Un fascisme juif ?
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Réflexion à propos des extrémistes israéliens, sionistes jusqu’à ne plus l’être, jusqu’au refus du pouvoir démocratique.
Les démocraties vont mal. Au cœur de l’Europe, l’idée d’un pouvoir autoritaire fascine à nouveau. La présidence des Etats-Unis d’Amérique est convoitée par un individu qui ne cache ni ses penchants césariens ni son racisme. Notre pays lui-même n’ignore pas ces tentations. Le désordre croissant du monde et les massacres islamistes, l’ombre poutinienne aussi, y contribuent.
Israël est une démocratie : il serait donc normal en un sens qu’on y retrouve les mêmes problèmes qu’ailleurs. C’est le cas, et la situation est à la vérité effarante.
Rappelons quelques faits. L’existence d’un terrorisme juif tout d’abord, aujourd’hui prise en considération comme jamais par la police et l’armée. Un terrorisme inspiré par les convictions, outrées, exagérées jusqu’à la perte de ce qui les fondait – à savoir le respect de l’Etat, d’une certaine modernité, le respect de l’autre homme – du sionisme religieux. Ce millénarisme a une histoire déjà longue, qui remonte aux lendemains de la Guerre des Six Jours, mais ce n’est que récemment qu’est venue une prise de conscience authentique de la part du monde juif, prise de conscience de ce que non, le terrorisme, la brutalité, la violence n’existent pas que « chez eux », et qu’ils peuvent aussi faire des ravages « chez nous ». Pour mémoire, lorsque des fous furieux de cette tendance alors naissante voulurent faire exploser la Mosquée El Aqsa et le Dôme du Rocher en 1984, ils furent inculpés puis libérés après une courte détention à l’instigation du Premier Ministre d’alors, Shamir, au prétexte qu’ils étaient « notre chair et notre sang ». Ces dernières années, certains groupes, dans les collines de Samarie notamment, ont carrément rompu avec l’Etat d’Israël et le disent : sionistes jusqu’à ne plus l’être, jusqu’au refus du pouvoir démocratique, jusqu’à la confrontation violente avec une armée qui retarderait la restauration tant souhaitée de la monarchie israélite.[1]
Et puis il y a, bien au-delà de ces zélotes des temps modernes, la montée du racisme, à l’égard des Arabes ou encore de ces immigrés africains naguère accueillis par Israël, sauvés parfois même de la brutalité des garde-frontières égyptiens : c’était la fierté de la gauche sioniste, à raison. Un racisme qui prend parfois appui sur la religion, et nombreuses sont les déclarations scandaleuses faites par des rabbins tout à fait établis, aux noms et aux parcours prestigieux, tels le fils du défunt Ovadia Yosef, lequel assurait récemment que l’Etat juif devrait être pur de goyim ou que ceux-ci devraient accepter le joug des Juifs ; ou Shmuel Eliyahu, Grand Rabbin de Safed, dont le père, lui-même ancien Grand Rabbin d’Israël, s’était déjà fait connaître pour ses propos abominables : ce sont deux exemples de Juifs « orthodoxes » dont la conception du judaïsme est à peu près celle de Soral et Dieudonné, et que leur statut rend d’autant plus dangereux. Ces gens salissent en les mélangeant et la religion et la politique.
Mais le racisme dont je parle surgit aussi dans des milieux plus laïques, allié à l’expression éhontée d’élans primitifs, sauvages, profondément contraires à tout ce qui constitue un Etat moderne, un Etat tout court d’ailleurs, pour ne rien dire d’un Etat démocratique : je songe à la triste affaire du soldat d’Hébron qui tua un terroriste à terre et désarmé, coupable au regard de la loi israélienne mais déjà gracié par l’opinion. Ces signes ne veulent pas dire, bien au contraire, qu’Israël ait basculé dans le fascisme, puisqu’il s’agit en l’espèce de la protestation, voire de la rébellion contre ses institutions et contre les principes de sa Déclaration d’Indépendance : ils désignent cependant une tentation et indiquent par là même qu’il faut aujourd’hui un homme ou une poignée d’hommes valeureux, non pour se servir ou profiter des prérogatives du pouvoir, moins encore pour satisfaire les plus bas instincts de l’opinion – et Netanyahu, l’actuel Premier Ministre, sait très bien faire l’un et l’autre – mais pour élever cette dernière, pour la rabrouer s’il le faut, lui dire ses quatre vérités.
C’est le contraire hélas qu’il semble se passer. Un autre fait à rappeler est la démission de Moshé Yaalon, Ministre de la Défense, remplacé par le très poutinien Avigdor Lieberman. Yaalon, il est important de le dire, est tout sauf un homme de gauche. Son héritage est celui de Jabotinsky, son parcours politique s’est fait au Likoud. Et qu’a-t-il déclaré ? Que des « éléments extrémistes et dangereux » étaient à la tête du pays. Il ne faisait d’ailleurs que reprendre, ou presque, les mots du vice-chef d’état-major de l’armée, Yaïr Golan, qui, le jour de la commémoration du génocide juif, a courageusement alerté l’opinion sur l’existence d’un nouveau fascisme, aujourd’hui, en Israël, comparable selon lui à celui des années 30[2].
