Joëlle Bahloul
Les études d'anthropologie sur les formes et les enjeux de l'attribution et de l'acquisition du nom ont maintenant abondamment mis en évidence la fonction sociale de la nomination des personnes. En France, les ethnologues des sociétés rurales européennes ont fourni une importante contribution à ce domaine de la recherche anthropologique, à l'appui des thèses de Claude Lévi-Strauss selon lesquelles le nom — sa formulation linguistique, les mécanismes de sa transmission — procède d'une opération de classification sociale et d'« agencement du réel »1 qui s'apparente aux systèmes de classification biologique2. Classer, signifier et aussi identifier les personnes dans leur groupe social et celui-ci dans la société globale : tels sont les principaux « usages sociaux » du nom que les ethnologues se sont efforcés de mettre en relief, apportant un complément essentiel d'information et d'analyse de la nomination personnelle au sein des sciences humaines, dominées jusque-là en la matière par les démarches linguistiques et philologiques.
Cette approche ethnologique de la fonction sociale du nom fournit un éclairage particulièrement enrichissant dans l'étude de l'ethnicité et des mécanismes d'appartenance qui caractérisent les minorités socio-culturelles. H.R. Isaacs l'avait souligné en indiquant qu'à côté de la mémoire des origines, de l'appartenance nationale, de la langue, de la religion et de la référence territoriale, le nom constituait l'une des composantes fondamentales — badge — de l'identité de groupe — basic group identity — des minorités ethniques3, et que la nomination des membres du groupe était imprimée d'une fonction emblématique et distinctive essentielle dans la société majoritaire.
L'usage et les significations du nom chez les juifs d'Afrique du Nord en France nous paraissent relever des mêmes processus sociaux. Tels sont en effet les mécanismes qui se dégagent des enquêtes effectuées de 1981 à 1984 auprès d'une quarantaine de familles originaires du Maroc, d'Algérie et de Tunisie et installées en région parisienne et dans le Midi de la France. L'hypothèse initiale de cette étude visait à inventorier les stratégies familiales que ce milieu juif élabore en vue d'assurer son insertion et sa reproduction sociales dans la société française. Les quelque 75 entretiens réalisés auprès de personnes recrutées au sein même des réseaux familiaux des premiers interviewés, ont été menés dans une quadruple perspective :
. historiographique, elle visait à rendre compte de l'histoire des parentèles et à y réinscrire les mécanismes migratoires, les trajectoires professionnelles, l'aménagement des réseaux familiaux, et l'ampleur des processus d'émancipation ;
. sociologique, elle a permis d'enregistrer et de déchiffrer les formes, les structures et la dynamique des rapports qui se déploient dans cette parentèle spécifiquement urbaine ;
. généalogique, elle envisageait cette lecture dans le cadre d'une sorte de « genèse » des familles, sur l'ensemble des générations et des degrés de parenté couverts par la mémoire et le savoir généalogiques ;
.enfin, l'approche du discours familialiste entendait faire émerger les valeurs et les modèles de parenté imprimés dans les représentations de l'expérience sociale4.
Les données présentées ici sur l'usage social de la nomination des personnes s'inscrivent dans ce cadre : les relevés des généalogies et des pratiques — rituelles en particulier — de nomination, montrent que le prénom et le patronyme des gens dépendent de leur inscription dans une lignée, une histoire familiale, et dans l'univers socio-culturel de leur groupe ethnique. Ils mettent ainsi en évidence le rôle que jouent la famille et les rapports de parenté en transformant le système de nomination dont ils sont les seuls gérants, en opération de distinction sociale.
