Drasha du Rabbin Delphine Horvilleur – Hommage à Shimon Peres
Parasha Nitzavim – Shabbat du 30 septembre 2016
« Je me souviens du 24 mars dernier.
C’était le jour de Pourim, jour de la lecture de la Meguila d’Esther. Shimon Peres était en visite officielle à Paris, sa toute dernière visite officielle. Pour ce séjour qu’il savait sans doute être le dernier dans la ville des Lumières, il a demandé à rencontrer un petit groupe de leaders religieux. Et voilà comment, invitée par la mairie de Paris, j’ai eu la chance et le privilège de passer un moment en face à face avec lui.
Je me souviendrai toujours de sa démarche fatiguée mais assurée. Je me souviendrai toujours de son regard amusé lorsque, face à Anne Hidalgo, maire de Paris et Aliza Bin-Nun ambassadrice d’Israël, il m’a dit en souriant : « Qui eût cru qu’un jour je m’entretiendrais à Paris avec madame le maire, madame l’ambassadrice et madame le rabbin ». Et puis il a ajouté : « Les temps changent ! »
Je lui ai dit qu’aucune histoire ne racontait peut-être mieux que Pourim la possibilité parfois de changer de temps, la possibilité d’entendre des voix de femmes contribuer à ce changement. Mais au fond de moi, j’ai pensé que personne ne savait mieux que lui ce que signifie le changement de temps ; parce qu’à sa manière, ce projet, ce rêve, cette mission avait été l’engagement de sa vie…Faire changer les temps.
Faire advenir ce qui semble impossible ; et croire qu’une autre réalité est à portée de main, non pas naïvement comme l’ont dit certains, mais au contraire, avec réalisme et courage.
Tant de choses ont été dites sur lui, sur son parcours, son caractère et son engagement ces derniers jours et tout particulièrement aujourd’hui à Jérusalem.
J’ai entendu, comme vous sans doute, en bien des occasions, Shimon Peres parler de ses convictions, de ses motivations et de son engagement. Souvent, il disait que malheureusement il y avait dans ce monde trop de gens qui se souviennent du passé et pas assez qui rêvent du futur. Trop de gens qui racontent l’Histoire, et pas assez qui tentent de la changer.
Alors je crois que nous lui devons aujourd’hui, nous qui sommes les héritiers de ces rêves, de ne pas juste nous souvenir, de ne pas juste rappeler ce en quoi il a cru…mais d’avantage de penser de quelle manière ce qu’il a été, ce dont il a rêvé, ce qu’il a signé, ce qu’il a proposé nous engage aussi.
Ô combien symbolique de savoir que Shimon Peres est porté en terre précisément le jour où nous entrons dans un Shabbat nommé Nitzavim, du nom de la parasha que nous nous apprêtons à lire à travers le monde. Cette parasha débute par ces mots :
« En ce jour, vous vous tenez debout, vous tous devant l’Eternel »
אַתֶּ֨ם נִצָּבִ֤ים הַיּוֹם֙ כֻּלְּכֶ֔ם לִפְנֵ֖י יְהֹוָ֣ה אֱלֹֽהֵיכֶ֑ם
Nitzavim est la parasha de la convocation, celle qui réunit tout un peuple et par delà peut-être une humanité toute entière, que cela soit au bord d’une tombe à Jérusalem ou face à ce qui nous transcende. Nous sommes réunis et Nitzavim poursuit ainsi le récit de cette convocation, en énonçant les mots suivants :
« L’alliance que je conclue avec vous en ce jour », dit Moïse « n’est pas juste une alliance seulement avec vous ».
וְלֹ֥א אִתְּכֶ֖ם לְבַדְּכֶ֑ם אָֽנֹכִ֗י אֶת־הַבְּרִ֣ית הַזֹּ֔את וְאֶת־הָֽאָלָ֖ה הַזֹּֽאת
« Elle est une alliance, un engagement avec ceux qui se trouvent ici aujourd’hui…et avec ceux qui ne se trouvent pas ici aujourd’hui. »
כִּי֩ אֶת־אֲשֶׁ֨ר יֶשְׁנ֜וֹ פֹּ֗ה עֹמֵ֣דעִמָּ֨נוּ֙ הַיּ֔וֹם לִפְנֵ֖י יְהֹוָ֣ה אֱלֹהֵ֑ינוּ וְאֵ֨ת אֲשֶׁ֥ר אֵינֶ֛נּוּ פֹּ֖ה עִמָּ֥נוּ הַיּֽוֹם
Les commentateurs comprennent de ces versets que l’alliance conclue entre l’Eternel et son peuple concerne autant ceux qui l’ont entendue au Mont Sinaï, les générations présentes, que les générations absentes, c’est-à-dire ceux qui allaient naître après elles.
Ou pour le dire autrement: certains engagements du passé sont et doivent aussi être ceux des générations qui en sont les héritiers. Certaines convocations sacrées, quand elles semblent parler au passé, parlent en fait au futur et engagent l’avenir.
Je crois que la vie de Shimon Peres est un témoignage de cela. Il nous a dit et nous a enseigné en bien des circonstances que nous souvenir ne suffisait pas si nous ne nous sentions pas responsables de poursuivre le rêve, et engagés à nous tenir Nitzavim, debout et ensemble, pour y croire encore.
Aujourd’hui est un jour de commémoration bien sûr, mais comme tout jour de commémoration, il nous interroge sur ce que nous allons faire du souvenir. Notre directrice du Talmud Torah Revital m’a fait parvenir ce matin un texte du grand poète Yehuda Amichaï, un homme précisément de la génération de Shimon Peres. Ce poème m’a semblé exprimer précisément ce que je tentais d’écrire maladroitement.
Comment doit-on se tenir lors d’une cérémonie du souvenir ?
Tout droit ou affaissé ?
Tendu comme une tente déployée ou en berne comme en deuil ?
La tête baissée comme un coupable ou relevée comme une protestation contre la mort ?
Les yeux ouverts et glacés comme ceux des défunts ou les yeux fermés, pour apercevoir les étoiles à l’intérieur de soi ?
Et quelle est la bonne heure pour se souvenir ?
Au milieu de la journée, quand l’ombre est cachée sous nos pieds, ou au coucher du soleil lorsque l’ombre s’allonge comme les souvenirs et comme le manque, qui n’ont ni commencement ni fin, comme Dieu ?
Yehuda Amichaï, Chemins de traverse – 167, III
Nous pouvons nous souvenir de deux manières, nous dit ce poème, dans le deuil, l’abattement ou bien dans la conscience d’une lumière intérieure ; dans la tragédie de ce qui est parti et ne reviendra plus, ou bien, au contraire, dans la conscience de ce qui fut, peut naître un rêve d’avenir…
Puissions-nous nous souvenir de Shimon Peres, de ses rêves de temps qui changent et être capables alors de les faire advenir, ou comme le dit ce si célèbre chant en hébreu, Shir Lashalom : Ne dites pas « Un jour viendra », mais faites-le advenir vous-même (« Al tigidou yom yavo haviou et hayom »). «
אל תגידו יום יבוא הביאו את היום