Le journaliste et historien du Mossad Ronen Bergman publiait récemment dans le New York Times un article dont beaucoup jugeraient les idées et le titre contre-intuitifs, où il exposait tout le paradoxe de cette situation presque inouïe dans l’histoire, mettant aux prises une armée résolument fidèle aux principes de l’Etat de droit et de la démocratie, et une classe politique qui semble prête à y renoncer : il s’agit, argumente-t-il, d’une véritable guerre, dont l’enjeu est pour Netanyahu de faire taire les voix discordantes, celles de l’armée et des services secrets, notamment lorsqu’il témoigne son soutien au père d’Azariah, le soldat d’Hébron, alors que le chef d’état-major, Gadi Eisenkot, déclare, lui, sans hésiter, que l’assassinat du terroriste en question ne correspond pas aux valeurs de Tsahal.[3]
La parole de Yaalon, la parole de Golan, celle de l’ancien Premier Ministre Ehud Barak – travailliste certes mais considéré comme plutôt « droitier » –, qui leur emboîtait le pas en évoquant la contamination du pays par les « graines du fascisme », les propos connus de plusieurs responsables de l’armée et des services secrets, Dagan ou Diskin pour ne citer qu’eux, prouvent encore qu’Israël est une démocratie, et une démocratie humaine, contrastée, où l’on sait pratiquer l’autocritique, vertu suprême qui, je l’ai souvent dit, manque tant à l’Islam et au monde arabe mais fait la force et la beauté du judaïsme comme de l’Occident : seulement, on aurait tort de s’en satisfaire et de ne pas prendre au sérieux ces déclarations. De ne pas voir que l’on est à un tournant. Etrangement et assez tristement, le site du CRIF, si prompt à commenter l’actualité française, européenne ou israélienne, ne semble avoir relevé ni la déclaration de Yaalon, ni celle de Barak : à croire que l’autocritique juive ne sied pas à tous les Juifs.
Il serait bien trop facile de ramener ce problème à celui de la reconnaissance ou non d’un Etat palestinien. En effet, et pour ne mentionner que lui, le président Reuven Rivlin, qui a bien plus fait contre le racisme en quelques années que toute la gauche réunie en plusieurs décennies (il est l’une des rares bonnes choses qui soient récemment arrivées à la vie politique de ce pays), Rivlin reste hostile à un partage de ce qu’il considère comme l’indivisible Terre d’Israël – tandis que Netanyahu a, au moins formellement, déclaré qu’il y était favorable.
D’ailleurs, s’il suffisait de dire : « Séparons-nous », le problème demeurerait ; les Juifs et les Arabes ne penseraient pas la possibilité, et pour cause, de se respecter ou de s’aimer tout en vivant ensemble. Et il resterait qu’une partie importante de la population israélienne serait potentiellement marginalisée parce qu’arabe. Sans compter d’ailleurs que les « colons » se verraient tous expulser en retour : et alors, me direz-vous ? Eh bien ! Au risque, après avoir fait froncer le sourcil aux chauvins de droite, de choquer mes amis de gauche, j’avoue ne pas voir ce qui, au plan moral, justifierait une Judéejudenrein comme semble le souhaiter Mahmoud Abbas.[4] Rappelons d’ailleurs que si les colons d’Hébron sont atroces, que si les « garçons des collines » ne méritent que haine et mépris, il y a colons et colons. Dans le Gush Etzion par exemple, au sud de Jérusalem, les premiers villages juifs de l’ère moderne remontent à la décennie d’avant l’Indépendance : un terrible massacre, fomenté par la Légion arabe, y eut lieu en mai 1948. Or, y vivait naguère l’admirable Menahem Froman, un rabbin respecté de tous, qui priait avec des imams et ne demandait qu’à pouvoir rester sur cette terre, devînt-elle palestinienne. Je n’imagine pas un Etat palestinien démocratique qui interdirait son sol aux Froman de demain.
On peut être pour ou contre la création d’un tel Etat, comme on peut être à la rigueur pour ou contre la traduction en termes politiques, dans le sionisme, du lien éternel du peuple d’Israël à sa terre : je l’ai dit ailleurs, je ne suis pas de ceux qui sacralisent le sionisme, je n’y vois pas le six-cent-quatorzième commandement de la Torah. Cependant, ces considérations politiques, techniques plutôt, mises à part, il reste le prix que l’on accorde à la dignité humaine, ce qui inclut d’ailleurs le respect des mémoires et du rapport, métaphysique, que chacun est en droit d’entretenir avec cette terre, sans que ni BDS, ni l’UNESCO, ni Avigdor Lieberman ne lui en fassent procès.
