En sacrifiant leurs alliés kurdes aux Iraniens, les USA livrent la victoire stratégique à leurs ennemis (011910/17) [Analyse]
Par Stéphane Juffa © Metula News Agency
Vendredi dernier, c’est un Donald Trump vindicatif qui remettait les Iraniens à leur place d’ennemis de l’Amérique et du monde libre. Lors d’une intervention qui a fait grand bruit, le président américain commençait par énumérer les méfaits commis par le régime des ayatollahs, puis demandait au Congrès de réexaminer l’accord sur le nucléaire iranien, avant de déclarer que les Pasdaran, les Gardiens de la révolution khomeyniste, figureraient dorénavant sur la liste U.S. des organisations terroristes.
Binyamin Netanyahu exultait, les militaires américains en Syrie et en Irak et leurs alliés kurdes aussi, ainsi que les pays arabes, et même la plupart des analystes stratégiques de la région, qui discernaient un repositionnement cohérent de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient.
L’Autoroute irano-chiite semblait condamnée à brève échéance, le bon sens prévalait, les frontières du nord d’Israël n’allaient pas être envahies par les barbus de Khameneï, et le Liban retrouvait une chance de recouvrer son indépendance.
De leur côté, les Etats de l’Union Européenne qui s’était rués à Téhéran, tels des marchands de tapis œuvrant à contre-sens, pour vendre aux mollahs tout ce dont ils avaient besoin, c’est-à-dire tout, se demandaient ce qui allait advenir de leurs investissements si les sanctions économiques étaient remises en place.
Et puis non, notre joie fut de courte durée. Dès lundi, l’Armée gouvernementale du pouvoir irakien, un régime chiite à la botte de Téhéran, aux côtés des Hash’d al Shaabi, une milice chiite encadrée par des Iraniens, et des Pasdaran, des soldats réguliers iranien, se lançaient à l’assaut des Peshmerga kurdes à Kirkuk.
Les Gardiens de la Révolution, nouveaux venus sur la liste des organisations terroristes de Washington, étaient entièrement équipés de matériel américain, celui fourni au gouvernement de Bagdad avec obligation de ne s’en servir que contre l’Etat Islamique.
La bataille débutait avec, d’un côté, les ennemis de l’Amérique, dotés de 150 chars Abrams made in USA, qui comptent parmi les meilleurs tanks au monde, livrés avec l’entraînement prodigué aux soldats irakiens chiites, et de l’autre, les alliés de l’Amérique, ceux qui viennent de bouter l’Islamiste hors de Raqqa, montés sur du matériel russe récupéré sur l’ennemi et datant des années 50-60.
Les forces chiites sont placées sous le commandement du Major Général iranien Qassem Soleiman, le chef des Brigades al Quds, l’unité d’élite des Pasdaran. Al Quds, pour ceux qui l’ignorent, signifie Jérusalem en arabe, la destination finale de tous ces gibiers de potence.
Pour les sceptiques, ou ceux qui s’imaginent que la Ména se plaît à peindre le Diable sur la muraille, hier, le Général iranien Mohammad Baqeri, chef de l’état-major de l’Armée persane, se trouvait à Damas pour "augmenter la coopération avec la Syrie dans la lutte contre Israël". "Il n’est pas acceptable que le régime sioniste viole le territoire et l’espace aérien syriens chaque fois qu’il en a envie", a précisé Baqeri lors de la conférence de presse conjointe. "Nous sommes à Damas afin d’établir notre coopération pour nous confronter aux sionistes et terroristes", a-t-il encore menacé.
Avec intelligence, parce que le matériel en présence était par trop déséquilibré, et pour préserver les vies des Peshmerga, parce que les Kurdes vont en avoir besoin pour sauver leur peau dans les batailles qui se dessinent, Massoud Barzani, le président du Kurdistan, les a retirés du champ de bataille sous les pierres et les crachats de la population.
Peshmerga, en kurde signifiant "ceux qui vont mourir", et non "ceux qui s’enfuient en courant".
