Petits métiers du Mellah
Notre couchina (cuisine), n'en avait que le nom. C'était plutôt une sorte de débarras oublié par le temps, mais où des couches successives de poussière se sont installées comme base pour divers morceaux de vieux meubles, constituant à leur tour un soutien pour le tissage des araignées. De nombreux cadavres de mouches, moustiques et quelques fourmis imprudentes en décoraient les coins. Mais un endroit restait propre et recevait le "kasri" familial, sorte de grande bassine en terre cuite qui servait à la lessive- torture de la semaine.
Ce jour- là, ma mère qui n'était pas une fan du ménage, voulait balayer sous le "Kasri". Par mégarde, elle toucha cet appareil qui tomba et se cassa en deux. On aurait dit que quelque force de la nature voulait le mettre à la retraite suite à un tout petit mouvement. Ma mère resta d'abord immobile et silencieuse comme étonnée, puis regardant le désastre, elle se reprit et dit: il peut être réparé, n'oublies pas de faire attention à Moshé le juif quand il passera.
Moshé était un petit homme si maigre, si pale avec des paupières tombantes qui lui cachaient presque les yeux. Sa chéchia et sa robe noires accentuaient sa pâleur. Il faisait partie de cette catégorie de juifs pauvres qui pour survivre faisait de petits métiers comme celui de réparer les ustensiles en terre cuite. Il passait de temps en temps dans les derbs de la Médina en criant avec sa voix chevrotante et un accent typique: A Rakkaâ, A Rakkaâ, à savoir réparateur. Parfois, à cause de sa maigreur peut être, les enfants du derb le harcelait lui criant "A lihoudi kaka" (juif idiot). Il faisait comme s'il n'entendait rien de ces moqueries et ne réagissait que s'ils voulaient s'en prendre à son sac. Il s'énervait alors et les gosses continuaient leur amusement jusqu'a ce qu'un adulte de passage intervient pour disperser le groupe.
En entendant A Rakkaâ, ma mère se précipita dehors et amena Moshé près de la "victime". Est- ce qu'il est réparable? dit- elle. Tu vois, il est cassé seulement en deux parties. Après une "consultation" minutieuse, Moshé répondit: il l'est madame, tout est réparable. Ma mère lui lança un regard méfiant, mais lui, il commença à déballer son matériel: un petit outil- machine, pas plus gros que la main, un stylet au milieu soutenu par deux ficelles et commença à forer des petits trous le long de la cassure et des deux cotés. De fins fils de fer reliant les petits trous entre eux suffirent à redonner vie à l’ustensile.
Moshé en profita pour boire le thé qu'on lui a préparé, mangea du pain et des olives noires, seule nourriture qui lui était permise chez les musulmans. Ma mère attendait le résultat du travail et moshé demanda de l'eau qu'il versa le long de la cassure du Kasri comme s'il faisait boire un malade. Peu à peu toute la cassure fut recouverte et moshé déplaça l'ustensile: aucune goutte d'eau n'en a suinté, preuve que le travail a été bien fait. Ma mère prit quelques rials (1 rial= 5centimes) dans son sac qu'elle remit à Moshé en souriant? Il répondit à son sourire et sortit. Quand on entendit de nouveau A Rakkaâ dans la rue, ma mère dit :Je croyais qu'il n'y arriverait pas, il est tellement chétif.
Izza