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Chrétiens, Juifs et Musulmans en Espagne : le mythe de la tolérance religieuse (VIIIe-XVe siècle)

 
 

 

Au VIIIe siècle, les conquérants arabes s'établissent en Espagne. Musulmans, Juifs et Chrétiens cohabitent alors pacifiquement dans la péninsule. Joseph Pérez remet pourtant en cause la vision traditionnelle et idéale de l'Espagne des trois religions : les souverains catholiques, pas plus que les émirs musulmans, n 'avaient renoncé à chasser de leurs terres l'infidèle.

Au milieu du Xe siècle, le calife de Cordoue célèbre avec éclat la fête chrétienne de la Saint-Jean en organisant des courses de chevaux ; Tolède conserve, sous la domination musulmane, des archevêques catholiques. Au XIIe siècle, Maïmonide, rabbin, philosophe et médecin (1135-1204), a toute liberté pour exercer son art et publier ses œuvres à Cordoue, en terre d'Islam.

De l'autre coté de la frontière, autour de l'année 875, le roi de Léon (cf. carte, p. 11) envoie son fils, le futur Ordono II, compléter son éducation auprès de l'émir musulman de Saragosse. Après la reconquête de Tolède, en 1085, Alphonse VI (1042-1109), roi de Castille, se proclame « empereur des deux religions » (chrétienne et musulmane). Alphonse X (1252-1284) projette d'ouvrir à Murcic une université (medersa) commune aux chrétiens, aux musulmans et aux Juifs. Au XIIIe siècle encore, Tolède passe pour la Jérusalem des Juifs d'Espagne : elle compte de splendides synagogues, qu'on peut admirer aujourd'hui sous leur nom chrétien de Santa Maria la Blanca et Nuestra Senora del Transito.

Ces quelques exemples témoignent de l'originalité de la Péninsule ibérique qui, de 711 (date du débarquement des premiers contingents musulmans sur les côtes de la péninsule ibérique) à 1492 (année où les Rois Catholiques entrent en vainqueurs dans Grenade, capitale du dernier émirat), s'est trouvée partagée politiquement et culturellement entre deux civilisations : l'Orient musulman et l'Occident chrétien ; à la charnière de ces deux mondes, une minorité juive a réussi à subsister. On a parfois tendance à idéaliser cette situation : les trois religions du Livre auraient vécu, sinon en bonne intelligence, du moins dans le respect réciproque, les souverains musulmans ou chrétiens ayant eu la sagesse de ne pas imposer leur foi par la force. Qu'en est-il exactement ? L'Espagne médiévale mérite-t-elle de demeurer dans l'histoire comme un modèle de tolérance et de pluralisme culturel ?

Les envahisseurs du VIIIe siècle étaient, dans leur grande majorité, des Berbères à peine islamisés. Les Arabes proprement dits auraient été au nombre de trente mille à cinquante mille. La masse de la population ne s'est convertie à l'Islam que tardivement. C'est que les conquérants, des guerriers en quête de butin, ne font guère de prosélytisme religieux. Ils laissent subsister en territoire musulman les Juifs qui s'y trouvent, ainsi que d'importantes communautés de chrétiens, les mozarabes. La Reconquête chrétienne, d'autre part, n'a pas été un combat ininterrompu. Le mot suggère deux idées complémentaires : celle d'un territoire à libérer d'une domination étrangère, celle d'un combat pour la foi. Or, de ces deux aspects, le premier l'emporte d'un bout à l'autre : les Maures sont considérés comme des usurpateurs, même si l'on est souvent obligé de composer avec eux.

On s'abuserait en outre si I'on imaginait que les chrétiens ont eu, dès le début, une conscience nette des objectifs à atteindre. Car, au lendemain de la conquête musulmane, il n'y a plus de pouvoir politique dans l'Espagne catholique ; la monarchie wisigothique, établie en Espagne depuis le VIe siècle, a été balayée, ses cadres anéantis ou dispersés. Ce n'est que dans la seconde moitié du XIe siècle que la bataille de Covadonga (722), coup d'arrêt porté à la progression des Maures dans les Asturies, est devenue le symbole de la résistance, le point de départ d'une grande entreprise.

