E. Lévinas ou la réhabilitation de la tradition biblico-talmudique
Aujourd’hui encore, je m’en souviens comme si c’était hier. Mon jeune frère Samuel et moi étions élèves internes à l’Ecole Maimonide, du temps de Théodore Dreyfus et de Jean Hayman. Nous étions à la fin des années soixante. La communauté juive de cette époque, tant à Paris qu’en province, était un véritable désert, pour reprendre les termes d’un baron de Rothschild, président de la plus grande institution juive de France. Lorsque paraissait un tout petit article dans Le Monde des livres, par exemple sur tel ou tel autre ouvrage d’Elie Wiesel, c’était un événement marquant : on se le prêtait, on ne parlait que de cela, c’était si rare, si inhabituel. Ceux qui n’ont pas connu cette époque, à laquelle le judaïsme émergeait tout juste d’une profonde léthargie et se remettait à peine du traumatisme de la Shoah (ce terme même n’est venu qu’après), ne peuvent pas s’imaginer l’indigence de la vie culturelle juive de ces temps-là.
Et étant en pension à l’école Maimonide, le samedi matin, nous avions la permission d’aller à pied (c’était le shabbat) rue Michel-Ange, à l’ENIO, écouter la leçon d’Emmanuel Levinas sur la péricope biblique hebdomadaire (paracha). Je n’avais pas encore seize ans et cet enseignement passait largement au-dessus de mes capacités d’assimilation. En plus, il y avait cette prononciation rocailleuse de Levinas, tant en français qu’en hébreu, qui constituait une sorte de barrière. L’homme lui-même, jadis presque entièrement inconnu des médias, ne m’en imposait nullement : il était petit, plutôt corpulent, la voix un peu haut perchée (tout microphone était interdit le samedi) ; je prêtais l’oreille ou comme le dit l’auteur dans l’avant-propos deDifficile liberté, l’oreille aux aguets, je tentais de faire mon profit de ce qui se disait. En vain. Un lycéen de seize ans ne pouvait pas comprendre ; en outre la prononciation de l’hébreu par ce philosophe né en Lituanie me faisait sourire. Elle était si éloignée de la prononciation châtiée des séfarades qui m’avaient catéchisé dès mon plus jeune âge à Agadir… La présence d’adultes très attentifs m’intriguait, car je pensais que la leçon était destinée à de simples élèves des classes terminales. Bref, autant d’éléments qui m’ont tenu assez éloigné d’un homme dont nous étions si peu nombreux à accompagner les débuts. Nous étions assis aux pieds d’un très grand maître (pas par la taille) pour reprendre une expression talmudique et nous ne le savions pas. Aujourd’hui, à mon âge, je me souviens d’une phrase célèbre de Hegel qui disait en substance : il n’y a pas de grand homme pour le valet de chambre… Sans faire preuve d’une excessive sévérité à l’égard de soi-même, cette phrase pouvait fort bien s’appliquer à nous.
Aujourd’hui, presque un demi-siècle après, au terme de plusieurs décennies passées à étudier les fruits de la science allemande du judaïsme, méthode historico-critique appliquée aux sources juives anciennes, je me repenche sur quelques écrits du grand maître, resté méconnu jusqu’à un âge assez avancé. Confiné à des tâches administratives subalternes à la tête d’un établissement d’enseignement secondaire juif, s’occupant d’élèves venus d’Afrique du Nord, c’est-à-dire situés à des années-lumière de ce monde d’Europe oriental qui l’avait vu naître et formé, Levinas, qui s’était rendu en 1956.7 au Maroc pour y prononcer une conférence (Une religion d’adultes) découvrait lui-même une autre forme de judaïsme dont il admirait secrètement la vivacité et le dynamisme tout en ne cachant pas sa stupéfaction devant une certaine façon d’être : c’est de tout cela que je me suis souvenu en me replongeant dans la lecture de ce lumineux avant-propos de Difficile liberté où l’auteur décrit l’arrière-plan de cette œuvre de jeunesse. C’est une œuvre, certes, datée puisqu’elle a pour fondement, les lendemains du judaïsme rescapé de la Shoah, sans toutefois être périmée car les problématiques qu’elle soulève sont toujours d’actualité. Ce qui frappe, c’est la solidité de cette affirmation juive, couplée à une aspiration tout aussi forte à l’universel.
Dans cet avant-propos si séminal, chaque mot, chaque phrase, est à peser au trébuchet. Sans le dire, tout en le disant, Levinas indique que la pensée talmudique et la littérature biblique qui lui ont donné naissance et l’ont nourrie durant près d’un demi-millénaire, ont été enterrées par un monde chrétien qui mit tant de siècles avant de redécouvrir que c’était là son propre terreau nourricier. Levinas reprenait une idée popularisée par le Père Fondateur de l’historiographie juive moderne, Heinrich Grätz, qui déplorait les attaques si injustes et si violentes, du christianisme contre la littérature talmudique.
