Sur Qui Pouvons-nous Compter ?
Par Adin Steinsaltz, rabbin et écrivain
Extraits chap 9 de "Les Juifs et leur Avenir"- 1995
Traduction Danielle Lifshitz-Malka- Albin Michel 2008
…Il est vrai que dans le monde actuel, le problème le plus crucial est le manque de chefs. Qui va diriger ? Qui va montrer le chemin ?
A la fin du Traité Sotah 39/a-b du Talmud, rabbi Eliezer le Grand dit: "Du jour où le Temple a été détruit, les sages se sont transformés en scribes, les scribes se sont transformés en agents de la force publique, ceux-ci se sont mis au niveau du peuple, et le peuple lui-même s'est dégradé". ….
La dégradation est un processus continu d'appauvrissement auquel on s'habitue et qu'on finit par accepter comme la norme (1)…
Quand j'étais élève, on pouvait encore marcher dans la rue et écouter un hébreu savoureux, vivant, qui réchauffait le cœur. Maintenant si vous écoutez la langue qu'on parle dans la rue, vous ne manquerez pas de ressentir cette dégradation. Il en va de même pour des choses bien plus sérieuses. Il y eut une époque où personne ne fermait sa porte à clef à Tel Aviv. Aujourd'hui, en Israël, il y a un vol toutes les sept minutes.
Au débit du siècle, un rabbin écrivait "Les Juifs et le sang, quoi de plus diamétralement opposé ?" Aujourd'hui il y a un meurtre ou une tentative de meurtre environ toutes les trente heures. Cette dégradation, donc, n'est pas qu'une figure de style. Elle affecte les fondements mêmes de la vie.
Rabbi Eliezer le Grand ajoute: "Et personne n'exige, et personne ne réclame, et personne ne demande…Sur qui pouvons-nous compter ? Sur notre père aux Cieux"…
Tout d'abord, notre génération aurait peut-être préféré se trouver des responsables différents, mais c'est impossible. Nous aurions aimé trouvé d'autres professeurs, d'autres policiers et peut-être même d'autres hommes, mais c'est impossible. La tendance est à la dégringolade, à la dégradation. Cependant, il y a un point qui nous remonte le moral. Dans cette chute des idéologies, des systèmes, des politiques, il reste une chose qui reste stable et sur laquelle nous pouvons compter, notre Père aux Cieux !...
Dans la Torah, on trouve plusieurs versets qui posent la question suivante: "Que te demande l'Eternel ton D. ?" (Deutéronome 10/12). Cela s'adresse à chacun de nous en particulier. Pas aux responsables, pas aux chefs, pas au public, ou à quiconque, mais à nous, à vous. Si on regarde comment s'est établie cette alliance entre D et son peuple, ce point apparaît dans un verset qui s'adresse à toutes les générations. Ce verset particulier est exprimé dans un langage qui semble étrange: "Ce n'est pas avec nos pères que l'Eternel a contracté une alliance, c'est avec nous-mêmes, nous qui sommes ici, aujourd'hui tous vivants" (Deutéronome 5/3)…
Au cours de la période qui va de la destruction du Temple à l'arrivée du Messie, quand tous les systèmes se seront effondrés et qu'il n'y aura personne à suivre, tout le monde sera appelé à avancer par lui-même, avec tout ce que cela exige comme engagements. Donc tout le monde devrait commencer à dire "L'univers a été créé pour moi…!"(Sanhedrin 37a). En même temps si quelque chose d'immoral ou d'injuste se produit dans le monde, on doit se dire "c'est de ma faute". S'il y a un enfant qui souffre, s'il y a un adulte qui commet un délit, la responsabilité de cette personne n'incombe pas à telle ou telle organisation officielle, elle m'incombe à moi. Quand on ressent personnellement les problèmes du monde de façon douloureuse, cela oblige à certaines attitudes. Je n'ai plus personne sur qui me reposer et il m'incombe de créer une ligne directe de communication.
En d'autres termes, nous voyons bien que nous sommes dans l'obscurité et que nous avons besoin de lumière. Plus d'un phare a été éteint. Il n'y a donc qu'une seule voie. Chacun de nous doit allumer sa propre chandelle. Et quand toutes les chandelles auront été allumées, il y aura une belle lumière, plus belle qu'aucune autre source….
La question se pose de façon plus insistante encore dans une société qui n'est pas aussi unifiée qu'elle devrait l'être et qui n'inspire pas la confiance. Il faut à nouveau que cette société demande, réclame, exige et se reconstruise à partir de la petite contribution qu'apportera chaque individu. Que chacun balaie devant sa porte et toute la rue sera propre. Que chacun allume la chandelle de son âme et la terre se remplira de lumière. Que chacun fasse un pas en avant et s'élève d'un pas et nous ferons bouger le monde entier….
Eliezer le Grand se réfère aux temps qui précèdent la venue du Messie quand il dit: Nous ne savons pas comment le Temple sera bâti, mais c'est à nous, à chacun de nous qu'il revient de participer à ses fondations. Chacun apportera sa pierre, sa petite part. Deux pierres bâtissent deux maisons, trois pierres bâtissent six maisons, ainsi que le suggère Sefer Yetsirah (Livre de la Formation), et ainsi de suite jusqu'à l'infini. Quand toutes ces pierres auront été rassemblées, la maison du Tout-Puissant sera construite. Et ce n'est qu'alors, et alors seulement, que nous pourrons affirmer que nous avons bien quelqu'un sur qui compter, notre Père aux Cieux.
Note de www.nuitdorient.com
(1) Selon le principe physique d'entropie, l'évolution vers le désordre est inéluctable.
Le désordre est source d'appauvrissement.