Cette résistance s'inscrit alors dans une perspective historique : la reconstitution de l'unité politique d'une péninsule libérée des Maures, et cette perspective est l'œuvre de moines mozarabes qui, fuyant al-Andalus [1], avaient trouvé asile dans le royaume des Asturies. C'est là que naît l'idée de Reconquête, c'est-à-dire l'ambition de rendre la péninsule à ceux qui se considèrent comme ses propriétaires légitimes. Cette Reconquête s'accompagne d'un double mouvement de population : on expulse les occupants et on les remplace par des colons venus du nord. On n'autorise qu'exceptionnellement les musulmans à rester sur place.

Les trois minorités religieuses - chrétienne, juive, musulmane - ont toujours eu une existence légale, quel que fût le régime politique dominant dans les États de la péninsule. Nous sommes devant un fait de civilisation propre à l'Espagne médiévale : la coexistence de groupes sociaux qui pratiquent des religions différentes. En terre d'Islam, le principe de la dhimma (protection) prévoit des dispositions particulières pour les « gens du Livre », Juifs et chrétiens.

Les Juifs ont été les premiers à bénéficier de ces dispositions. Persécutés par les derniers rois wisigoths, ils avaient plutôt bien accueilli les envahisseurs musulmans et leur avaient souvent facilité la tâche. Les émirs (gouverneurs ou chefs militaires des provinces sous domination musulmane) et les califes (souverains musulmans, considérés comme les successeurs du Prophète) les utilisaient volontiers dans l'administration, les finances et les activités économiques. Les communautés juives ont donc pu se développer dans al-Andalus jusqu'au XIIe siècle.

Cette époque constitue une charnière pour ces communautés : c'est au XIIe siècle, en effet, que, fuyant les persécutions des Almoravides et des Almohades (dynasties intégristes et intransigeantes venues du Maroc [2]), les Juifs émigrent vers les royaumes chrétiens. Bon nombre d'entre eux mettent alors leur expérience au service des souverains, dans les finances et l'administration des territoires reconquis. Ils y retrouvent un statut légal analogue à celui qu'ils avaient connu au Xe siècle, au temps du califat de Cordoue : en échange de taxes fiscales souvent fort lourdes, ils disposent d'une autonomie administrative, religieuse et même juridique, sous la direction de leurs rabbins.

La belle époque du judaïsme en Castille s'étend sur deux siècles, du milieu du XIIe siècle au milieu du XIVe. Cette prospérité prend fin avec la récession et les catastrophes qui suivent la Peste Noire, apparue en Espagne en 1348. Les masses chrétiennes, fanatisées par des prédicateurs, rendent les Juifs responsables de tous leurs malheurs. L'antisémitisme populaire culmine lors des massacres de 1391 ; il ne cessera plus d'exercer ses ravages, et les communautés juives, appauvries par de nombreuses conversions plus ou moins sincères, déclinent fortement au XVe siècle.

Comme les Juifs, mozarabes et mudéjares constituent des minorités religieuses originales. On appelle mozarabes les chrétiens qui vivent en territoire musulman et mudéjares les sujets musulmans d'un souverain chrétien. Mozarabes et mudéjares sont protégés par des statuts juridiques comparables. Les uns et les autres sont tenus de respecter l'autorité politique en place et de lui verser des tributs spéciaux, souvent fort élevés ; en contrepartie, ils peuvent pratiquer librement leur religion et s'administrer eux-mêmes.

Dès le milieu du VIIIe siècle, d'importantes communautés de mozarabes s'organisent à Tolède, à Cordoue, à Séville, à Mérida, etc., avec leur administration civile (les comtes, chargés notamment de percevoir les impôts) et leur hiérarchie ecclésiastique. Ces communautés disposent d'églises et de monastères. Elles conservent leur liturgie : le rite mozarabe, qui procède du rite gothique institué par saint Isidore de Séville (570-636).

