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Le Talmud : une "fontaine gelée"

par Catherine Dupeyron

 

 

Bien plus qu’un code de lois, le Talmud est un livre saint, qui adopte néanmoins une liberté de parole totale. Livre pensé et écrit par le peuple, il est Le livre du peuple Juif. Mais, sa forme et son étude au travers des siècles, ont aussi façonné la pensée juive de telle sorte que même lorsque le judaïsme s’efface, l’esprit talmudique - propension à questionner le monde – subsiste. Le rabbin Adin Steinsaltz nous sert de guide pour mieux comprendre ce qu’est le Talmud, ce livre de 5400 pages à nul autre pareil (*)

 Comment mettre un oiseau en cage, photographier l’eau qui coule ou peindre l’entrechat d’une danseuse sans en altérer la beauté et l’essence ? Définir le Talmud relève de la même gageure. En chiffres, le Talmud c’est quelques 5400 pages réparties en 63 traités sur le shabbat, les fêtes, les sacrifices, les bénédictions, les dommages, … eux-mêmes divisés en chapitres. Après, tout se complique ! Les auteurs : des centaines. Les sujets : sans limite. L’objet : une curiosité.

Dès le premier coup d’œil, le Talmud est une surprise. Une page de Talmud s’offre comme une fleur éclose. Au centre, au cœur, la Michna et la Guemara, une compilation de commentaires élaborés pendant sept siècles sur la loi orale juive (halaha), donnée par Moïse sur le Mont Sinaï d’après la tradition. Autour, comme des pétales, les commentaires postérieurs : ceux de Rachi, rabbin qui a vécu presque toute sa vie à Troyes dans la Champagne du 11ème siècle et ceux dénommés « Tosafot », dont la plupart des auteurs étaient également Français.

Après plusieurs siècles de tradition orale, le besoin s’est donc fait sentir d’en codifier les règles afin de s’assurer de leur pérennité. La Michna, rédigée au 3ème siècle, est une sorte de compilation des diverses conclusions halahiques, mais sans le détail des arguties et polémiques rabbiniques. Celles-ci sont délivrées dans la Guemara, mise en forme pendant les deux siècles suivant. Le Talmud est donc un recueil de discussions longues, approfondies, digressives, sur la loi orale juive. Un chapitre type du Talmud s’ouvre par un paragraphe de quelques lignes de la Michna, suivi de la Guemara qui s’étend souvent plusieurs pages.

Le premier Talmud, dit Talmud de Jérusalem, commence à circuler au début du 5ème siècle. En dépit de son nom, il est le fruit des académies rabbiniques de Tibériade et Césarée. En fait, l’ouvrage, qui jusqu’à aujourd’hui s’imposera comme la référence, est le Talmud de Babylone, où furent expulsés les Juifs après la destruction du premier Temple de Jérusalem en 586 avant Jésus-Christ. « Plus tardif, le Talmud de Babylone est plus complet et mieux construit. Celui de Jérusalem a été écrit dans l’urgence pour des raisons politiques », explique Adin Steinsaltz, maître talmudique contemporain, qui nous propose une promenade dans le Talmud, ce terreau de la pensée juive.

Un livre vivant comme un arbre
Le Talmud, écrit en araméen et en hébreu, parsemé de mots grecs et latins, est donc un commentaire de la loi juive. En réalité, il est bien plus. « C’est un système légal, théologique, rituel, historique, c’est tout cela à la fois », souligne le rabbin Adin Steinsaltz. Sa forme n’a rien à voir avec celle d’un code civil. « C’est plus de la littérature qu’un code légal. Il contient les éléments d’un code civil, mais il n’est pas écrit, organisé et subdivisé comme tel. C’est une sorte de roman moderne, comparable à un ouvrage de Proust, construit sur des associations d’idées où tout n’est pas toujours directement lié au sujet traité. Le Talmud est un livre organique, vivant comme un arbre. Imaginez un arbre que vous tenteriez d’organiser, en mettant par exemple tous ses fruits d’un seul côté ! »

