David Toledano nous parle des Juifs du Maroc et de leur intégration dans le monde arabe
“On a pas besoin d’aller s’acculturer ailleurs car ici nous avons tout et même ce que les autres nous envient”, explique le secrétaire général de la communauté hébraïque de Rabat
ANNE-SOPHIE CASTRO - The Times of Israel
Pour les Marocains, les juifs sont des Ahl El-Ketab (les gens du livre). Ils évoquent avec fierté la liberté du culte qui règne dans leur pays puisqu’ils ont été les seuls arabes à avoir cohabité en paix avec eux.
À Rabat, à quelques pas de la synagogue Talmud Torah, se trouve le quartier El Mellah. Encerclée de murs, cette ancienne enclave était autrefois réservée aux juifs avant qu’ils ne quittent la ville. Devenu quartier populaire, on y retrouve aujourd’hui toutes sortes de commerçants et vendeurs ambulants répartis ça et là.
« Nous les Juifs, nous étions les rois du Mellah mais aujourd’hui nous ne sommes plus que deux familles », confiait récemment Menahem Dahan, rabbin de la synagogue du Mellah, à la gazette locale Dafina.net. Né à Mekhnès, Dahan poursuivait ses études universitaires en France avant de se rendre en Israël pour y obtenir un diplôme.
Mais la vie en Israël n’était pas facile à l’époque. Il a donc décidé de revenir au Maroc, laissant en Israël son père et ses frères qui avaient émigré dans les années 1960. « À mon retour, j’ai commencé à enseigner l’hébreu dans les écoles du Royaume », confie le rabbin.
Des enfants courent dans les ruelles de la mellah. Le vieux quartier juif est remarquable par ses allées étroites et délabrées. (Crédit: Michal Shmulovich)
Au fil des années, la communauté juive marocaine s’est réduite et compte actuellement moins de 4 000 personnes, dont moins de 200 à Rabat, selon les chiffres du Conseil des Communautés israélites du Maroc.
La semaine dernière, à l’Ambassade de France de Rabat, le Times of Israël a rencontré David Toledano, le secrétaire général de la communauté hébraïque de la capitale politique marocaine.
Revenant sur l’histoire des juifs marocains, il a expliqué au Times of Israël qu’avant les années 1940, la population juive comptait près de 280 000 habitants et qu’en 1948, après la création de l’Etat d’Israël, plus de 90 000 ont gagné la Terre promise.
La deuxième vague d’immigration est survenue avec l’indépendance du Maroc en 1956, le départ des Français représentant alors une menace à la sécurité de la population juive.
Puis au début des années 1960, les Etats-Unis ont exploité la famine qui sévissait dans le pays pour inciter à l’immigration vers Israël. Au total, 10 000 Juifs marocains ont fui la misère pour rejoindre Israël. Enfin, la guerre des Six Jours de 1967 a poussé près de 35 000 juifs à fuir le pays.
Le Times of Israël Comment définiriez-vous le Maroc aujourd’hui ?
David Toledano : Malgré le départ de nombreux juifs du pays, le Maroc tient à sa pluralité et l’affirme de plus en plus. Elle est affirmée dans la nouvelle constitution de 2011 où aujourd’hui on reconnait au niveau de cette constitution les racines profondes du Maroc, qui sont africaines, méditerranéennes, hébraïques, arabes, berbères et c’est écrit noir sur blanc.
Donc aujourd’hui il n’y a pas seulement une présence et une histoire arabe pure et dure, mais on se rend compte que cette diversité, ce Maroc pluriel, s’exprime et revendique sa particularité de pays uni et en harmonie avec son histoire et sa population.
Quelle est l’influence de sa Majesté le Roi dans la tradition judéo-marocaine ?
Les rois, qu’on appelait les sultans, ont toujours été les protecteurs des communautés juives. Mais depuis l’époque du sultan Mohammed V, il y avait une relation particulière entre ces communautés. Elles étaient menacées par les lois de Vichy qui commençaient à s’implanter au Maroc et à inquiéter sa population, protégée par Mohammed V, ayant refusé de signer les décrets du port de l’étoile juive en disant que si quelqu’un devait en porter une ça serait lui en premier.