Avec le temps, ces chrétiens soumis à la domination musulmane finissent par s'arabiser, comme le suggère l'étymologie : mozarabe viendrait d'un mot arabe qui signifie « celui qui s'arabise ». Le latin reste leur langue liturgique, mais ils adoptent l'arabe comme langue de culture et de communication. Les mozarabes prennent des noms arabes, adoptent les vêtements et le mode de vie des musulmans. Au Xe siècle, par exemple, ils ne mangeaient plus de viande de porc et évitaient d'accumuler dans leurs éalises des images (peintures, sculptures) de Dieu, de la Vierge et des saints.

La reconquête de Tolède (1085) par Alphonse VI crée une situation nouvelle. Des milliers de mozarabes sont alors réintégrés dans la chrétienté, non plus de leur plein gré, mais à la suite d'une victoire militaire. Or les mozarabes de Tolède ne semblent pas avoir eu à se plaindre des autorités musulmanes. Ils se mêlaient aux Maures au lieu de vivre confinés dans des quartiers réservés comme les Juifs. Beaucoup étaient indifférents au régime politique ; certains quittent même la ville après la Reconquête et suivent les musulmans dans leur fuite.

Le climat se détériore rapidement, sous l'influence du nouvel archevêque dom Bernard- un moine de Cluny -, de la reine Constance, fille du duc de Bourgogne- une Française - et des Français qui ont pris part à la Reconquête. Les mozarabes restent, dans Tolède reconquise, une minorité culturelle. Toutefois, des conflits les opposent aux Castillans et aux Français à propos des terres abandonnées par les musulmans. Pendant un siècle, ils se heurtent aux nouvelles autorités ecclésiastiques. Ils ne comprennent pas, par exemple, pourquoi ils doivent renoncer à leur rite au profit du rite romain. Ils continuent à utiliser l'arabe, au moins jusqu'à la fin du XIIe siècle ; le castillan ne l'emporte définitivement qu'au XIVe siècle.

On peut toutefois établir qu'à partir du XIIe siècle, le phénomène mozarabe a disparu avec les circonstances qui l'avaient fait naître. Parallèlement, à la même époque, les mudéjarescommencent à se multiplier dans les royaumes chrétiens qui se reconstituent. Jusqu'alors, les territoires reconquis étaient très peu peuples (comme le « désert » de la vallée du Duero) ou avaient été abandonnés par leurs occupants musulmans, partis volontairement ou expulsés par les vainqueurs. Seules subsistaient quelques communautés cantonnées dans les faubourgs.

La situation change avec la prise de Tolède (1085) et celle de Saragosse (1118). Cette fois, la Reconquête fait passer sous domination chrétienne des masses humaines qui n'ont pas eu le temps de fuir. Dans la zone du Tage, dans la vallée de l'Èbre et à Valence, des musulmans se retrouvent, en grand nombre, sous l'autorité de souverains chrétiens qui promettent de respecter leur langue, leur culte, leur droit et leurs coutumes. En échange, on leur impose un régime seigneurial lourd en contributions fiscales et en prestations de travail. Ils sont désormais sujets musulmans d'un État chrétien. C'est ce qu'exprime le mot mudéjar avec sa double signification : quelqu'un qui reste en arrière et qui paie tribut à un infidèle.

Juifs, mozarabes et mudéjares ont donc bénéficié, les uns en territoire musulman, les autres dans les royaumes chrétiens, d'un statut comparable qui leur garantissait le libre exercice de leur culte respectif en échange de la subordination politique et de contributions fiscales. Mais, alors que les mozarabes ont constitué pendant des siècles des communautés stables, bien regroupées et solidement organisées autour de leurs chefs administratifs et religieux, les mudéjares ont connu une existence beaucoup plus précaire. La plupart du temps, ils ont fini par émigrer dans al-Andalus. Ne sont restés que des noyaux d'artisans, de petits commerçants et de muletiers.

Les seules communautés importantes de mudéjares sont celles qui ont été coupées d'al-Andaluspar l'avance de la Reconquête : celles de la vallée de l'Èbre et de Valence. Il faut y ajouter, après 1492, une très forte concentration de mudéjares dans la ville de Grenade et dans le massif montagneux des Alpujarras. On a là trois zones principales qui dessineront, au cours du XVIe siècle, la géographie de l'Espagne morisque [3].