Classificateur et mémorialiste, le patronyme dans ces communautés l'est de toute évidence lorsque, s'inscrivant dans un paysage linguistique latin et francophone, il se rappelle quotidiennement à ces juifs, et indique à leurs voisins non juifs les contextes linguistiques dans lesquels ils ont baigné pendant de longs siècles. Les patronymes Saada, Bensoussan, Benichou, Slama, Benkemoun et Touati sont autant de témoignages de la pratique très ancienne des langues arabe et judéo-arabe chez les juifs du Maghreb. Il en va de même pour les Benamozeg, Ouaknine, Soudri, Znati, Guenoun, référents patronymiques berbères, et les Corcos, Valensi, Benisti, Castro, Hatchuel qui relèvent du registre linguistique hispanique5.
Quant aux Cohen, Lévi, Israël, Dayan, Baroukh, Benhaïm qui figurent au code de la patronymie hébraïque, il va sans dire que leur valeur emblématique dans la société française est quotidiennement rapportée au registre biblique, qui a distingué les juifs de toutes les communautés dans leur environnement social. Mais ici on a affaire, avec le patronyme, non plus seulement à une référence linguistique — car l'hébreu n'était longtemps lu et écrit que par les élites intellectuelles et les lettrés religieux — mais à un contexte culturel et historique général, à la syntaxe hébraïque de toutes les cultures juives de diaspora.
Le patronyme fournit également les termes de la mémorisation des origines géographiques : on dira ainsi que les Slama, Haddad, Bijiaoui et Bismuth sont plutôt originaires de Tunisie, les Attali, Morali, Guedj d'Algérie, les Gozlan et les Fitoussi de la région constantinoise, Les Abitbol, Zaguri, Obadia plutôt du Maroc6. Le patronyme retrace donc une géographie itinérante, il constitue un support d'identification territoriale et aussi historique : « Les parents de ma mère étaient des Attiache de Batna, venus s'installer à Constantine avant la guerre, puis ils se sont retrouvés à Alger », ou bien « Je suis née en Algérie, mais mon nom Abitan indique que nous avons des origines espagnoles. »
Outil mnémotechnique, le patronyme transmis en ligne masculine, n'alimente pas seulement la mémoire généalogique, comme l'indique F. Zonabend7 : à travers la structure généalogique, il sert à mémoriser l'ensemble de l'histoire et de la géographie familiales, et constitue un vecteur de revendication des origines sociales : « Mon père est un Soussan, on dit que mon grand-père était cocher, car dans le nom Soussan, il y a le mot souss, cheval en arabe. » Et il est vrai que bon nombre de patronymes juifs désignent des métiers que les juifs pratiquaient : Elhaddad, le forgeron ; Niddam, le joaillier ; Assayag, le bijoutier ; Benattar, l'épicier ; Tordjman, l'interprète ; Zimra, Ghnassia, le musicien, le chanteur etc.
13Ainsi le nom renvoie à un lieu, une mémoire, un métier d'origine auxquels on s'identifie ; il classe les individus dans l'histoire d'une famille et d'une communauté.
Patronyme, il permet l'affirmation de la patrilinéarité comme identité sociale : « Je suis de la famille Attal, mon arrière-grand-père, grand-père de mon père, était caïd, très respecté dans sa ville. » Cette affirmation est tellement importante qu'elle donne lieu au mariage légal des concubins lorsque arrive leur premier enfant : « On s'est mariés pour donner mon nom à mon fils », dit-il : la volonté de perpétuer la lignée paternelle par le patronyme est plus forte que le désir de rejeter les structures matrimoniales traditionnelles.
L'histoire du patronyme formule donc l'histoire du groupe lui-même, y compris quand il suscite la censure des origines : après la Seconde Guerre mondiale, bon nombre de juifs ont tenté de dissimuler leurs origines en modifiant leur patronyme. Pour les juifs d'Afrique du Nord, il s'agissait de conformer leurs noms, de consonance hébraïque ou judéo-arabe, à la phonétique francophone ; ainsi, les Duran — très ancien patronyme de rabbins algériens — ont ajouté le suffixe « d » et se sont ainsi transformés en Français moyens ; les Benlabi, Benoliel, Benhaïm, Benhamou sont devenus, Labi, Oliel, Haim (prononcer « ème »), Amou, réduits du trop pesant préfixe sémitique ; censurées aussi toutes les portions du patronyme qui étaient connotées de la référence arabophone : Bensadoun est devenu « Bensat » etc.9.