Les Iraniens sont entrés dans Kirkuk sans avoir à combattre, les blindés tapissés de posters de martyrs et d’imams chiites. Ils ont commencé par chasser des centaines de familles sunnites de leurs maisons, puis ont coupé la tête, en pleine rue, à certains des habitants, histoire de prouver, dans le respect des codes régionaux, qu’ils ne sont pas moins bons musulmans que les assassins de l’Etat Islamique.
Ce, pendant que les hélicoptères et les chasseurs-bombardiers de l’Armée américaine patrouillaient dans le ciel sans tirer sur personne, pour se rendre compte de la situation.
Les Kurdes ont perdu en une seule journée, outre leur réputation de guerriers invincibles, les champs de pétrole qui fournissaient 60 pour cent de leur production et, partant, de leurs exportations. Un coup quasi-mortel pour leur projet d’Etat indépendant pour un bon bout de temps.
Quelques sénateurs américains, du haut du Capitole, ont crié à l’outrage, rappelant que les Kurdes étaient les seuls alliés de leur pays en Irak et en Syrie, que les gouvernementaux faisaient un usage interdit des armes qu’on leur avait remises, et que la journée serait commémorée en Iran comme l’un des plus grands triomphes de la Révolution khomeyniste.
Mais rien n’y fit et rien n’y fait : Donald Trump a déclaré qu’il ne prenait pas parti, c’est-à-dire entre ses ennemis et ses alliés, comprenez que l’Amérique abandonne les Kurdes à leur sort. Soit il ne pensait pas sérieusement aux propos qu’il a tenus deux jours plus tôt, soit il ne comprend pas ce qu’il dit, soit, encore, il nous réserve des surprises après qu’il aura reçu un cours de stratégie accéléré de la part de ses généraux.
Qu’ils fassent vite et qu’ils se montrent pédagogues, la situation est préoccupante. Les chiites ne se sont pas arrêtés à Kirkuk, ils ont enlevé hier, sans combattre non plus, la ville la plus méridionale du Kurdistan, Jalawla, et la cité stratégique de Sinjar, à deux pas de la frontière syrienne et du tracé idéal de l’Autoroute iranienne en direction de Jérusalem. Avec cela, une centaine d’autres localités, vous lisez bien, une centaine, en deux jours, le tout, à portée de canon de l’Armée américaine.
Mercredi, poursuivant leur progression, les Iraniens et leurs porte-flingues se sont emparés de grandes portions de la frontière avec la Syrie, y compris des postes-frontières donnant précisément sur le réseau routier où les Perses comptent établir leur corridor terrestre.
Quant aux Kurdes d’Irak, ils ont perdu en trois jours plus du tiers de leur territoire, leurs villes principales, Erbil, la capitale, Sulaymānīyah et Donuk se trouvant désormais sous la menace existentielle des hommes de Qassem Soleiman.
C’est évidemment dur à admettre pour les Kurdes de Syrie, qui viennent de prendre, cette semaine, Raqqa, la capitale de l’Etat Islamique dans ce pays. Au prix de centaines de tués et en qualité de seuls alliés des Etats-Unis et de l’Occident dans cette partie du monde.
Dur de se rappeler qu’en juin 2014, alors que l’Armée irakienne, vouée à cette époque à elle-même, avait déguerpi de Kirkuk l’abandonnant à l’Etat Islamique, et que, sans l’intervention héroïque des Peshmerga, tout le centre de l’Irak allait se retrouver sous le joug de DAESH.
Dur encore, de songer que d’octobre 2016 à juin 2017, sans l’offensive menée par les Kurdes à l’est de Mossoul, les gouvernementaux, appuyés à la fois par les Iraniens et les Américains - subtil mélange ! – n’auraient pas pu en chasser l’EI. De plus, les Peshmerga auraient pu la prendre seuls, mais ils eurent l’élégance, à la demande de Washington, de s’arrêter dans sa périphérie.
Cette fois-ci, leur survie est en danger et l’Oncle Sam leur tourne le dos. Histoire de ne pas se mettre Erdogan à dos justement, de se convaincre bien naïvement qu’Haïder al-Abadi, le Premier ministre irakien, pourtant membre du parti extrémiste islamique-chiite Dawa, n’est pas un simple exécutant des ordres de Khameneï, ou, plus prosaïquement, parce que Trump est un roi de l’esbroufe, mais qu’il est largué lorsqu’il s’agit de comprendre ce qui motive les gens dans ces pays lointains. A moins que les rumeurs anonymes colportées par le magazine Vanity Fair, décrivant un Donald Trump dépressif, instable, colérique et totalement coupé du monde soient quelque part fondées.