En permettant à des minorités religieuses de vivre, de travailler et de pratiquer librement leur culte, al-Andalus et l'Espagne chrétienne ont-ils fait preuve de tolérance ? Ce n'est pas évident.

Dans la Péninsule ibérique, en effet, entre le VIIIe et le XVe siècle, chrétiens et musulmans sont également convaincus qu'ils détiennent la vérité et que leur foi est incompatible avec celle des autres. S'ils se montrent tolérants, c'est parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Tolérer, en effet, c'est supporter ce qu'on n'a pas les moyens d'interdire. Comment les conquérants musulmans n'auraient-ils pas toléré ces masses de chrétiens qu'ils ne pouvaient ni convertir ni exterminer ?

Dans les royaumes chrétiens, c'est seulement à partir du XIIe siècle que le problème mudéjar se pose en termes politiques. Il est assez vite réglé dans les domaines castillans. Les moines de Cluny, très influents, se montrent intransigeants. L'un d'entre eux, dom Bernard, abbé de Sahagun et nouvel évêque de Tolède, transforme la grande mosquée en église, violant ainsi les promesses d'Alphonse VI.

Toutefois, c'est dans les périodes de difficultés économiques que les souverains offrent des garanties aux mudéjares : on avait besoin de main-d'œuvre et tous les concours étaient les bienvenus. Ainsi, quand Alphonse VII (1105-1157) le Batailleur reprend Saragosse en 1118, il entre dans une ville que les élites musulmanes, les artisans et les commerçants ont évacuée. Beaucoup de paysans veulent fuir eux aussi, mais le souverain s'efforce de les en empêcher.

La même situation se reproduit un siècle plus tard à Valence, où on attendait cent mille colons chrétiens : il en est venu à peine trente mille ; encore refusent-ils de s'installer dans les campagnes. Pour mettre le pays en valeur, il a bien fallu retenir les mudéjares. A Murcie aussi, la crise démographique rend difficile la colonisation par des chrétiens. Pour exploiter la huerta (la riche zone irriguée des alentours de Valence), on est bien heureux de pouvoir compter sur les mudéjares.

C'est la force des choses plus que l'esprit de tolérance qui a rendu possible la présence de communautés chrétiennes en terre d'Islam et de minorités de mudéjares dans les royaumes chrétiens, sans parler des Juifs que l'on trouve partout. A défaut d'assimiler les minorités, on les exploite. C'est si vrai que, après la fin de la Reconquête, en 1492, la tolérance n'a plus de raison d'être : on expulse les Juifs ; on prétend assimiler les mudéjares de Grenade, puis - sous Charles Quint (1500-1558) - ceux de Valence, en les convertissant de force. Ainsi se trouve posé le problème morisque du XVIe siècle, obsession politique pour les autorités civiles et religieuses, drame humain pour les intéressés.

Cette tolérance de fait est-elle, en outre, unanimement acceptée ? Il faut distinguer l'attitude des élites et celle des masses. Ce sont les États, les souverains, dans une moindre mesure les seigneurs, qui se montrent « tolérants » [4] ; pour le peuple, antisémite et antimusulman, les Juifs, les Maures puis les mudéjares et enfin les morisques sont des infidèles, des ennemis, des rivaux sur le marché du travail. A la fin du XVe siècle, il y aura conjonction entre l'État et le peuple ; la volonté politique des Rois Catholiques rencontre l'assentiment des masses. Au XVIe siècle, les seigneurs sont seuls à rester fidèles aux habitudes médiévales ; contre le peuple et les fonctionnaires royaux (lettrados), ils se feront souvent les protecteurs des morisques, non par grandeur d'âme, mais par égoïsme de classe : main-d'œuvre compétente, efficace, soumise, les morisques leur sont indispensables.

