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Les dessous du coup de force en Arabie saoudite 

Par Catherine Gouëset
 

Le limogeage de plusieurs princes et hommes d'affaires saoudiens s'inscrit dans une guerre fratricide enclenchée en 2015 par le roi Salmane au profit de son fils. 
Mohammed ben Salmane va-t-il réussir la révolution de palais qu'il a déclenchée en Arabie saoudite ? En faisant arrêter dix princes et des dizaines d'anciens ministres saoudiens, l'héritier du trône âgé de 32 ans pourrait provoquer un changement de régime dans son pays. "Jamais un coup de force aussi spectaculaire ne s'est produit dans le royaume depuis l'avènement des Saoud", explique à L'Express Fatiha Dazi Heni*, spécialiste des monarchies du Golfe à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem).  

Dans les querelles précédentes au sein de la famille royale, le vainqueur s'était toujours appuyé sur les autres branches de la famille, comme lors de la destitution du roi Saoud par son demi-frère Fayçal dans les années 1960. Cette fois, Mohammed ben Salmane -surnommé MBS, est sur le point de mettre fin à l'équilibre en vigueur depuis plusieurs décennies dans le pays entre les différents clans.  

"Un changement radical mais pas inédit, nuance Nabil Mouline*, chargé de recherche au CNRS. Avant le décès du roi Abdel Aziz, en 1953, la structure du pouvoir était déjà verticale. Les luttes fratricides sont monnaie courante dans la péninsule. La monarchie saoudienne n'a pas de modèle de succession claire, primogéniture ou autre. C'est donc le plus fort qui s'impose."  

Pour mener sa révolution de Palais, "MBS a éliminé tous les poids lourds de la deuxième génération des Saoud et s'appuie sur ses pairs de la troisième génération", observe Fatiha Dazi Heni. "Il fait aussi le ménage au sein des milieux d'affaires, au nom de la lutte contre la corruption. Il espère ainsi asseoir son pouvoir en s'entourant des alliés qu'il s'est lui-même choisis. Si une sourde résistance existe au sein du clergé, notamment parmi les plus conservateurs, il ne manifestera aucune hostilité publique à ces décisions d'autant qu'elles sont validées par le roi qui est très respecté par les instances religieuses du pays", complète la chercheure. 
Une lutte entamée en 2015

Aussi spectaculaire soit-il, le coup de force de ce week-end n'est qu'une étape dans la concentration des pouvoirs: c'est le père de MBS, le roi Salmane ben Abdel Aziz qui l'entame en éliminant les rivaux de sa lignée. 

À son arrivée au pouvoir début 2015, Salmane ben Abdel Aziz prive son demi-frère le prince Moukrine de son statut de prince héritier au profit de son neveu, le ministre de l'Intérieur Mohammed ben Nayef. Par la même occasion, son fils est nommé ministre de la Défense et élevé au deuxième rang dans l'ordre de succession. Puis, durant l'été 2017, Mohammed ben Nayef est à son tour écarté au profit de MBS. Démis de toutes ses fonctions, Ben Nayef est placé en résidence surveillée.  

Dans sa volonté d'asseoir un pouvoir exclusif, MBS poursuit les purges au cours de l'été. Début septembre, des dizaines d'opposants sont embastillés. Le pouvoir ratisse large: des ultraconservateurs, mais aussi des modérés voire des modernistes qui ne l'ont pas suivi dans sa guerre contre le Qatar, comme le soulignait le chercheur Stéphane Lacroix dans Orient XXI.  

En même temps qu'il consolide son assise, le prince héritier s'appuie sur la jeunesse du pays (70% de la population a moins de trente ans): il met au pas la police religieuse au printemps et multiplie les annonces novatrices sur le droit des femmes à conduire ou à assister à des événements sportifs. 

La modernisation, "marketing politique à destination de l'extérieur" 

Ces touches de modernisme ne doivent toutefois pas faire trop illusion. "La modernisation est surtout du marketing politique destiné à la consommation extérieure, nuance Nabil Mouline. Il s'agit de rassurer les partenaires du royaume, en particulier ceux qui sont appelés à y investir." 

Le climat économique dégradé du pays est en effet pour beaucoup dans cette guerre fratricide. Dans une économie encore trop dépendante des hydrocarbures, la baisse du prix du baril de pétrole met en péril un régime habitué à arroser généreusement la population.  

Si le chantier des réformes pour rendre l'économie moins dépendante du pétrole a plus de vingt ans, il patine. Le plan de transformation du royaume "Vision 2030" de MBS est encore loin de porter ses fruits. Pour Nabil Mouline, le prince héritier entend donc récupérer une partie des ressources partagées avec les autres clans princiers afin de pouvoir en disposer pour acheter la paix sociale. 

Recomposition régionale

La crise saoudienne s'inscrit par ailleurs dans un contexte de recomposition régionale autour de deux blocs, analyse Pierre Razoux*, directeur de recherche à l'Irsem: "Celui de la Russie et de l'Iran et de leurs alliés locaux dans le monde arabe, Syrie et Liban. En face, le bloc Etats-Unis-Israël-Arabie saoudite-Egypte s'efforce de contenir le premier." Washington estime être encore en capacité de soustraire l'Irak au premier bloc, mais pour la plupart des experts, le pays des deux fleuves est déjà passé dans l'escarcelle irano-russe. Quant à la Turquie, bien que membre de l'Otan, elle se rapproche de plus en plus de la Russie.  

La brutalité du coup de balai en Arabie saoudite sous l'égide de MBS est peut-être également "une manière de donner des gages au parrain américain, avance un connaisseur de la région. Lors de son déplacement à Riyad l'été dernier, Donald Trump a probablement eu des mots très durs avec la monarchie, menaçant de la lâcher si elle ne changeait pas d'attitude face à l'islam radical. Ce coup d'éclat est peut-être une façon pour un dirigeant qui a brûlé ses vaisseaux de montrer qu'il a les choses en main".  

Si MBS a assez bien réussi à "vendre" à l'extérieur ses réformes sociales, ses choix géopolitiques se sont révélés contre-productifs, qu'il s'agisse de la désastreuse guerre du Yémen ou de l'opération manquée d'isolation du Qatar. "La crise avec ce pays risque de s'enliser sans toutefois connaître de nouveaux soubresauts au vu de l'escalade et la tension avec l'Iran et la guerre avec le Yémen ", diagnostique Fatiha Dazi Heni. 

MBS parviendra-t-il à ses fins ? "Il est trop tôt pour le dire, estime Nabile Mouline. Son autorité s'appuie toujours sur la légitimité que lui octroie son père, le roi Salmane ben Abdel Aziz." Le jeune prince a remporté plusieurs manches, pas gagné la partie. "Mais, poursuit le chercheur, quelle que soit la figure qui l'emportera dans cette guerre intestine, le régime saoudien sortira plus centralisé et ressemblera de plus en plus aux régimes autoritaires du reste du monde arabe."  
* Fatiha Dazi Heni est l'auteure de L'Arabie Saoudite en 100 questions, Tallandier. Février 2017. 
* Nabil Mouline est l'auteur de Les Clercs de l'islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite (XVIIIe-XXIe siècle), Paris, PUF, 2011. Et de Histoire de l'Arabie Saoudite, Paris, Flammarion, à paraître. 
* Pierre Razoux a publié La guerre Iran Irak qui sort en édition de poche chez Perrin le 9 novembre 2017. 

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