Les greniers des synagogues, des trésors archéologiques
En Alsace, le grenier d’une ancienne synagogue a livré des milliers de documents, témoignage rare d’une communauté juive rurale typique du judaïsme alsacien.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | Par Corinne Bensimon
Yvette Beck-Hartweg est une personnalité à Dambach-la-Ville, deux milliers d’habitants blottis dans une retombée des Vosges, au sud de Strasbourg. Elle est vigneronne et historienne du village. Elle a six hectares de vignes et une gamme de grand cru frankstein vinifié dans sa ferme de 1784. Mais elle a aussi une maîtrise de philo sur Kirkegaard et des articles dans l’Annuaire d’histoire régionale. Alors c’est bien naturellement qu’un conseiller municipal l’a appelée quand il a vu des pages couvertes de caractères hébraïques s’envoler du chantier du centre culturel.
Lourdes chaussures et vaste pull en laine, Yvette Beck-Hartweg se souvient, chemin faisant. « C’était il y a cinq ans, début octobre, l’époque des vendanges. Comme il pleuvait, j’étais chez moi. Une chance. J’ai pu venir tout de suite. » On traverse les ruelles aux maisons à colombages hautes en couleur. En lisière du village, sur un flanc de la paisible rue de la Paix, le foyer culturel Georges-Meyer surgit : un rectangle austère de dix mètres sur vingt en pierre de taille et grès rose des Vosges, néoclassique. Pignon face à la rue, un porche soutenu par des colonnes doriques, des fenêtres géminées, un oculus. Ce fut, comme l’indique une discrète plaque sur le mur d’enceinte, la synagogue du village. On entre.
« Il y avait là un énorme tas de gravats, explique la vigneronne historienne, pointant le centre de la salle.Et bien plus dehors, dans une camionnette prête à partir à la déchetterie. Tout cela provenait des combles où les ouvriers avaient travaillé. Des livres écrasés, des feuillets déchirés. Un parchemin. J’ai alors compris qu’on était face à des documents historiques. »Elle informe la mairie. Sauve ce qu’elle peut dans des sacs. Un bref article dans L’Alsace alerte la Société d’histoire israélite d’Alsace et de Lorraine (Shial) qui se consacre depuis 1905 à la sauvegarde du patrimoine juif local. Accourent à Dambach son président, Jean-Camille Bloch, son vice-président, Jean-Pierre Lambert, et Claire Decomps, conservatrice en chef du patrimoine au service régional de l’inventaire de la région Grand Est/Lorraine. « J’ouvre un sac, je reconnais une amulette kabbalistique, raconte avec enthousiasme cette femme vive, experte réputée du judaïsme de la région.Il y avait là-haut une vieille genizah, nul doute. »
Genizah (prononcer guéniza ; pluriel, genizot). Ce mot hébreu évoquant à la fois une cache et un trésor désigne le lieu de la synagogue où les fidèles déposent les textes hors d’usage contenant le nom de Dieu. Leur destruction est une profanation, ils doivent se décomposer tel le corps d’un défunt et être enterrés au cimetière si la place vient à manquer, selon une coutume citée par le Talmud. Dans les faits, ces rebuts renferment toutes sortes d’écrits et objets diversement liés au culte, voire profanes, versés là par piété ou par inadvertance. Une mine pour les historiens et conservateurs, et les collectionneurs.
Le maire de Dambach, Gérard Zippert, négocie une suspension du chantier. Fin janvier 2013, l’exploration des combles peut commencer. Une petite équipe de bénévoles retraités, connaisseurs confirmés de la culture juive alsacienne, se constitue sous la direction de la conservatrice en chef. Jean-Pierre Lambert et Jean-Camille Bloch en sont, avec deux autres membres de la Shial, Marc Friedmann et Françoise Kuflik-Weill. Ils ont une semaine pour fouiller les 80 m2 du grenier. Ils soulèvent quelques lattes : ci-gît, sur une quinzaine de centimètres d’épaisseur, un invraisemblable fouillis de livres de prières disloqués, d’imprimés chiffonnés, de phylactères entortillés, et de longs rouleaux de tissu, au grand bonheur de Claire Decomps. « Des mappot, dit-elle, mappah au singulier, un objet typiquement rhénan. C’est unebande de tissu de deux ou trois mètres confectionnée avec le lange utilisé lors de la circoncision, où sont brodés – ou peints – en hébreu le nom du bébé, celui de son père, sa date de naissance, une bénédiction et des motifs variés. A 3 ans, l’enfant l’offre à la synagogue. C’est un formidable document d’état civil et d’art populaire. » Enfouie, oubliée, la genizah de Dambach-la-Ville est bien là.