Les chrétiens arabises que sont les mozarabes et les musulmans convertis que sont les morisques ont-ils enfin contribué à former en Espagne une civilisation originale ? On connaît la thèse d'Américo Castro, publiée en 1962 (cf. « Pour en savoir plus », p. 17) : au contact des sémites (Juifs et musulmans), l'Espagne médiévale serait devenue une société pluraliste, fondamentalement différente de la Chrétienté occidentale. A l'opposé de la thèse défendue par Américo Castro, on trouve les interprétations traditionnelles selon lesquelles la conquête de 711 n'aurait pas entraîné de rupture dans le développement historique de l'Espagne - les envahisseurs, une poignée de Bédouins et quelques milliers de Berbères à peine islamisés et pas encore arabisés, s'étant rapidement his-panisés. Ainsi se serait constituée une société plus hispanique qu'orientale. En somme, il y aurait bien eu des influences islamiques dans l'Espagne chrétienne, mais elles n'auraient certainement pas altéré les structures de base, économiques, sociales ou culturelles.

Ces vues sous-estiment toutefois l'influence des structures sociales, à la base desquelles il y a le clan et la tribu.

Les Hispano-Musulmans, dans leur ensemble, devaient se sentir plus proches de leurs coreligionnaires orientaux que des Espagnols chrétiens : la religion est un fait de civilisation essentiel. Même si les éléments arabes proprement dits étaient minoritaires, ils ont imposé une religion, une organisation politique, des coutumes et surtout une langue, puissant facteur d'assimilation culturelle.

L'arabe a gagné très vite du terrain. Au milieu du IXe siècle, des mozarabes se lamentaient encore sur l'abandon du latin ; un siècle et demi plus tard, l'arabe était devenu la langue majoritaire. Américo Castro en tire argument pour rejeter la thèse de l'hispanisation des conquérants africains. Il a raison. La langue parlée et écrite n'est pas neutre ; elle exprime une mentalité, des façons de penser et de sentir, un état de civilisation.

En adoptant l'arabe, la majorité de la Péninsule s'est intégrée au monde musulman, même si elle a conservé une spécificité réelle.

Jusqu au XIIe siècle, les deux civilisations qui se partagent la Péninsule ibérique se combattent et s'ignorent. Les musulmans n'ont que mépris pour les pauvres chrétiens du Nord. De leur côté, les chrétiens ne voient dans leur puissant voisin que des infidèles et attendent beaucoup de la Chrétienté : une aide militaire, d'abord, et aussi un soutien culturel ; c'est l'époque où se développent le culte de saint Jacques (que l'on considère, parmi les douze apôtres, comme celui de l'Espagne) et les pèlerinages à Compostelle, où l'on fait appel aux moines de Cîteaux et de Cluny.

Les mozarabes qui s'installent en territoire chrétien au cours de cette période y apportent-ils des influences musulmanes ? Profondément arabisés au point qu'ils comprenaient mieux l'arabe que le latin, ils sont en même temps très attachés à ce qui représente pour eux la tradition. De là l'ambiguïté de leur situation et de leur rôle. D'un côté, ils introduisent dans les royaumes du Nord des expressions, des habitudes vestimentaires, certaines formes de vie, des techniques que l'on repère aisément dans certaines églises et certains monastères de la région de Léon. L'emploi systématique de l'arc outrepassé, du modillon à copeaux, de la voûte nervée ou encore les absides et les niches d'autel semblables aux mihrab [5] des salles de prières musulmanes, tout cela que l'on peut observer, par exemple, à San Miguel de Escalada ou à San Millan de la Cogolla, vient indiscutablement d'al-Andalus. C'est précisément ce qu'on appelle l'art mozarabe.

II s'agit-là cependant d'une façade. Pour l'essentiel, les mozarabes restent très attachés à des idées religieuses et à un mode de gouvernement antérieurs à la conquête musulmane. Certes, ils ont subi une lente imprégnation orientale, mais ils tiraient fierté de ne pas avoir capitulé, d'être restés eux-mêmes dans un milieu hostile. Ce qui l'emporte chez eux, c'est le particularisme et l'intransigeance. Les mozarabes contribuent, on l'a vu, vers le milieu du IXe siècle, à faire naître l'idée même de Reconquête, c'est-à-dire la volonté de reconstituer une Espagne politiquement et religieusement unifiée sous la direction de souverains chrétiens. Notons d'ailleurs que, même s'ils n'en prennent pas conscience, cette Reconquête subit la contamination de la notion de guerre sainte (jihad) propre aux musulmans.

