Robert Cohen : "Je suis las de tous ces livres qui sont faits pour être des films"
Robert Cohen a autant d'humour dans la conversation que dans ses romans. Il faut l'entendre évoquer les cours de creative writing qu'il a suivis avec Leonard Michaels à l'université de Berkeley, du temps où il était "un jeune prétentieux" qui n'avait "aucune idée de ce qu'était un écrivain. De la patience, de la discipline, pas le rêve de devenir, d'un coup de baguette magique, Saul Bellow, Thomas Pynchon ou Don DeLillo". Michaels l'a assez vite ramené à la réalité, "au travail de la phrase".
Aujourd'hui, à 54 ans, il enseigne la littérature et aussi le creative writing à Middlebury, dans le Vermont, après avoir été pendant cinq ans professeur à Harvard. Il a publié son premier roman en 1988. "Mais la France, qui a commencé à me traduire en 2009, ne prend pas mes livres dans l'ordre de leur parution aux Etats-Unis. On a commencé par le deuxième, Ici et maintenant, paru en 1996, et Nuits insomniaques, qui vient de sortir, est de 2001." Depuis, Robert Cohen a publié un recueil de nouvelles, en 2003, et un autre roman, Immature Barberians, en 2009. Il travaille en ce moment sur la piraterie - il est parti de l'enlèvement de plaisanciers britanniques en Somalie - "et aussi sur la honte. J'ai envie d'écrire sur ce sujet, sur l'enfermement auquel mène la honte. Quand on se sent mal, on en a honte, et on se coupe encore plus des autres".
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"Finalement, dans tous mes romans, jusqu'ici, explique-t-il, les personnages sont à un moment où quelque chose doit changer dans leur vie. Je m'intéresse à ceux qui veulent devenir différents de ce qu'ils sont, et qui ne leur convient pas. Ils le souhaitent, ils s'y attendent, et sont prêts à accueillir ce changement." C'était tout à fait le cas dans Ici et maintenant (qui sort en poche, "Folio"), où un juif new-yorkais tout à fait oublieux de sa judéité rencontrait dans un avion un couple de juifs hassidiques, ce qui remettait en question toute sa vie.
Déprime et immaturité
"Dans Nuits insomniaques, Bonnie est le type même de l'universitaire américaine déprimée, qui cherche autre chose. Même le sujet de sa thèse, Thoreau, est devenu une sorte de bad boyfriend pour elle. Quant à Ian, c'est un idéaliste un peu désemparé. Il est encore immature. Pas tout à fait un homme." Sous la plume de Robert Cohen, la déprime de l'une et l'immaturité de l'autre fournissent le matériau d'une ironie réconfortante. Et de quelques morceaux de bravoure. On ne peut pas résister à citer l'un d'eux, qui se trouve être le passage de son roman que préfère Robert Cohen. Bonnie a une baby-sitter assez insupportable, qui doit faire un devoir sur Macbeth et s'étonne : "La femme de Macbeth, par exemple, est très déprimée, très méchante, sans doute parce qu'elle est toute seule dans son château et que personne ne connaît son prénom..." Par hasard Bonnie trouve, chez elle, le fameux devoir de Cress et le lit : "Le devoir de Cress et l'exceptionnelle démonstration de débrouillardise qui en avait été à l'origine l'impressionnaient. En tant que voleuse expérimentée, amazone du féminisme qui s'imagine qu'elle pense, et semi-crétine patentée, cette fille était déjà plutôt bien équipée pour la critique littéraire, se dit Bonnie."
Robert Cohen porte un regard sans indulgence sur la société américaine : "Les Américains détestent la finesse, l'autonomie, fait-il dire à Ian, l'un des héros de Nuits insomniaques ; ils vivent dans une culture du collage (...), de regroupements hétérodoxes, de formes hybrides. Socialement, il s'entendait mieux avec les membres du personnel d'origine asiatique. Stoïcisme réservé, rituels sombres et cérémonieux."
Sa causticité à propos de la critique littéraire, qu'il met dans la bouche de Bonnie, n'indique aucune animosité de sa part. "Au contraire, j'ai de bonnes critiques." Ce sont plutôt les lecteurs qui ne sont pas au rendez-vous, "encore que Nuits insomniaques, peut-être parce que le personnage central est une femme, se soit mieux vendu que les autres".
"Dangereux pour mon avenir"
Il n'en conçoit aucune amertume : "Je n'ai pas particulièrement besoin d'argent, donc cela ne m'affecte pas financièrement, mais je suis touché psychologiquement, parce que le monde de l'édition est ainsi fait aujourd'hui que si on ne vend pas, on n'est plus publié. Il est loin, le temps où des éditeurs encourageaient pendant des années des écrivains en qui ils croyaient."
Robert Cohen n'est pas pour autant disposé à "faire tous les compromis". "Je suis las de tous ces livres qui sont faits pour être des films, qui sont déjà le scénario. Je suis réticent à toutes ces conventions dont on nous dit, surtout aux Etats-Unis, qu'elles doivent gouverner la fiction. Ce qui me frustre le plus, c'est de lire des romans dans lesquels je ne sens aucune nécessité. Des histoires qui pourraient être tout à fait autre chose que des romans. Qui ne cherchent aucune vérité. C'est sans doute pour cela que je suis ce qu'on appelle en Amérique un écrivain non commercial. Je n'en tire aucune gloire et je sais que cela peut-être dangereux pour mon avenir."
Il ne veut pas non plus être "catalogué", comme on a tenté de le faire à la sortie d'Ici et maintenant : "Dans tous les entretiens, les journalistes me demandaient si je me considérais comme un écrivain juif. Je déteste ces manières d'étiqueter les écrivains." "Je pense qu'ils ne tolèrent aucun adjectif devant le mot écrivain... sauf grand", conclut-il dans un éclat de rire. Décidément trop peu américain, ce Robert Cohen.
Josyane Savigneau