Mélenchon contre Valls : la gauche hantée par son passé (info # 011608/17) [Analyse]
Par Amram Castellion © Metula News Agency
La classe politique française a été agitée, la semaine dernière, par un nouvel épisode du conflit entre Jean-Luc Mélenchon, le patron du parti France Insoumise (le principal parti parlementaire d’extrême gauche, qui a obtenu 11% des voix aux législatives de juin dernier et 17 députés) et Manuel Valls.
Valls, après avoir été Premier ministre socialiste de la France pendant deux ans et demi, est aujourd’hui député apparenté macroniste de l’Essonne. Le gouvernement ayant nommé Valls à la tête d’une commission parlementaire sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, Mélenchon avait refusé la participation de députés de son groupe à cette mission par une lettre du 6 octobre dernier. Dans cette lettre au président de l’Assemblée Nationale, le dirigeant d’extrême gauche mentionne notamment le « caractère clivant » de Manuel Valls, qui serait proche des « thèses ethnicistes de l’extrême-droite ».
Les exemples que cite Mélenchon pour illustrer ces accusations sont révélateurs de sa tendance à ne donner aucune limite à sa mauvaise foi. Elu de l’Essonne, Valls avait demandé, pour la préparation d’une photo, à être entouré de plus de « blancos » : c’est maladroit, mais c’est un choix politique qui ne diffère en rien de celui des élus qui cherchent à se faire photographier en compagnie de minorités. Cet épisode de communication ratée devient, sous la plume de Mélenchon, la preuve de « préjugés sur la couleur de peau de ses administrés ».
Plus tard, Valls, ministre de l’Intérieur, avait estimé que le mode de vie choisi par les gens du voyage en France rend la plupart d’entre eux « inassimilables ». Là, c’est presque une tautologie : quand on choisit de vivre entre soi dans des caravanes, c’est bien qu’on n’est pas prêt à s’assimiler à la civilisation sédentaire qui vous entoure. Mais Mélenchon tord le sens des mots pour en faire la preuve d’un préjugé raciste.
Puis, Mélenchon met enfin les cartes sur table, en accusant Valls de « proximité avec les dirigeants de l’extrême droite israélienne ». Cet argument est différent des précédents.
Mélenchon ne cite aucun fait précis. Il ne définit pas ce qu’il appelle « l’extrême droite israélienne » : veut-il parler de la poignée d’extrémistes violents de la « Jeunesse des collines », qui font l’objet d’une surveillance approfondie du Shin Bet ? Des messianistes de Hébron, qui ont choisi une vie de danger dans l’espoir que leur installation au milieu de la ville des Patriarches hâte la fin des temps ? Ou bien évoque-t-il des partis plus sérieux, représentés à la Knesset – et si oui, lesquels ? Israël Beiténu d’Avigdor Lieberman, qui propose une séparation nette avec les Arabes mais défend aussi fermement la laïcité de l’Etat contre les partis religieux ? Le Foyer juif de Naftali Bennett, qui veut étendre le territoire administré par l’autorité civile et est le seul parti aujourd’hui à proposer d’augmenter le nombre d’Arabes ayant la pleine nationalité israélienne ? Le Shas, qui veut soumettre à une discipline religieuse stricte des populations séfarades dont ce n’est pas la tradition ? Le Judaïsme de la Torah, parti ultrareligieux ashkénaze qui ne reconnaît pas la légitimité de l’Etat et n’y voit qu’une source de subventions pour les yeshivot [écoles religieuses. Ndlr.] ?
Il est presque certain que Mélenchon n’a pas la moindre connaissance de ces distinctions et ne sait pas lui-même ce qu’il veut dire quand il parle d’« extrême-droite israélienne ». Or, accuser un ennemi politique de proximité avec un camp politique dont on ne connaît même pas la composition, c’est nécessairement reconnaître que l’on dit n’importe quoi.