L’existence d’Israël, à plus d’un titre, a tenu du miracle. La réunion des incompossibles d’abord, avant même le retour au pays des ancêtres : le judaïsme et la démocratie, Jérusalem et Athènes, c’est le sionisme qui a permis que ces choses se tiennent par la main, dans le calme des institutions. Les récents événements dont je parle sapent précisément cette réunion mais au fond, je crois que de manière plus large, ce dont Israël fait aujourd’hui l’expérience nous parle de l’alternative, propre aux démocraties en général, entre fraternité et solidarité, sang et esprit, espace et temps, autochtonie et déracinement, appartenance et acosmisme. Je tiens d’ailleurs que cette alternative est un écueil de la modernité démocratique, qu’elle ne devrait pas être : nous sommes des êtres de chair et de souffle à la fois.
J’ai déjà écrit sur le danger de l’appartenance ou de l’autochtonie sacrifiée au profit du déracinement, de l’acosmisme nihiliste. Quand c’est au contraire la chair, le sol qui sont préférés, nous tombons dans l’idolâtrie la plus crasse, dans le paganisme le plus opposé aux valeurs du judaïsme comme aux Lumières.
La Haggada, le rituel de la Pâque, le répète d’année en année aux Juifs : leurs ancêtres étaient des idolâtres et il leur fallut passer par l’épreuve de l’exil pour se montrer dignes de la Terre promise, « terre fabuleuse qui vomit les injustes, terre où l’on ne s’enracine pas sans conditions » (Levinas), tandis qu’Esaü, le frère d’Israël, l’enraciné, avait, lui, hérité directement du Mont Séir. En d’autres termes, le rapport juif à la terre s’est toujours pensé comme ambigu, à la pointe justement de l’appartenance et de l’étrangèreté. A l’instar d’ailleurs de son rapport à soi : « nos ancêtres étaient des idolâtres », n’étaientque des idolâtres, et c’est l’exil, la confrontation à l’autre, sans cesse rappelée à nos mémoires, qui doit empêcher de le redevenir. Pour le dire crûment, la crise israélienne actuelle me semble marquer le retour d’un fantôme, qui hante les Juifs depuis les temps bibliques : celui de l’enracinement morbide, celui de l’autochtonie choisie au détriment de la transcendance, celui d’un amour de soi et du sol qui nous voilerait l’amour de l’autre et du ciel.
Tant que le peuple juif vénère l’infini, l’amour qu’il se porte, l’amour du prochain, cette solidarité juive tant décriée est en vérité la plus haute des vertus, seule capable de préparer ontologiquement l’amour de tous et de chacun ; quand il cesse de vénérer l’infini tout en persistant à se vénérer lui-même, son âme est en péril. Au niveau moral, on appelle cela chauvinisme, au niveau politique, c’est évidemment le nationalisme.
Je n’écris pas comme Israélien, pour la bonne raison que je ne le suis pas. Je suis un Juif de la diaspora, attaché à l’Etat d’Israël, amoureux de sa culture, profondément lié à son sol, à ses paysages, à sa dimension la plus charnelle et la plus humaine. Attaché néanmoins, et tout autant, à la vie diasporique, à la vieille Europe, à l’énergie du Nouveau Monde. Il me faut pourtant, il nous faut être vigilants, sans craindre le qu’en-dira-t-on des optimistes naïfs et de ceux, surtout, qui ont troqué la conscience d’avoir été esclaves en Egypte contre la satisfaction païenne d’avoir une terre à eux, à eux tous seuls. La diaspora a un rôle à jouer pour qu’Israël, si c’est encore à faire, garde son âme. Elle seule peut rappeler à l’Etat des Juifs qu’on ne se suffit jamais à soi-même. Elle seule peut continuer à féconder ce petit pays de ce qui l’a fait si grand : son rapport à l’autre, son rapport à sa propre altérité. Elle seule peut rappeler à Israël qu’il provient de la rencontre de deux rêves, l’un venu du fond des âges et de l’Orient, l’autre de l’Europe et des Lumières. Peut-être est-il encore temps d’y revenir, à condition, bien sûr, de savoir que chaque époque se doit aussi d’avoir ses propres rêves : si nous ne rêvons pas les nôtres, rien ne servira jamais d’hériter de ceux de nos aïeux.
[1] http://laregledujeu.org/2015/08/10/24358/et-ne-leur-fais-pas-grace/
[2] http://www.haaretz.com/israel-news/1.717948
[3] http://www.nytimes.com/2016/05/22/opinion/sunday/israels-army-goes-to-war-with-its-politicians.html?_r=0
[4] https://www.commentarymagazine.com/foreign-policy/middle-east/israel/abbas-arabs-in-israel-no-jews-in-palestine-peace-process/