Share |

Le Juif, pariah mondial - Shmuel Trigano

Le Juif, pariah mondial - Shmuel Trigano

 

La décision de la France de reconnaître en principe la validité juridique des décisions de la Cour Pénale Internationale de La Haye est gravissime et lourde de conséquences graves pour les Juifs de France. Si la Cour instruit formellement le procès du premier ministre israélien et de son ministre de la défense (je laisse de côté les chefs du Hamas qu’elle implique), elle rejaillit objectivement, dans l’antisémitisme d’atmosphère qui sévit actuellement, sur l’ensemble des Juifs du monde occidental et impacte leur statut même de citoyens et leur salut comme hommes tout court. Elle rend tout lien avec Israël criminel, comme ont déjà commencé à le prétendre des députés LFI au parlement.

Cette décision fait peser sur le président Macron une très lourde responsabilité sur ce qui peut arriver, sur ce qui arrivera. La ritournelle du « en même temps » pour rendre compte de cette décision incompréhensible sur le plan de la morale et de la justice ne marche pas ici. Elle ouvre un fossé entre les déclarations de soutien, les cérémonies du souvenir et le comportement sur le terrain du Quai d’Orsay et donc de l’État, à preuve cette décision politique gravissime sur plan de la politique intérieure qui expose les Juifs français à la pire des adversités. Désormais tout peut arriver. Elle fait du Juif un pariah mondial, hors sol, exposé, de toutes parts et sans raison spécifique, à la haine et à la violence.

La décision de La Haye – sous la houlette d’un procureur pakistanais, rappelons-le, ce qui donne du sens à la décision « juridique » – met au banc les Juifs en attente d’être « jugés », les ravalant au rang de terroristes criminels (cf. la compagnie des chefs du Hamas). Elle invite à les poursuivre par soupçon de collusion et les expose à subir la violence de l’environnement, le plus large qui soit car ils se retrouvent sortis de toute légalité, coupables de principe tant qu’ils ne sont pas « jugés » : mis au banc de l’humanité.

Cet état de faits rappelle irrésistiblement les analyses du philosophe italien Giogio Agamben sur un dispositif du droit romain antique, le statut juridique de l’« homo sacer ». Ce statut concerne un homme mis au ban de la société parce qu’il est coupable d’une faute grave et qu’il a perdu le statut de citoyen mais qu’on ne peut punir par les voies habituelles et donc que l’on pourrait tuer sans se rendre coupable d’homicide.

Agamben joue sur un paradoxe : c’est en vertu d’une décision juridique (ici, la CPI) que la société fait de l’homo sacer un homme banni, c’est dire un « exilé » à domicile échappant à toutes les catégories du droit, voué à une condition sauvage. Il remarque que les Juifs, avant d’être déportés, ont été déchus de leur citoyenneté. Avec la procédure ignominieuse de la CPI, la légalité et la légitimité des Juifs d’Occident sont devenues questionnables, en principe douteuses (mise en rapport avec des référents comme l’apartheid et le crime contre l’humanité…). Elle est une invitation au passage à l’acte. C’est pourquoi nous devons résolument la combattre.

Emmanuel Macron a affirmé devant le Centre européen du judaïsme le lien entre la République et le déracinement judaïque. Shmuel Trigano, sociologue, contredit l’interprétation historique du président.

Au terme de son allocution lors de l’inauguration du Centre européen du judaïsme, une allocution présentant le judaïsme européen comme l’âme de l’Europe, le président a fait part à l’assistance – presque sur le ton de la confidence – de ce qui lierait, selon lui, la République au judaïsme, en tout cas opèrerait leur convergence, hier comme aujourd’hui.

Pour introduire sa conception, il s’est appuyé sur la thèse de Simone Weil (1909-1943), philosophie chrétienne d’origine juive, mais pour s’en démarquer. Une phrase la résume: «Les Juifs, cette poignée de déracinés, a causé le déracinement de tout le globe terrestre (…) La malédiction d’Israël pèse sur la chrétienté. Les atrocités, l’inquisition, les exterminations d’hérétiques et d’infidèles, c’était Israël. Le capitalisme, c’est Israël. Le totalitarisme, c’est Israël».

La comparaison du président mérite un commentaire approfondi. En critiquant ce jugement, à la limite de la pathologie, le président identifie donc la République au déracinement judaïque, non plus pour le condamner mais pour le revendiquer. Pour l’opposer implicitement (on le suppose) aux chantres de l’enracinement que seraient les souverainistes et les anti-européïstes, les «nationalistes» dans son vocabulaire, qu’il oppose aux «progressistes».