Il n’existe, dans le monde réel, aucune proximité entre Manuel Valls, non juif et homme de centre-gauche, et l’ensemble des groupes ou partis listés plus haut. La collabosphère mélenchonienne a bien publié la photo d’une rencontre entre Valls et Ayelet Shaked, ministre de la Justice et élue du Foyer Juif, prise le mois dernier. Mais cette photo s’inscrivait dans le cadre d’une visite de travail au cours de laquelle l’ancien Premier ministre avait rencontré plusieurs membres du gouvernement et de l’opposition. Elle ne traduit aucune proximité politique. Si Valls devait se positionner sur la carte politique israélienne (un exercice certes assez vain pour un étranger), il serait plutôt proche du parti travailliste.
L’objectif de Mélenchon n’est pas de lier Manuel Valls à l’extrême droite : il est d’associer son image à celle d’Israël, et de lui nuire politiquement aux yeux d’un électorat antijuif que la France Insoumise courtise assidûment. En cela, Mélenchon s’inscrit dans une longue tradition de la gauche française.
C’est l’inventeur même du mot « socialisme », le catholique français Pierre Leroux, qui faisait de l’antisémitisme un complément nécessaire du socialisme, disant : « Quand nous parlons des Juifs, nous voulons dire l’esprit juif : l’esprit du profit, du lucre, du gain, de la spéculation ; en un mot, l’esprit du banquier » (Pierre Leroux, Malthus et les Economistes, 1849).
Le thème du Juif capitaliste, qui fait obstacle aux progrès du socialisme, se retrouve ensuite dans plusieurs écrits de la gauche française des dix-neuvième et vingtième siècle. C’est un homme de gauche, Alphonse Toussenel, qui écrit la première bible antisémite du dix-neuvième siècle, Les Juifs, rois de l’époque (1845). Proudhon appelait les Juifs « le mauvais principe » et les accusait d’être responsables de « la décadence de l’Europe » (P. Proudhon, Manuel du spéculateur à la Bourse, 1857). Auguste Blanqui, qui a l’honneur de rues et de boulevards dans tant de villes françaises, faisait lui aussi de la lutte contre les Juifs une part indispensable de la révolution socialiste à venir (cf Michel Dreyfus, L’Antisémitisme à Gauche, Editions La Découverte, 2009). En Allemagne, l’omniprésence de thèmes antisémites dans la gauche socialiste irritait certains socialistes au point qu’August Bebel, fondateur du parti social-démocrate allemand, avait appelé l’antisémitisme « le socialisme des imbéciles ».
Au vingtième siècle – celui de la formation politique et intellectuelle de Jean-Luc Mélenchon – l’inspiration antisémite se poursuit au sein de la gauche française. Plusieurs personnalités de gauche – le socialiste Doriot, le communiste Déat, le radical-socialiste René Bousquet – ont rejoint avec enthousiasme la collaboration et applaudi au Statut des Juifs de Vichy. La gauche prosoviétique, pour sa part, n’a rien trouvé à redire aux purges antisémites en Tchécoslovaquie (1952), en URSS (de 1942 à 1953) ou en Pologne (1967).
De manière plus directement liée au cas de Jean-Luc Mélenchon, son propre maître à penser, Pierre Lambert, avait appartenu pendant la guerre au « Parti Communiste Internationaliste » et au « Parti Ouvrier Internationaliste », des groupes trotskistes dissidents qui prônaient la fraternisation avec les soldats allemands. Il a, plus tard, fondé son propre parti, dont Mélenchon fut membre… et à qui Lambert donna d’abord le nom d’ « Organisation Communiste Internationale » avant de revenir à celui de « Parti Communiste Internationaliste », qu’avait porté le groupe collaborationniste de sa jeunesse.
En quoi cette histoire éclaire-t-elle l’animosité qui oppose aujourd’hui Mélenchon et Valls ? Parce qu’elle décrit les origines d’une division irréconciliable qui partage aujourd’hui la gauche française en deux camps : une gauche antitotalitaire et une gauche anti-occidentale.
D’un côté, une gauche qui inscrit ses valeurs (solidarité organisée par l’Etat, redistribution) dans le cadre de la lutte contre les ennemis de la liberté. Cette gauche est aujourd’hui, hélas, minoritaire. Manuel Valls en est le représentant le plus affirmé en France.