Et c’est cette même littérature talmudique dont Levinas a assuré la réhabilitation jusque et y compris au sein du monde chrétien. Je me souviens d’un colloque d’intellectuels protestants dont j’ai entendu parler, il y a déjà quelques années : l’ouverture du colloque se fit sur une citation de Levinas et il en fut de même pour sa clôture… C’est dire ! Or, il y a quelques siècles, les ancêtres de ces théologiens chrétiens décriaient cette même littérature talmudique dont Levinas leur montrait les perles…
Levinas insiste bien, à la suite de son maître de prédilection, Franz Rosenzweig, dans son Étoile de la rédemption (1921), sur la vie et la vitalité de cette tradition. Il souligne cet enseignement vivant, loin de l’archéologie d’une défunte pensée juive. Il signifie bien qu’il ne s’attarde pas sur les problèmes d’influence et de datation. Critique souterraine de l’activité de la science du judaïsme qui concentrait tous ses efforts sur cette espèce d’épigraphie, comme on déchiffre des inscriptions sur des pierres tombales.
Dans ce même avant-propos, l’auteur souligne que bien avant que le Moyen Âge n’étende son voile obscurantiste sur les cerveaux et n’opacifie la sublime lumière de quelques thèmes philosophico-religieux, le talmud en dévoilait déjà, dès l’Antiquité, le vif éclat.. On peut donc créditer Levinas d’un mérite exceptionnel, un mérite absolument unique : rendre au Talmud ses lettres de noblesse, en faire une source de sagesse et de jouvence aux yeux du monde chrétien. Affirmer avec force que le judaïsme tout court, c’est le judaïsme rabbinique. Grâce à cela, Levinas est devenu l’un des tout premiers Juifs à faire figure de maître aux yeux de nombreux théologiens chrétiens. Certes, Albert le grand et Thomas d’Aquin avaient lu le Fons Vitae (La source de vie, Mekor Hayyim d’Avicebron (Salomon ibn Gabirol) et le Guide des Égarés de Maimonide en latin ; Maître Eckhart en fit de même et sa mystique rhénane selon Kurt Flash n’aurait jamais eu une telle influence sur la pensée chrétienne médiévale, si elle n’avait pas fait son profit de l’enseignement de Maimonide et d’Averroès
En une phrase, Levinas a solidement démontré que l’identité juive était absolument compatible avec la culture européenne, et qu’elle gît même à ses fondements. Ne disait-il pas dans une formule aussi lapidaire que lucide que l’Europe, c’est la Bible et les Grecs ? Je ne connais pas de meilleure définition de l’identité culturelle de l’Europe. Et Levinas eut le courage et l’intelligence de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, lui qui avait pourtant perdu toute sa famille pendant la Shoah. Et il n’a pas confondu un terrible, un effroyable accident de l’Histoire totalisant des millions de victimes parmi ses coreligionnaires avec l’essence même de la culture européenne. Je rappelle qu’avant les années trente (en 1929 il prit part à la controverse de Davos entre Ernst Cassirer, l’élève de Hermann Cohen, et Martin Heidegger, l’élève de Edmund Husserl), il fut l’un des tout premiers lecteurs de Sein und Zeit (1927), traduit pour la première fois en français par le célèbre orientaliste Henry Corbin…
Levinas fut l’instituteur juif d’une Europe chrétienne devenue étrangère à ses propres racines et à ses propres origines. Personne, je dis bien personne, ni en Allemagne ni aux USA n’a su réhabiliter à ce point la littérature talmudique et l’enseignement des vieux maîtres juifs. Je ne crois pas que Levinas était un grand philologue du Talmud au sens où l’entendent les spécialistes, mais il fut son incomparable commentateur et diffuseur. Il sut le renouveler et le présenter à un auditoire chrétien, et, par ricochet, même juif, qui s’en était détourné après des siècles de calomnies et de dénigrement.
Même un penseur remarquable comme Ernest Renan, esprit supérieur , s’il en est, auquel j’ai même consacré un ouvrage (Renan, la Bible et les Juifs), était tombé dans le même piège du dénigrement alors qu’il était un hébraïsant remarquable, titulaire pendant tant de décennies de la chaire d’hébreu et d’araméen au Collège de France… Renan est allé jusqu’à écrire en substance que le Talmud était un méchant livre ; il ajoutait ne pas comprendre que ce livre ait pu être le contemporain de l’Évangile, paré de toutes les qualités imaginables. Et parlant d’un maître du talmud, Renan eut cette phrase incroyable concernant l’impossibilité pour un talmudiste de comprendre le dogme de la virginité de la sainte Vierge : il était trop juif pour cela !
Une vieille tradition exégétique, issue de ce même Talmud, offre une exégèse spirituelle d’ un passage duCantique des cantiques (dovév sifté yeschénim) : faire remuer les lèvres des gisants, i.e. des morts) on doit devenir le porte-parole de ceux qui ne sont plus là pour se défendre.
Faisons le en donnant la parole à Levinas dans ce même avant-propos :
Au lendemain des exterminations hitlériennes qui ont pu se produire dans une Europe évangélisée, depuis plus de quinze siècles, le judaïsme se tourna vers ces sources c’est le christianisme qui l’avait jusque là, habitué en Occident, à considérer ces sources comme taries. Se retrouver juif après les massacres nazis signifiait donc à nouveau prendre position à l’égard du christianisme…
Tout est dit.
Maurice-Ruben HAYOUN