Au patronyme, porteur des éléments de l'ethnicité, le prénom répond, en donnant lieu à toute une série de stratégies de distinction ou d'insertion dans la société majoritaire.
Le prénom des juifs du Maghreb témoigne, comme le nom, de la diversité des langues utilisées par ces communautés dans leur histoire contemporaine. Nous pouvons ainsi recenser six stocks linguistiques de prénoms : les Esther, David, Rachel, Salomon, Deborah et Michaël relèvent de la syntaxe hébraïque très ancienne ; les Makhlouf, Saada, H'biba, Messaouda rappellent l'usage du judéo-arabe, tandis que les Perla, Mercedes ou Nino, Umberto et Gilda indiquent que les juifs d'Afrique du Nord ont également parlé, pour certains d'entre eux, l'espagnol et l'italien. Le prénom traduit donc la volonté des juifs de s'inscrire dans leur contexte social local, et dans les formes de communication spécifiques du milieu ambiant. Il sert à désigner les personnes dans la langue majoritairement pratiquée, dans les échanges avec les voisins non juifs notamment. On voit ainsi apparaître progressivement dans le courant du xxe siècle les prénoms français, au fur et à mesure que les familles s'occidentalisent et surtout, scolarisent leurs enfants dans le système éducatif français. Le prénom français traduit la volonté de l'émancipation par la francisation et par l'instruction11. Il faut donc analyser les rapports entre ces différents stocks de prénoms au prisme de l'évolution historique des familles et des communautés.
Jusqu'à la fin des années 30, les juifs du Maghreb n'étaient dotés que d'un seul prénom, prénom d'usage, de désignation et d'appellation des individus dans des communautés qui vivent et travaillent le plus souvent en milieu clos. Ce sont les générations nées vers la fin des années 30, juste avant la guerre, qui commenceront à recevoir deux prénoms, conformément à l'usage déjà répandu en France12.
C'est aussi l'époque où les communautés s'ouvrent progressivement au monde du travail non spécifiquement juif, et où les petits juifs vont entrer en masse dans le système éducatif français. Jusque-là, le prénom unique était soit hébraïque, soit judéo-arabe.
Judéo-arabe, il évoque un choix motivé surtout par les vœux de préservation du nouveau-né contre les puissances malfaisantes : le prénom est alors en quelque sorte propitiatoire ; on voit apparaître et se reproduire des générations de « bienheureux » — Mesaoud, Mesaouda —, de « chéris » — 'Aziz, H'biba —, de « joyeux » et d'« allègres » — Semah, Semha —, mais aussi de reines et de princesses — Rena, Soltana. A noter que ces prénoms judéo-arabes sont plus féminins que masculins, les hommes couvrant plutôt le registre hébraïque.
,c'est au monde biblique que nous avons essentiellement affaire : les généalogies reconstituent, de père en fils surtout, mais aussi de mère en fille, tout l'univers des patriarches des premiers chapitres de la Genèse ; plusieurs générations de Joseph, d'Abraham, de Jacob, d'Isaac, de Rachel, Sarah et Rebecca ressuscitent le paysage humain de la Bible, alimentent la mémoire des origines chez les juifs qui, de cette manière se désignent et s'identifient dans la société maghrébine. On trouve aussi dans cette panoplie les rois de Judée — David, Salomon — les prophètes — Elie — les héroïnes — Esther — et surtout Moïse, père d'un peuple où tant de rois, de reines et de prophètes portèrent la bannière symbolique d'une société ethniquement et politiquement minoritaire.