Signe de cette vie, le Talmud est généralement écrit au présent, parce qu’en un sens, la discussion qu’il initie, perdure jusqu’à aujourd’hui. « Le Talmud est comme une fontaine gelée. C’est comme ces deux sculptures de Rodin où l’artiste a tenté de représenter un flot d’eau. L’eau bouge, mais c’est une sculpture », confie Steinsaltz, la voix émue. Le Talmud c’est pareil. Il tente de fixer la vérité en la mettant par écrit, mais c’est très difficile de geler, de figer quelque chose qui est en perpétuel mouvement. » Un processus, qui se poursuit au-delà de sa mise par écrit à un instant « t ». « Le Talmud propose une discussion autour d’une table à quatre dimensions, autrement dit qui se déplace dans le temps. » Vivant, digressif, drôle parfois, le Talmud n’en est pas moins rigoureusement structuré. « Par exemple, s’il y a deux ou trois explications possibles pour le même problème, l’ordre choisi pour les présenter est très significatif. De même pour les mots choisis et la place qu’ils ont dans la phrase. » Le désordre n’est donc qu’apparent.

L’essentiel est la question
Sur le fond, c’est « un livre saint », mais sans les attributs d’un tel ouvrage. « Le Talmud est en lui-même une contradiction. C’est un intellectualisme saint. Il est saint, mais il repose sur la liberté de pensée, de poser des questions sur tout, ce qui n’existe généralement pas dans les livres saints. » L’objectif des rédacteurs n’était pas de concevoir un outil directement utilitaire, mais de trouver la vérité ou plutôt de s’en approcher. En hébreu, la racine du mot Talmud, « lamed », veut dire étude. L’essentiel n’est pas la solution – bien souvent il n’y en a pas – mais la question et le processus de réflexion. Le Talmud est le livre du questionnement, par excellence. « Dans le Talmud, il existe au moins une quarantaine de termes pour le mot « question », selon la nature de la question, le contexte dans lequel elle est posée, … Nous, Juifs, vivons avec des questions. Cela fait partie de notre culture. »

Rien n’est tabou. Tout est matière à discussion, y compris des problèmes farfelus. « Pourquoi les souris sont-elles poursuivies et dévorées par tant d’animaux est une question qui fait l’objet d’une débat animé », remarque Steinsaltz amusé. Plus sérieusement, le Talmud s’interroge sur le degré de souffrance normal d’une femme quand elle perd sa virginité ? « Au départ, il s’agit de répondre au problème légal de la souffrance d’une jeune femme violée. Si elle est vierge, la question se pose de savoir quelle est la part de la souffrance liée à cet état et quelle est celle qui est liée au fait qu’elle n’était pas consentante ? » A l’inverse, le Talmud se penche sur des problèmes totalement irréalistes, ou tout au moins qui apparaissent comme tels à l’époque où ils ont été abordés. C’est ainsi que les rabbins au 2ème ou 3ème siècle, ont réfléchi aux lois applicables « à une tour volant dans l’air », autrement dit les avions ou bien encore à ce qu’on appelle aujourd’hui les « mères porteuses ». Dans le cadre d’une discussion sur la naissance, le sens de la naissance et les différents moyens de naître, les rabbins ont envisagé l’hypothèse, saugrenue à l’époque, d’un fœtus qui serait transféré dans l’utérus d’une autre femme et discuté de ses conséquences, à savoir à qui appartient l’enfant ? Une question devenue d’actualité.

« Ecrit par des centaines d’auteurs, le Talmud est en ce sens Le « livre du peuple juif ». Il est devenu au cours des siècles, le principal objet d’étude dans les écoles religieuses juives. Sa lecture ou plus exactement son étude, est le plus souvent collective, comme si le seul moyen de comprendre la discussion consignée dans le Talmud était finalement d’en créer une nouvelle, de se mettre dans des conditions similaires de réflexion. « Il a eu une influence énorme sur toute la pensée juive. Même lorsque le judaïsme a disparu, le Talmud, lui, a laissé son empreinte », de telle sorte que l’on peut dire que le peuple juif a écrit le Talmud et que le Talmud a fait le peuple juif.

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