienne». C'est ainsi que les Tunisiens ont découvert le «Général» un rappeur jusque là inconnu, auteur d'une chanson extrêmement critique, et faisant parti d'un mouvement musical alternatif formé aux marges et déployant toute sa force sur la Toile.

Cette invisibilisation a elle aussi des effets boomerang dévastateurs, car elle empêche le pouvoir d'observer la société et d'interpréter ses mouvements. La tyrannie est aussi une forme d'isolement du pouvoir de la société. L'invisibilisation, qui est aux antipodes de la Panoptique comme technique propre aux sociétés disciplinaires modernes selon Michel Foucault, a ainsi pour effet retour un aveuglement du pouvoir. La révolution tunisienne peut ainsi s'analyser comme une émergence de ce qui a été dissimulé, une apparition soudaine et rayonnante de ce qui a été longtemps soustrait méthodiquement à la visibilité publique.

Le réenchantement d'Internet

Le pouvoir a fait de l'Internet une preuve intangible de sa modernité. Les nouvelles technologies étaient censées moderniser l'éducation, l'économie ou l'administration —cette vision utilitariste, couplée à un dispositif disciplinaire, tentait de dépouiller les nouveaux médias de leur potentiel social. Mais les usages ne sont pas programmables, et les nouveaux médias n'apportent pas uniquement de nouvelles fonctionnalités, mais favorisent aussi de nouvelles formes de sociabilité. Progressivement, la généralisation de l'Internet haut-débit a permis à deux millions de tunisiens de se créer un espace public virtuel accueillant des formes d'expression personnelles et intimes, culturelles et artistiques, politiques et idéologiques, et favorisent une multitude de collectifs alternatifs. Nous voilà en face d'un autre paradoxe. La généralisation de l'Internet se révèle alors une dynamique sociale et culturelle sapant à long terme et en profondeur les mécanismes de la gestion autoritaire de la sphère publique.  

Une révolution résolument incarnée

La révolution tunisienne est présentée aussi comme une révolution high-tech, usant du potentiel subversif des réseaux sociaux. Les révolutionnaires seraient ainsi des geeks armés d'ordinateurs portables, de téléphones mobiles et de caméras digitales. Cette représentation d'une révolution virtuelle est d'abord technologiquement déterministe et simplificatrice. Car elle suppose que les technologies ont une essence révolutionnaire. Les sociétés arabes technologiquement prospères, celles du Golfe par exemple, sont-elles pour autant virtuellement des sociétés révolutionnaires? La relation de cause à effet entre technologie et changement social n'est pas aussi simple. Car pour faire la révolution, il faut abandonner les machines et envahir la rue. La révolution est un événement physique, éminemment physique, où s'entremêlent, s'opposent, se bousculent les corps enthousiastes. Le symbole de la révolution tunisienne ne s'incarne donc pas principalement dans la virtualité des pixels d'écrans scintillants, mais dans un corps réel, concret —celui de Mohammed Bouazizi, corps devenu énergie.

La révolution tunisienne est donc le fruit du combat d'abord des exclus de la modernité à Sidi Bouzid, à Kasserine et à Thala —héros de l'acte inaugurant. La révolution est l'œuvre d'hommes qui mobilisent pour la réaliser une multitude de moyens. Internet et ses applications recèlent des potentiels de coordination sociale, de sociabilité et d'expression. Ces potentiels sont réactivés ou désactivés par des contextes politiques ou sociaux.   

Une révolution sans interface

A l'ère de la prolifération des médiations, des médiateurs et des interfaces de toutes sortes, la révolution tunisienne s'est faite par ceux qu'elle libère. Elle n'est organisée par aucune élite politique ou intellectuelle. Certes, des intellectuels valeureux ont résisté tout au long de ces 23 ans au pouvoir. Marginalisés, opprimés, exclus, ces intellectuels étaient sans moyens d'accéder à la société. Les jeunes révoltés dans les rues ne suivaient aucun leader, et aucun intellectuel engagé ou organique ne parlait en leur nom. De ce point de vue, la révolution tunisienne est la conséquence d'un processus de désintermédiation, engagé par le pouvoir lui-même.

L'affaiblissement de la société civile et l'instrumentalisation de l'élite, où son étouffement a eu pour conséquence de saper le procès de représentation. Le pouvoir se retrouve ainsi dans une sorte de face-à-face avec la société, sans médiateurs ni interprète ou porte parole. La négociation cède la place à l'opposition. C'est peut être là l'une des difficultés majeures rencontrées par le pouvoir durant ses derniers jours, à la recherche d'un improbable interlocuteur capable de parler au nom de la société.   

Une révolution moderne

 Au moment où on a souvent annoncé le péril intégriste et l'improbabilité, dans le monde arabe, d'une démocratie aux normes universelles, la révolution tunisienne s'est faite au nom d'une valeur universelle essentielle, la liberté —et d'autres valeurs non moins fondamentales: la citoyenneté, la dignité, l'égalité, la participation, la transparence.

Parce qu'elle n'est portée par aucun mouvement idéologique ou politique, la révolution tunisienne porte en elle la promesse d'une société ouverte et démocratique, plurielle et respectueuse des libertés individuelles et collectives. Plus encore, la révolution ouvre pour la société tunisienne la perspective tant rêvée —et souvent mise en doute— d'un contrat social négocié en dehors de toute transcendance contraignante.

En ce sens, la révolution tunisienne n'est pas un accident de l'histoire, car elle est l'œuvre d'une société éduquée et instruite, pacifiste et ambitieuse, vivace et ouverte sur le monde et insensible aux systèmes idéologiques.    

L'espace public est sans doute l'un des enjeux cruciaux de l'étape actuelle de la révolution tunisienne. Car c'est dans cet espace que se jouera l'émergence de ce nouveau contrat social. La société tunisienne, longtemps privée d'espace de débat, affrontera l'enjeu de la délibération. Celui-ci est de taille: serons nous capables d'instaurer ce débat fondateur et inaugurant de la nouvelle société? Serons-nous capables de transformer la multitude d'espaces publics formés à l'ombre de la coercition en une sphère publique où la violence symbolique, l'exclusion et la défiance cèdent la place à l'argumentation, à la confrontation d'idées et à la délibération collective et ouverte par laquelle nous inventons la nouvelle société tunisienne?

Sadok Hammami

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