Les femmes sont donc plutôt prénommées en judéo-arabe, les hommes plutôt en hébreu : les premières eurent très rarement accès à l'étude et à la connaissance des textes hébraïques, leur naissance et l'attribution de leur prénom sont très peu ritualisées, contrairement à celles des garçons dont la circoncision, au cours de laquelle se fait la nomination, constitue l'acte d'« agrégation »13 par l'entrée dans l'ordre masculin et sacré, l'alliance avec le dieu des pères : la nomination sacralisée et ritualisée des garçons ne peut donc se faire que dans la langue sacrée, l'hébreu. C'est l'hébreu qui consacre également la transmission patrilinéaire du nom, du prénom et de l'autorité familiale.
Pour les communautés hispanophones et italophones on observe le même rapport entre la langue d'usage — plutôt féminine — et la langue sacrée — plutôt masculine — dans l'attribution du prénom. Mais là aussi, il est imprimé de signes propitiatoires et votifs ; on ne trouve que des perles — Perla — des étoiles — Streya, Stella — des Allegria et autres Mercedes.
Ces différents registres linguistiques locaux se sont progressivement estompés avec la francisation des juifs en Afrique du Nord. Les prénoms français se sont d'abord répandus dès le début du siècle, dans les familles émancipées qui envoyaient leurs enfants à l'école française et qui projetaient l'ascension et la mobilité socio-professionnelles de leur progéniture. L'attribution d'un prénom français était la porte ouverte ou le premier pas vers l'insertion dans la société française. Dans les générations nées à partir de la fin des années 30, les prénoms usuels sont presque tous francophones, sauf pour les juifs marocains qui perpétuent l'hébraïsation des prénoms, mais masculins et féminins cette fois, du fait de l'accès des filles, autant que des garçons, dans les écoles de l'Alliance Israélite où les enseignements de culture juive et d'hébreu sont importants.
Mais d'une manière générale, à partir de cette époque, les prénoms hébraïques et judéo-arabes de la grande majorité des petits juifs nord-africains rétrogradent en seconde position : ce sont maintenant les seconds prénoms de la mémoire généalogique et de l'inscription dans l'ascendance familiale, les premiers étant, francophones, ceux de l'insertion dans la société majoritaire.
Un sixième stock linguistique de prénoms apparaît après la Seconde Guerre mondiale : la nomination anglophone ne traduit pas l'usage d'une langue parlée. Les Jimmy, Jacky, Maggy, Charly et Suzy sont autant de manifestations de l'hommage rendu par les juifs du Maghreb aux libérateurs qui débarquent sur les côtes africaines en 1942 et qui, pour certains d'entre eux, vont contracter des unions — rares il est vrai — avec des jeunes filles juives du lieu.
Hormis cette parenthèse anglophone, c'est la francophonie qui prédomine dans la nomination des personnes nées depuis les années 30 et bien avant pour les familles d'Algérie. Néanmoins, on ne choisit pas n'importe quel prénom français. La sélection opérée par les juifs du Maghreb témoigne des processus historiques que vivent ces communautés contemporaines.
Première caractéristique de la francophonie : certains prénoms correspondent à la traduction populaire des prénoms hébraïques ou judéo-arabes : les Soltana deviennent Irène, les Isaac et les Jacob deviennent Jacques, les Michaël se transforment en Michel, les Mesaouda en Fortune ou Fortunée15 ; les petites filles des Joseph se féminiseront en Josette ou Josiane, celles des Hayim — « vie » en hébreu — deviendront des Viviane — deux fois « vie » — ; les Abraham sont traduits en Albert et les Ruben en Robert.