Au XIIe siècle, dans la région comprise entre l'Èbre et le Tage, reconquise par les chrétiens (la frontière est maintenant marquée par la Sierra Morena), s'ouvre la grande époque du mudejarismo, une osmose relative entre les cultures arabe et chrétienne, qui donne l'occasion aux universitaires d'Europe de prendre connaissance du savoir oriental et de renouer par conséquent avec celui de l'Antiquité classique [6]. Des traductions de l'arabe au latin ou au castillan permettent ainsi à l'Occident d'accéder à des courants de pensée philosophique et scientifique dont il était coupé depuis longtemps ou qui s'étaient développés en Orient : sciences exactes, médecine et sciences de la nature, philosophie, avec la redécouverte d'Aristote - il est vrai encombré d'un fatras de commentaires.

Tolède est l'un des foyers où s'élabore cette transmission des savoirs, sous l'impulsion d'Alphonse X, très sensible à l'éclat intellectuel de l'Islam andalou. De nombreux aristocrates adoptent alors des modes de vie arabo-islamiques. C'est le point de départ de ce qu'on a appelé la « maurophilie », l'engouement pour les vêtements, le mobilier, les fêtes, l'art et les mœurs chevaleresques de l'Islam, engouement qui se prolongera jusqu'au XVIIe siècle et qui n'empêchait pas ces grands seigneurs d'exploiter leurs sujets mudéjares et leurs descendants, les morisques.

Le contraste est grand, en effet, entre le sort réservé aux masses populaires et le comportement des seigneurs, chrétiens ou musulmans, entre eux. A la fin du XVe siècle, avant la dernière guerre de Grenade qui commence en 1481 et s'achève en 1492 par la Reconquête définitive de la ville, de part et d'autre de la frontière, on se combat, mais on se respecte et on s'admire. Les mariages mixtes ne sont pas rares. On s'invite à l'occasion de fêtes ou de cérémonies familiales ; on échange des cadeaux. C'est l'atmosphère des ballades de la « frontière » (romances fronterizos), petits poèmes chantés qui exaltent les combats entre Maures et chrétiens de part et d'autre de la frontière.

C'est à cette maurophilie qu'il faut rattacher l'art mudéjar où se combinent des formes et des procédés d'origines diverses. L'architecture romane emprunte les matériaux et les formes arabes ; on construit des églises ou des palais avec des décors mauresques ; on ajoute des arca-tures superposées à l'extérieur des absides ; on érige sur le flanc des édifices des tours qui ressemblent à des minarets, comme on peut en voir beaucoup en Aragon, berceau et foyer du mudejarismo. L'Alcazar de Séville, construit au XIVe siècle, en est un exemple remarquable.

Eglises avec minarets

Dans le domaine de l'histoire littéraire, les choses sont moins simples. La lyrique mozarabe est faite de poèmes en arabe ou en hébreu, mêlés de mots et même de vers entiers en castillan. Ces textes reprennent parfois des chansons antérieures à la domination musulmane ; ils annoncent les chants de Noël (villancicos) castillans. C'est ce qui autorise Menéndez Pidal (cf. « Pour en savoir plus », p. 17) à voir dans ces compositions le maillon intermédiaire qui unirait la musique et la poésie ibériques de l'Antiquité classique à celles de l'Espagne actuelle, mais on est là sur un terrain très controversé.

La littérature dite aljamiada du XIVe siècle a, quant à elle, été inventée par des mudéjares ou des Juifs qui emploient le castillan en utilisant l'écriture arabe ou hébraïque. C'est à propos de Juan Ruiz, l'archiprêtre de Hita (1290-1350), auteur du Libro de buen amor, que la polémique sur le mudejarismo s'est concentrée. Juan Ruiz était-il aussi imprégné de culture musulmane qu'on l'a dit ? Il a pu connaître, par des traductions, beaucoup des contes orientaux qu'il inclut dans son poème sous forme d'apologues (petites fables morales) ; toutefois, les emprunts à la tradition classique et occidentale seraient chez lui plus importants qu'on ne le croit.