Parce qu’elle hait la tyrannie, la gauche antitotalitaire est l’ennemie de l’islamisme politique, qu’il s’exprime par le terrorisme ou par des tentatives d’intimider les sociétés occidentales pour qu’elles donnent une place toujours plus importante à la charia. Sur la question du Moyen-Orient, elle est naturellement encline à soutenir Israël, seul Etat dont la société est fondée sur la libre discussion et des élections libres.
De l’autre côté, une gauche elle aussi attachée à la solidarité étatique et à la redistribution, mais dont l’ennemi est l’héritage culturel occidental : les valeurs judéo-chrétiennes, le capitalisme et les Lumières. La France Insoumise est devenue le principal réceptacle politique de cette gauche-là, et Mélenchon est son premier représentant en France.
Parce qu’elle hait l’héritage judéo-chrétien, la gauche anti-occidentale est prête à s’allier à tous les mouvements qui veulent réduire son influence, y compris les groupes racistes anti-blancs comme le « Parti des Indigènes de la République » ou PIR (une députée mélenchonienne, Danielle Obono, est proche depuis longtemps de ce groupe raciste) et les islamistes de tout poil. Depuis quelques semaines, plusieurs députés mélenchoniens se sont ainsi fait une curieuse obligation de contester, de manière apparemment coordonnée, l’idée même qu’il pourrait exister un processus de radicalisation d’une partie des musulmans de France. Une autre députée, Clémentine Autain, s’était fait remarquer lorsqu’un collectif dont elle était le porte-parole avait appelé ses militants à se rendre à un meeting où officiaient Tariq Ramadan, Alain Gresh et Marwan Muhammad.
Parce qu’elle hait le capitalisme, cette gauche est fascinée par toutes les expériences de confiscation autoritaire de la richesse. Mélenchon a ainsi le triste honneur de rester le plus grand soutien, dans la classe politique française, du régime vénézuélien de Chavez et Maduro, qui a transformé ce qui était naguère le pays le plus avancé d’Amérique Latine en un vaste camp de famine.
Enfin, parce qu’elle hait les Lumières – c’est-à-dire la tradition occidentale de recherche désintéressée de la vérité par l’observation, le libre débat et la logique – la gauche mélenchonienne se distingue par une rhétorique faite presque exclusivement d’insultes et d’imprécations, sans aucune tentative de résoudre les conflits par l’observation ou le raisonnement.
Il va de soi que la gauche anti-occidentale hait aussi Israël, un pays dont l’existence a littéralement accompli les prophéties bibliques et où règnent la libre entreprise et le libre débat. Elle n’hésite pas à mettre en scène cette haine, sachant qu’elle peut aller chercher une réserve de voix parmi tous ceux qui, en France, haïssent les Juifs. Cette tactique fonctionne : les dirigeants antisémites Dieudonné Mbala Mbala et Alain Soral, sans s’être systématiquement rapprochés de la France Insoumise, ont apporté leur soutien à certains de ses élus et candidats (Farida Amrani, qui fut battue par Valls aux législatives, et plus récemment Danièle Obono). La démonisation systématique de Manuel Valls est d’ailleurs commune aux mélenchonistes et aux partisans de Dieudonné, au point que Mélenchon lui-même a retweeté, mercredi dernier, le tweet anti-Valls d’un antisémite affirmé.
Où se situe, dans cet affrontement entre deux gauches, le président de la République – qui vient de la même gauche modérée que Valls, même s’il affirme aujourd’hui n’appartenir à aucun camp ? Comme souvent sur les questions essentielles, il ne se situe nulle part. Macron n’a aucune hostilité contre Israël et sait même, à l’occasion, dire des phrases émouvantes en son honneur. Mais il s’est toujours refusé à reconnaître, comme le fait Valls, que des mouvements totalitaires issus de l’islam et de l’extrême gauche cherchent à détruire la société libre dans son ensemble et font, dans certains cas, des progrès réels. Les réalités tragiques, Macron préfère les traiter par le silence et revenir à ce qui compte vraiment pour lui : la mise en scène narcissique de sa propre personne. Si, demain, le danger pour les libertés se faisait plus pressant, Valls serait pour ceux qui les défendent un allié bien plus sûr que l’actuel président.