Dans d'autres cas, on dotera les nouveau-nés de prénoms d'origine hébraïque qui ont acquis leurs lettres de noblesse dans la langue française : les Elie, les Daniel et les Emmanuel. Ces manipulations des prénoms hébraïques et judéo-arabes en forme de traduction constituent des stratégies de mémorisation non seulement des registres linguistiques anciens mais aussi des ascendants qui avaient transmis leurs prénoms dans ces langues. S'inscrire dans la francophonie sans pour autant oublier la chaîne généalogique dans laquelle on naît16. Le désir de s'identifier à la France et à sa culture apparaît pourtant de manière beaucoup plus nette dans la nomination des enfants nés après la Seconde Guerre mondiale : on distribue alors des Marie-France ou des Françoise, mais aussi les prénoms des héroïnes de l'histoire de France ou de l'épopée chrétienne : ce sont les Jeanne, les Marie et les Mireille. On voit également apparaître la panoplie classique des stars du cinéma contemporain — seule distraction extra-familiale des jeunesses juives de l'entre-deux-guerres ; c'est une génération de Martine, de Marilyn et de Michèle qui s'identifie alors aux vedettes des feux de la rampe européenne. C'est dire combien les espoirs sont grands pour les fils des petits fonctionnaires, des artisans et des petits commerçants juifs de ces contrées.
Chez les fils et les filles de ceux qui, dernière génération née au Maghreb, ont émigré avant de se marier, on observe un phénomène nouveau et peut-être significatif d'une tendance marquée de retour à l'hébraïsation (voir figure 1 infra). Nés en France, ces enfants d'immigrés sont de plus en plus fréquemment dotés de prénoms hébraïques : on voit progressivement se multiplier les Daniel, Michaël, David, Jonathan, Nathaniel, Emmanuel, Jérémie, Deborah. Mais ici, les patriarches sont dominés par les rois de Judée, les prophètes et les héros de la résistance biblique — Deborah par exemple. Ou bien, ce sont les prénoms en usage aujourd'hui en Israël : les Dan, Yaël, Dov manifestent l'attachement et l'identification à cet Etat. Hébraïsation des prénoms usuels, mais retranchement encore des prénoms judéo-arabes des ascendants : ces formes de nomination persistent à témoigner des changements linguistiques, mais l'inscription dans la société française s'accompagne du désir de souligner les origines bibliques et de la permanence de la tradition hébraïque.
L'attribution du prénom représente également, selon A. Van Gennep, une forme d'agrégation du nouveau-né à la famille ; il dote le receveur et le donneur d'« une position au sein d'une généalogie » et situe au sein de la parentèle ceux qui l'ont choisi. Les processus à l'œuvre chez les petits juifs nord-africains « manifeste bien l'accentuation patrilinéaire » de cette parentèle bilatérale.
D'une manière quasi générale, l'aîné masculin des fratries reçoit le prénom (en première ou en seconde position) du père de son père, surtout s'il est le premier enfant dans la fratrie. Bon nombre de ces fils aînés ont été appelés « René », comme si dans leur personne, la lignée masculine qu'ils sont censés perpétuer, tentait de « renaître », de retrouver un sang neuf. Les fils aînés sont donc nommés par le prénom des ascendants masculins les plus proches, ceux qui d'une manière générale, transmettent, avec le nom — patronyme et prénom — l'autorité familiale et la part avantageuse du patrimoine.
Les cadets sont dotés quant à eux du prénom d'un ascendant prestigieux, honoré par la lignée masculine — un rabbin lettré et respecté — mais dont le degré de parenté est plus distant (arrière-grand-oncle par exemple). Les cadets pourront aussi recevoir le prénom du grand-père maternel, par souci d'alterner les deux versants de la parentèle dans la transmission nominale.
La nomination procède en fait aussi de la logique des stratégies matrimoniales qui ont abouti à l'union des parents du nouveau-né. Dans le cas d'une mésalliance privilégiant le statut de l'épouse, les enfants de celle-ci seront prénommés plutôt en ligne maternelle, surtout s'ils reçoivent la part essentielle de son patrimoine. Chaque « côté » de la parentèle se positionne par rapport à l'autre dans la nomination des descendants communs.
Le cas des prénoms féminins traduit bien ces stratégies de transmission du prénom conformes à la transmission des biens. Les premières filles qui suivent les fils aînés sont nommées par le prénom de leur grand-mère maternelle, et instituées de cette manière en « cadettes structurales » du système de transmission. Lorsqu'elles sont en première position dans l'ordre des naissances, elles reçoivent plutôt le prénom de la grand-mère paternelle, qui indique qu'elles ont une chance — quoique féminine — d'être intégrées dans la lignée et le patrimoine de leur père, s'il n'y a pas de frères après elles.