On retiendra donc deux étapes chronologiques : avant et après le XIIe siècle. Avant, des chrétiens et des Juifs vivent à peu près librement dans al-Andalus. Après, des musulmans et encore des Juifs sont autorisés à rester dans l'Espagne chrétienne. Peut-on pour autant parler d'une Espagne pluraliste ? Certainement pas. Les Juifs et les mozarabes sous la domination musulmane, puis les Juifs et les mudéjares sous l'autorité de souverains chrétiens avaient un statut de « protégés », avec la nuance péjorative qui s'attache à cet adjectif.

Cette particularité de l'Espagne médiévale s'explique par les vicissitudes de l'histoire. Une fois la Reconquête terminée, il n'y a plus de raison de maintenir cet état de choses. La même année 1492, les Rois Catholiques reprennent Grenade et expulsent les Juifs. L'Espagne redevient alors un pays comme les autres dans la Chrétienté européenne. On peut le regretter, estimer qu'elle aurait pu et dû rester un pont entre l'Orient et l'Occident. Ses souverains n'y ont probablement jamais pensé. En 1492, ils ont souhaité assimiler les vaincus et les minoritaires. Ils ont sous-estimé l'ampleur de la tâche. Les conversos, descendants des Juifs, ont cherché à se fondre dans la masse, qui les a soupçonnés de mauvaise foi. Les morisques, héritiers des mudéjares, ont refusé de s'assimiler ; on sera obligé de les expulser au début du XVIIe siècle.

Y a-t-il eu, du moins, constitution d'une culture originale qui serait née d'influences réciproques ? Des emprunts, à coup sûr, et dans tous les domaines : linguistique, littéraire, artistique..., mais il n'y a jamais eu qu'une culture dominante : la musulmane d'abord, la chrétienne ensuite.

Certes, un Espagnol musulman et un Espagnol chrétien n'étaient pas étrangers l'un à l'autre, mais le premier restait avant tout un musulman, le second un chrétien. On le voit bien avec les morisques du XVIe siècle, très attachés à la terre de leurs ancêtres où ils étaient chez eux au même titre que les « vieux-chrétiens », mais qui vivaient dans un monde à part ; leur langue, leurs façons de vivre, de se vêtir, de se nourrir, de se divertir, autant et plus que leur religion, faisaient d'eux des. étrangers dans leur patrie. L'expulsion de 1609 prendra acte de cette situation, avec les drames que l'on sait : bannis de leur pays, les morisques seront souvent indésirables en terre d'Islam.

Les morisques et les sefardi (Juifs) observeront longtemps, quelquefois jusqu'à nos jours, une attitude ambiguë vis-à-vis de l'Espagne : le ressentiment contre ce qui leur apparaît comme une injustice et une spoliation l'emporte, mais il n'est pas difficile d'y discerner aussi quelque chose qui ressemble à de la tendresse, la nostalgie d'une terre qui a été celle de leurs ancêtres. Ils ont donc, plus que d'autres sans doute, contribué à forger l'image d'une Espagne médiévale idéale, celle où trois civilisations auraient vécu en harmonie et en bonne intelligence.

1. C'est le mot qu'utilisent les textes arabes pour désigner l'Islam d'Espagne, quelle que soit son extension géographique qui a beaucoup varié avec le temps ; le mot apparaît dans une chronique bilingue de 716 où il est traduit en latin par Spania.