Dans son discours il reprend d’ailleurs l’idée de Simone Weil pour laquelle ce déracinement est le propre des Lumières : «La tendance des Lumières, XVIIIème siècle, 1789, laïcité, a accru encore infiniment le déracinement par le mensonge du progrès; et si l’Europe déracinée a déraciné le reste du monde par la conquête coloniale; le capitalisme, le totalitarisme font partie de cette progression dans le déracinement. Les Juifs sont le poison du déracinement».

En un mot, la République, avec son supposé «universalisme» s’opposerait à la nation, avec son supposé «particularisme», «identitarisme», en un mot aux «racines».

L’idée peut être discutée. Elle relève d’une conception du monde dans laquelle l’homme se dissocie de l’emprise de la nature et opte pour le règne de la Loi. La République étant (théoriquement) un ordre légal, elle s’identifierait aux «droits de l’homme» et pas restrictivement du «droit des citoyens», pour ne pas parler du «droit des Français».

En somme la République détrônerait la nation, «l’identité», l’historicité. On comprend qu’aux yeux du président, la République ne disparaît pas en rejoignant l’Union européenne, ce dépassement des États nations. Les frontières impliquant terroir, langue, peuple, souveraineté seraient dépassées. Tout homme, de par le monde, pourrait-on dire serait appelé à revendiquer la nationalité française (ou plus exactement la citoyenneté). Il n’y aurait plus d’«immigrants» (ce qui suppose frontières, nation…) mais des «migrants» en avenir intrinsèque d’être de plein droit des citoyens français.

Cette vision puise ses sources dans une interprétation de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, qui ne tient pas compte du fait que l’histoire de l’Europe ne l’a rendue possible que dans un cadre national. Nous sommes ici en plein débat avec les thèses de l’idéologie post-moderniste, une idéologie post-marxiste qui a hérité de Marx son aversion pour la nation.

Remarquons au passage combien elle fait en Europe la place à l’antisionisme, une des filiales du post-modernisme. Car, dans cette Europe en forme de salle des pas perdus, Israël apparaît comme le contraire absolu, nation à la nuque raide, assoifée de territoires occupés, trop attachée à son passé, ultra-religieuse et oppressive.

N’oublions pas non plus l’impact délétère de la comparaison de Macron en France même où les «nationalistes» supposés ne peuvent manquer de manifester leur hostilité envers les Juifs qui les «déracineraient», au profit d’un pouvoir lointain, global, européen, si loin du souci des classes malheureuses, des laissés pour compte de la globalisation. Cible des «progressistes», par antisionisme, mais aussi cible des «nationalistes,» par anti-globalisme.

Sur le plan de l’histoire des Juifs français, cependant, Macron comme Weil ont tout faux! Les Juifs devenus citoyens ont parfaitement joué le jeu de la nation. Ils ont adopté Jeanne d’Arc et. Ils devinrent français et pas seulement «citoyens».

C’est l’antisémitisme, Vichy qui les a trahis. C’est l’affaire Dreyfus qui leur a fait comprendre que c’est la forme nationale qui manquait à l’émancipation, ce qui explique pourquoi, c’est à Paris que Herzl conçut le sionisme.

Mais il y a aussi une discussion de fond à mener, sur l’enjeu philosophique et métaphysique du jugement de Simone Weil. Il est vrai que le judaïsme se dissocie de la Terre, où l’homme est «chassé» (Gn 3,24) car son lieu électif est l’état de l’être que symbolise le jardin d’Eden (par rapport à la Adama/la terre). Cette dissociation a pour finalité d’habiter la terre de façon humaine, sans faire corps avec elle, car elle n’est pas le lieu ultime de l’homme.

Il y a dans le texte biblique une doctrine extrêmement élaborée de la terre et de la présence au monde, dont on ne perçoit la profondeur que dans le texte hébraïque, ce qui a échappé à Simone Weil. L’«exil» n’est pas un déracinement mais la façon de redécouvrir le lieu de l’homme. C’est une condition existentielle et pas circonstancielle, sans être éternelle, car elle porte un «retour» qui n’est pas retour à l’originaire mais à l’originel.

à propos de l'auteur
Shmuel Trigano est un philosophe juif français qui écrit sur ​​les questions politiques et religieuses, avec un accent particulier sur le judaïsme. Auteur de très nombreux ouvrages, notamment de "Quinze ans de solitude: Juifs de France : 2000 - 2015" (Berg international) , il vient de publier « Le chemin de Jérusalem, une théologie politique » (Les Provinciales).

 

Commentaires

Publier un nouveau commentaire

Le contenu de ce champ sera maintenu privé et ne sera pas affiché publiquement.
CAPTCHA
Cette question permet de s'assurer que vous êtes un utilisateur humain et non un logiciel automatisé de pollupostage (spam).
Image CAPTCHA
Saisir les caractères affichés dans l'image.

Contenu Correspondant