Je n’ai pas ici des citoyens juifs et marocains, j’ai des Marocains qui sont tous mes sujets
Mohammed V du Maroc
Il a rassuré la communauté en les recevant lorsqu’ils étaient inquiets par l’attitude des Allemands et des Français à l’époque qui venaient relever les avoirs et les biens des juifs et il les a rassurés en disant ‘je n’ai pas ici des citoyens juifs et marocains, j’ai des Marocains qui sont tous mes sujets’. Ça a été une reconnaissance de l’identité profonde et importante des juifs du Maroc.
Depuis Mohammed V et ensuite Hassan II, et bien sûr le souverain Mohammed VI, il y a ce lien indéfectible même si la communauté juive est partie. Aujourd’hui la diaspora marocaine compte environ un million de juifs répartis dans le monde – dont 600 000 en Israël et 400 000 dans le reste du monde. Les plus aisés étant partis s’installer en Europe, au Canada et aux Etats-Unis, et ils ont tous ce lien particulier.
Certains ont cette nostalgie du pays et reviennent avec plaisir et quand il y a des évènements familiaux et vivent des moments exceptionnels. Et aujourd’hui avec les réseaux sociaux où chacun peut publier des vidéos d’évènements ou de fêtes religieuses juives et qu’ils n’ont pas pu y assister, ils ont tous un regret.
Comment évolue la jeunesse juive au Maroc ?
Je suis surpris par leurs connaissances et leur ferveur. Alors bien sûr, certains sont restés traditionalistes et d’autres se sont un peu détachés de la religion mais revendiquent quand même leur statut et l’intègrent bien.
Surtout qu’à l’heure actuelle, à travers le monde, les communautés marocaines font parler d’elles et essayent de garder leur identité même si elles ont pris une autre nationalité, même si elles sont parties vivre dans d’autres pays.
Une Mimouna, fête juive marocaine célébrant la fin de Pessah. Illustration. (Crédit : Abir Sultan/Flash90)
Et souvent, elles reviennent à leur racine et c’est ça la richesse du judaïsme marocain. Il est complet et il a une tradition, une liturgie, des rituels, ce qui fait qu’à chaque étape de la vie on retrouve ces rituels ancestraux que ce soit pour la Minouna [fin de Pessah], la Brit Mila [la circoncision pour les garçons au 8e jour de leur vie], le mariage, les décès et puis bien sûr les fêtes intermédiaires.
Comment se maintient le patrimoine judéo-marocain ?
Il y suffisamment de dates importantes et de fêtes dans notre calendrier pour garder les traditions culinaires, religieuses, les chansons, etc. Le patrimoine est riche et important, ce qui fait qu’à un moment ou à un autre on retrouve des repères qui marquent les étapes de la vie.
On n’a pas besoin d’aller s’acculturer ailleurs car ici nous avons tout et même ce que les autres nous envient. C’est une richesse que tout le monde entretient et développe et on voit à travers le monde que les grands rabbins d’origine juive marocaine sont aux avant-postes et à la tête de grandes communautés.
Beaucoup en Israël sont d’origine marocaine, dans les synagogues à Paris. On voit cette prolifération qui a été faite avec une base très sérieuse et solide et tout cela a été possible grâce au Maroc et grâce à cette communauté de vivre sur cette terre fertile.
Avec la sortie de nombreux juifs du pays, que deviennent les synagogues ?
On essaye de maintenir les plus belles synagogues du pays pour garder ce patrimoine. Celle de Tanger qui a été entièrement rénovée, celle de Fès aussi et nous sommes en train de rénover celle d’Essaouira.
Edmond Milmoun Gabay au musée des artefacts juifs de la synagogue Habarim de Fès (Crédit : Michal Schmulovich/Times of Israel)
Sa Majesté le Roi, lors de l’inauguration de la synagogue de Fès, avait envoyé un discours, qui a été lu par le chef du gouvernement, dans lequel il encourageait l’entreprise des travaux de rénovation des lieux cultes du judaïsme marocain.
C’est donc la preuve que ce segment est un segment de l’histoire du Maroc et on ne veut pas le renier.
Ces synagogues sont les témoins de ce passé et de cette communauté qui a vécu ici pendant 2 000 ans et qui a pu produire des philosophes, des rabbins, des scientifiques, des docteurs, des mathématiciens ou des kabbalistes qui sont aujourd’hui très reconnus dans le monde entier.