Le dernier livre de Bernard-Henri Lévy sort aux Etats-Unis le 10 janvier sous le titre The genius of judaism. Interview.
French Morning: Vous consacrez la première partie de votre livre à l’antisémitisme contemporain, ce que vous appelez cette “nouvelle religion planétaire”, mais le contexte n’est-il pas différent ici, aux Etats-Unis, de ce qu’il est en France?
Bernard-Henri Lévy: Non je ne crois pas. C’est même, de plus en plus, le même contexte. Dans le livre, j’identifie les trois piliers de l’antisémitisme nouveau. 1/L’antisionisme (les juifs seraient les amis d’un « Etat assassin »). 2/ Le négationnisme (les juifs seraient des « trafiquants de mémoire », ils se serviraient de leurs martyrs pour « intimider » le monde). 3/ La compétition victimaire (les juifs monopoliseraient le capital mondial de compassion en empêcheraient de s’émouvoir sur le sort d’autres victimes). Or, c’est aux Etats-Unis que ces trois piliers sont le plus solidement bétonnés. La Mecque du négationnisme, c’est là, dans de soi-disant « Instituts scientifiques » de la côte Ouest, qu’elle se trouve ; la concurrence victimaire, c’est là qu’elle s’exprime avec le plus de véhémence (cf. Nation of Islam, Louis Farrakhan, etc); quant à l’antisionisme, c’est sur les campus américains que le mouvement BDS (Boycott, Divestment, Sanctions) connaît la plus grande ferveur. Bref, la situation aux Etats-Unis ne me paraît pas moins inquiétante pour les juifs qu’en Europe.
Mais ce sont les juifs de France qui parlent de quitter le pays. Aux Etats-Unis il y a une façon de vivre en communauté, décomplexée d’une certaine manière, qui rassure beaucoup de juifs…
Oui, mais la façon de vivre l’antisémitisme y est tout aussi décomplexée. Voyez le discours de Trump devant la Coalition Juive républicaine, en décembre 2015 : “vous ne voterez pas pour moi, car je ne veux pas de votre argent”. Ce genre de propos aurait été totalement impossible en France!
N’y-a-t’il pas tout même l’idée qu’il est plus facile de vivre son judaïsme plus pleinement avec le communautarisme à l’américaine ?
C’est tout aussi possible en France de vivre “en communauté”. Mais ce n’est pas ça qui m’intéresse. Le judaïsme, ce sera le cœur de mon intervention au « 92th Y », n’est pas un communautarisme. Ce n’est pas un « entre soi », c’est le contraire! Le judaïsme est chez lui dans son rapport à l’autre. Prenez Jonas et sa baleine. C’est quand il va à Ninive que Jonas est au plus près de son message. C’est dans les lieux de l’altérité qu’il assume sa mission prophétique. Le Talmud ne dit rien d’autre avec sa métaphore des tribus d’Israël quittant l’Egypte, non pas délestées de leurs richesses antérieures, mais les emportant avec elles. Cela signifie qu’on entre dans le judaïsme avec son histoire. Etre juif c’est conserver le monde d’avant et le recréer en lui donnant un sens encore plus riche.
Des trois piliers de l’antisémitisme que vous décrivez, celui de la concurrence victimaire est le plus nouveau et peut-être le plus efficace parce qu’il oppose les victimes, leur légitimité…
Il est surtout débile et mensonger. Je démontre dans le livre, et je le répéterai au 92th Y, que l’on se mobilise d’autant mieux contre le tort fait aux hommes et femmes d’aujourd’hui que l’on a en tête et dans le coeur le souvenir du tort qui leur a été fait hier. Ce sont ceux qui avaient la Shoah au coeur qui ont dénoncé les premiers Sarajevo, le Darfour, le Rwanda… A l’inverse, il n’y a pas un exemple, ces quarante dernières années, où l’on n’observe pas ceci : les négationnistes de la Shoah sont toujours les premiers à pratiquer le négationnisme des crimes nouveaux.
Si vous décrivez longuement l’antisémitisme du monde, vous assurez aussi, et cela en surprendra plus d’un, que la France est “une des raisons de ne pas désespérer”. Est-ce que vous pensez que ce discours finalement positif sur la France et les juifs est audible aux Etats-Unis?
Je m’en fiche! Ce que je dis c’est que, oui, la culture française est imprégnée d’antisémitisme. Mais j’ajoute qu’il y a deux différences avec autrefois. Premièrement, les élites ont appris : il n’y a plus d’antisémitisme d’Etat. Deuxièmement, jadis les juifs rasaient les murs : aujourd’hui, ils relèvent la tête ; ils font front ; ils ont enfin compris que c’est en se cachant qu’on se désarme et en s’affirmant qu’on se renforce.
Mais est-ce qu’on n’est pas là dans le repli identitaire, tant décrié en France? Peut-on célébrer le port de la kippa et déplorer d’autres signes ostensibles d’autres religions?
D’abord, la kippa n’est pas essentielle au judaïsme : il est bien plus important, essentiel, d’étudier, de travailler, que de porter ou non une kippa. Deuxio : la kippa n’a rien à voir avec un signe « ostentatoire » et il serait absolument scandaleux de la comparer avec, par exemple, le voile intégral imposé aux femmes par l’islamisme radical. Et puis, enfin, je vous le répète : le judaïsme ce n’est pas une « identité », c’est une « altérité » et un rapport à l’universel.
Il y aurait donc une différence de nature entre l’affirmation de la religion juive et l’affirmation d’autres religions?
Ma thèse est, en effet, que le judaïsme n’est pas une religion.
La laïcité est-elle une spécialité française, inconnue aux Etats-Unis ?
Pas du tout. Il y a, aussi, une laïcité américaine. Sauf qu’elle dit l’inverse de la laïcité française. Aux Etats-Unis, elle protège les églises des empiètements de l’Etat. En France, elle protège l’Etat, qui ne doit pas être touché par le religieux.
En tout cas, pour vous, il n’y a pas d’impossibilité majeure à être Juif et Français ?
Je sais qu’un certain nombre de mes concitoyens se demandent s’ils ne doivent pas quitter la France. Ma conviction c’est que ce n’est pas à eux, mais aux antisémites, ces « crânes rasés de la pensée », de la quitter.