Autre type de nomination prolongeant une stratégie matrimoniale : les prénoms des enfants de mariages mixtes. Là où l'époux juif manifeste le désir de s'exclure et le sentiment d'exil familial, il dotera son enfant d'un prénom incarnateur de la civilisation de l'Autre dans laquelle il se fond : ce sont alors les prénoms de saintetés ou d'apôtres chrétiens, les Jeanne, Matthieu, Thomas, Nicolas, ou bien carrément Christian ou Jean-Christophe. Au contraire, là où l'union mixte, inévitable mais récupérable, est totalement fondue dans la socialisation de la famille juive, les grands-parents du nouveau-né s'efforceront d'imposer, en même temps que la circoncision, le prénom francisé d'un ascendant hébraïque, ou un prénom bien hébreu, David, Daniel ou Salomon, en seconde position, position de la mémoire généalogique.
Le prénom est donc cet outil mnémotechnique qui comptabilise la mémoire familiale, « inscrit l'individu dans son groupe » de parenté, lequel se voit de cette manière renforcé, consolidé. C'est dans cet esprit que l'on attribue le nécronyme, prénom d'un parent tout juste décédé avant la naissance de son héritier prénominal. Outre la volonté de ressusciter le défunt, il y a le désir de ne pas laisser la chaîne généalogique en état de perforation, ou bien, de ne pas porter atteinte au statut du versant de la parentèle qui ne doit pas perdre, en même temps que l'un des siens, une part de sa présence et de son autorité à l'égard de ses descendants. Les nécronymes sont souvent les prénoms des parents utérins, par lesquels les femmes tentent de maintenir l'image de leur lignée en l'état, et au regard de leur progéniture notamment.
Ainsi, en France comme dans leur longue histoire maghrébine, les juifs nord-africains font usage de la dénomination personnelle comme politique d'insertion dans la société majoritaire et aussi d'affirmation de leur identité et de leurs origines hébraïques. Le prénom est transmetteur de la tradition et des valeurs bibliques incarnées dans les héros de la Genèse et de l'épopée du pays de Judée. Socialisé dans le cadre de la famille, il est aussi une des composantes, et non des moindres, de l'identification sociale par le réseau de parenté, réseau privilégié de socialisation et de balisage de l'appartenance ethnique. Se nommer, c'est désigner sa différence — sociale et culturelle — dans une société socialement et culturellement dominante.
Voir Zonabend F., « Le nom de personne », in L'Homme, oct.-déc. 1980, XX, (4), p. 9. Cette étude introduit une série de plusieurs articles sur la nomination des personnes dans les sociétés européennes à laquelle la revue française d'anthropologie consacre là un numéro de mise à jour des démarches et des hypothèses.
Lévi-Strauss C., « L'individu comme espèce », in La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, pp. 252-286.
Isaacs H. R., « Basic Group Identity : The Idols of the Tribe » in Glazer N. & Moynihan D. P. (éds.) Ethnicity, Theory and Experience, Harvard U. P., Cambridge, 1975, pp. 46-52.
L'ensemble de l'étude est présenté dans Bahloul J., Parenté et ethnicité : la famille juive nord-africaine en France, rapport au Conseil du Patrimoine ethnologique, ministère de la Culture, 1984, 185 p.
Voir à ce sujet Zafrani H., Mille ans de vie juive au Maroc, Paris-Maisonneuve et Larose, 1983, pp. 42-47, ainsi que les nombreux travaux du rabbin M. Eisenbeth dont Les Juifs de l'Afrique du Nord, démographie et onomastique, Alger 1936, et aussi Corcos D., « Réflexions sur l'onomastique judéo-nord-africaine », in Folklore Research Center Studies (1970), vol. 1, pp. 1-27, Jérusalem.