2. Les Almoravides se réclament d'un mouvement religieux intégriste né à Kairouan au début du XIe siècle. Ils installent leur capitale à Marrakech en 1068 et se rendent rapidement maîtres du Maroc. Le roi de Séville les appelle au secours après la chute de Tolède (1085) ; ils refont à leur profit l'unité de l'Espagne musulmane, puis retournent en Afrique dans les premières années du XIIe siècle. Les Almohades sont aussi des musulmans rigoristes (le mot signifie : partisans du Dieu unique). Ils commencent par créer un petit État au sud de Marrakech (1124) et supplantent les Almoravides. De 1147 à 1150, ils réunifient à leur tour l'Espagne musulmane. Ils rentrent au Maroc après leur défaite à Las Navas de Tolosa (1212).

3. On appelle morisques (moriscos) les musulmans d'Espagne convertis de force au catholicisme.

4. Non sans réserves, toutefois : Alphonse X, qui protégeait les lettrés juifs et musulmans et admirait leur culture, inaugura à l'encontre de leurs communautés respectives une politique de discrimination tendant à réduire leur autonomie.

5. Le mihrab est l'endroit où se tient l'imam pour dire la prière.

6. Dont les ouvrages, perdus, ne subsistaient plus que dans des traductions arabes.

REPÈRES CHRONOLOGIQUES

711 : invasion musulmane. Bataille du Ctiadalete. Fin de la monarchie wisigolhique. 718 : Pelayo, roi des Asturies. Bataille de Covadonga (date traditionnelle ; en fail entre 721 et 725). 732 : Charles Martel arrête les musulmans à Poitiers. 755 : 'Ahd el-Rahman 1ER se proclame émir de Cordoue. 778 : l'arrière-garde de Charlcmagne hall m- à Roncevaux. 786 : déhul des travaux pour la construction de la mosquée de Cordoue. 791 : Oviedo, capitale du royaume des Asturies. 801 : reconquête de Barcelone. 822 : 'Ahd el-Kahman 11, émir de Cordoue. 859 : martyre de saint Fuloge à Cordoue. 885-888 : reconquête de Burgos et de Zamora. 912 : 'Abd el-Rahman III. émir de Cordoue. 929 : 'Abd el-Rahman III se proclame calife de Cordoue. 978 : Almansour, premier ministre du califat de Cordoue.

1031 : disparition du califat de Cordoue-Royaumes de taifas.

1064 : reconquête de Coimbra.

1085 : reconquête de Tolède.

1086 : invasion des Almoravides. 1094 : le Cid occupe Valence.

1102 : les Almoravides reprennent Valence.

1118 : reconquête de Saragosse.

1143 : fin du pouvoir des Almoravides. Retour aux taifas.

1156 : invasion des Almohades.

1212 : victoire chrétienne des Navas de Tolosa.

1229 : reconquête de Majorque.

1230 : reconquête de Mérida et Badajoz.

1236 : reconquête de Cordoue.

1238 : fondation de la dynastie nasride à Grenade.

1246 : reconquête de Jaén.

1248 : reconquête de Séville.

1309 : reconquête de Gibraltar.

1474 : avènement d'Isabelle la Catholique, reine de Castille.

1478 : établissement de l'Inquisition.

1481 : reprise de la Reconquête : guerre de Grenade.

1492 : reconquête de Grenade. Expulsion des Juifs.

POUR EN SAVOIR PLUS

B. Bennassar, s.d., Histoire des Espagnols, t. I, Paris, A. Colin, 1985. WÊÊL A. Castro, La Realidad histôrica de Espâha, Mexico, Porrua, 1962. «s* Ch.-E. Dufourcq, La Vie quotidienne dans l'Europe médiévale sous domination arabe, Paris, Hachette, 1978. Structures sociales « orientales » et « occidentales » dans l'Espagne musulmane, Paris, Mouton, 1977. ?Ht E. Lévy-Provençal, Histoire de l'Espagne musulmane, 3 vol., Paris, 1950-1953. îîÊÊ R. Menéndez Pidal, Espana, eslabôn entre la Cristiandad y el Islam , coll. « Austral » n° 1 280.

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H. Terrasse, Islam d'Espagne, Pans, Pion, 1958.

WÊÊÊÊ J. Vernet, Ce que la culture doit aux Arabes d'Espagne, Paris, Sindbad, 1985.

Joseph Perez dans mensuel 137 

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