Ce qui est certain est qu’il n’existe aucun lien logique entre les propos fermes qu’il a tenus vendredi dernier face à Téhéran et l’incroyable cadeau qu’il leur offre cette semaine. Dire qu’il suffirait d’une simple menace adressée aux Pasdaran-terroristes, pour qu’ils cessent d’avancer, l’Armée U.S. étant déployée en force dans la région et disposant de moyens qui dépassent tous les autres intervenants de la tête et des épaules…
Mais les Kurdes ne sont pas les seuls concernés par ces évènements, car Khameneï, pour sa part, le Guide Suprême iranien, est tout sauf coupé du monde. En Syrie toute proche, dans le voisinage de Deïr ez Zor, la stratégie de la coalition américaine bat de l’aile depuis une semaine. Elle progresse trop lentement, d’une part, et sur les mauvais axes, de l’autre.
Les Forces Démocratiques Syriennes sont certes en train de s’emparer, laborieusement, d’une localité après l’autre dans la vallée de Khabour, ils ont certes libéré Raqqa de l’Etat Islamique, de même que toute la berge septentrionale de l’Euphrate entre Raqqa et Deïr ez Zor, mais ce n’est pas là qu’elles devraient concentrer l’essentiel de leur effort. C’est dans la vallée perpendiculaire de l’Euphrate, en direction de l’Irak, afin de couper les deux routes stratégiques convoitées par Téhéran. Or ce sont les Russes, les gouvernementaux, le Hezbollah et les Iraniens qui s’y pressent, en prenant des risques et au prix de pertes importantes.
L’ "autre" coalition a pris Mayadin à DAESH il y a quelques jours, uniquement pour couper l’accès des "Américains" vers l’est de la vallée, l’Irak et les deux routes. Poutine sait ce qu’il fait et cela se remarque sur le terrain.
Il faudrait une opération aéroportée de la coalition U.S. à proximité de la frontière irakienne pour changer le cours de la guerre. Sinon, ce sera le tzarévitch qui sera l’arbitre des ambitions iraniennes, et allah sait à quel point il exploitera cet atout jusqu’à la corde. Les Israéliens ne s’y trompent d’ailleurs pas, qui ont reçu avant-hier le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, pour lui demander de ne pas laisser les Perses s’installer en Syrie. Mais Netanyahu et Lieberman savent que la non-fiabilité des promesses faites par les Russes fait partie intégrante de leur stratégie. Dans ces conditions, inutile d’évoquer le long ni même le moyen terme. Avec eux, il faut parler du présent immédiat, et c’est ce que les dirigeants hébreux ont fait.
Dans cet environnement pragmatique, tous les chefs d’Etat de la région savent qui est le boss et veulent discuter avec lui. Jusqu’aux Saoudiens, qui viennent d’acheter à Poutine son système antiaérien S-400, et qui ont réalisé hier un vol commercial vers Bagdad, au lendemain de la débâcle des "alliés de Trump" en Irak, pour la première fois depuis 27 ans.
Si la coalition arabo-israélienne sous la bannière de l’Amérique était conséquente, elle organiserait elle-même une opération pour couper les deux voies stratégiques de l’Autoroute iranienne, c’est largement dans ses cordes. Du même coup, les Israéliens, les Egyptiens, les Saoudiens et les Jordaniens (dont la frontière se situe à 230km du poste frontière syrien de d’Abou-Kamal) se feraient respecter en s’occupant eux-mêmes de leurs intérêts fondamentaux. Mais la présence indécise des Américains sur place les en dissuade.
La coalition anti-iranienne aurait besoin d’un chef qui sait ce qu’il fait, qui soit conséquent, et qui ne laisse pas tomber ses alliés. Il n’y a rien de plus dissuasif lorsque l’on veut agir que de voir un chef abandonner ses frères d’armes en pâture aux bêtes féroces.