Les Valensi sont originaires de la région de Valence en Espagne, les Melki de Malaga etc. Les patronymes toponymiques retiennent, dans le signalement de l'identité, ces référents topographiques d'origine.
Zonabend F., « Pourquoi nommer ? », in L'Identité, séminaire dirigé par C. Lévi-Strauss, éd. Grasset, Paris, 1977, pp. 257-279.
C'est la raison pour laquelle les pères abondamment pourvus en filles ont tenté de provoquer le mariage d'au moins l'une d'entre elles avec un homonyme.
Il faut donc aussi ajouter à cette panoplie de transformations, celles qui ont modifié l'orthographe des patronymes.
C'est ce qu'ont mis en évidence L. Valensi et A. Udovitch qui montrent comment les juifs de Djerba font usage du prénom comme stratégie de distinction dans la société musulmane insulaire (in « Communautés juives en pays d'Islam : identité et communication à Djerba », in Annales E.S.C., nos 3-4, mai-août 1980, p. 774).
On voit en revanche les prénoms français se multiplier beaucoup moins dans les parentèles juives marocaines qui ont bénéficié d'un système scolaire spécifique de la communauté juive : celui de l'Alliance israélite universelle. Ici les prénoms hébraïques se perpétuent jusque dans les générations de l'après-Seconde Guerre mondiale.
Cf. Zonabend F., article cité.
Van Gennep A., Les Rites de passage, Picard, Paris, 1981 (réimp. de l'édition 1909 Nourry et 1969 Mouton et M.S.H.).
Sauf peut-être pour certaines grandes familles de la côte occidentale du Maroc qui entretenaient des rapports commerciaux et culturels avec la Grande-Bretagne.
Ou alors on anglicisera les Benjamin en James.
On observe des stratégies semblables dans la formulation linguistique des surnoms qui consistent en des diminutifs familiarisants, soit de prénoms français — les Julot, Charlie, Mimi (pour Mireille), soit de prénoms hébraïques ou judéo-arabes transformés en surnoms à consonance européenne : les Mesaoud deviennent Sadou, les Zohrazari, les Ezer Zeri, les Elie Lili, etc.
Zonabend F., « Le nom de personne », article cité, p. 12.
Lévi-Strauss C., La Pensée sauvage, op. cit., pp. 240 et suiv.
Zonabend F., ibid., p. 10.
Cela n'est pas le cas dans les familles où la coutume interdit qu'on nomme les nouveau-nés par le prénom d'ascendants encore vivants, comme si on voulait par là ouvrir à ces derniers la porte de sortie de la chaîne généalogique.
Ces mécanismes donnent lieu dans bien des familles à la multiplication du même prénom sur toute une génération de cousins au premier degré. La nomination du fils d'un cadet par le prénom de son grand-père paternel peut aussi constituer une remise en cause du droit d'aînesse de son oncle : elle entend indiquer qu'en héritant du prénom du grand-père paternel, le fils du cadet est dans la même position d'autorité que le fils de l'aîné.
C'est ce qu'a mis en relief l'étude de B. Vernier sur la parenté dans un autre système méditerranéen : « La circulation des biens, de la main-d'œuvre et des prénoms à Karpathos : du bon usage des parents et de la parenté », in Actes de la Recherche en Sciences sociales, 1980, 31, pp. 63-87.
C'est qu'aussi, il est rare que les prénoms changent de sexe : en général, les femmes reçoivent les prénoms d'ascendants féminins, et les hommes ceux d'ascendants masculins.
Udovitch A. et Valensi L., article cité, p. 774.
Bahloul J., 1985, « Noms et prénoms juifs nord-africains », Terrain, n° 4, pp. 62-69.
Joëlle Bahloul, « Noms et prénoms juifs nord-africains », Terrain [En ligne], 4 | mars 1985, mis en ligne le 23 juillet 2007, consulté le 28 mai 2017. URL : http://terrain.revues.org/2872Â ; DOI : 10.4000/terrain.2872