Première en France à avoir été recueillie et étudiée de façon scientifique, elle est l’objet d’une belle exposition au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris, associant les moissons de trois autres genizot alsaciennes, très altérées. Découverte inviolée, celle de Dambach-la-Ville a livré un corpus de vestiges sans équivalent en Europe : plus de 900 objets (livres, manuscrits, textiles) datés du XIVe au XIXe siècle. Elle offre le témoignage rare d’une communauté juive rurale typique de ce judaïsme alsacien qui s’est développé durant un demi-millénaire au sein d’une myriade de villages, phénomène unique en France.
Vers la fin du Moyen Age, chassés de la plupart des villes de la région, les juifs se sont en effet réfugiés dans les campagnes. A Dambach, leur présence est mentionnée pour la première fois en 1421. Dans cette Alsace éclatée entre Empire romain germanique, évêché de Strasbourg et seigneuries diverses, la vie de ces villageois juifs est précaire. Ils sont exclus des corporations, interdits de posséder des terres, assujettis à de lourdes taxes, qu’ils payent grâce aux revenus de petits métiers (colporteur, maquignon, chiffonnier) et aux bénéfices de prêts modestes aux paysans. Et cibles de violences. Leur sort ne s’améliorera qu’au XVIIIe siècle, bien après l’annexion de l’Alsace à la France en 1648.
A la veille de la Révolution qui accorde la citoyenneté aux juifs, la campagne alsacienne compte 187 communautés, 22 000 âmes. Une population en expansion. Des dizaines de synagogues sont construites au XIXe siècle, notamment à Dambach, qui recense 381 juifs (12 % du village) et inaugure son « temple israélite » en 1866. Surdimensionné. Car de toute l’Alsace on part pour les villes, exode qu’accentue la défaite de 1870 : 25 % des juifs alsaciens « optent » pour la France. En 1940, la synagogue de Dambach est pillée par la Werhmacht, comme presque toutes celles de la région. Puis transformée en gymnase. Vidée. La mécène Léone-Noelle Meyer a soutenu sa rénovation en foyer culturel, sans imaginer qu’elle livrerait les vestiges de la communauté dont fut issu son grand-père, Théophile Bader, cofondateur des Galeries Lafayette, né au village en 1864 et mort à Paris en 1942, spolié de ses biens.
En cet hiver 2013, courbée en deux dans les combles de la synagogue en chantier, Claire Decomps établit un carroyage afin d’indexer la position de chaque objet. « On s’est vite aperçu qu’il n’y avait aucune logique chronologique dans les strates. Des manuscrits anciens se trouvaient mêlés à des objets plus récents. Comme si tout avait été déversé en une fois. » Une recherche dans les archives laissera supposer qu’il s’agit de la genizah d’une salle de prière du village qui a été transférée là, probablement vers 1900, le plus récent document découvert étant un calendrier de 1894.
Dans un air saturé de poussière, en équilibre sur les solives, les fouilleurs trient. La conservatrice a fixé les critères : « Garder tous les manuscrits et mappot, tous les imprimés portant un indice permettant d’identifier leur lieu d’impression, et tous les autres éléments susceptibles de documenter la vie de la communauté et son environnement intellectuel. »Huit mètres cubes seront embarqués « dans la remorque d’un tracteur, raconteJean-Pierre Lambert, direction la Maison des sœurs ». La sélection est affinée dans les chambres de l’ancien établissement catholique.Classer, décrire, immatriculer. Et photographier : près de 3 000 clichés. « On a travaillé à la chaîne », dit Marc Friedmann, qui déchiffrait les inscriptions des mappot épinglées… sur une table à repasser. « Dans la plus grande discrétion », ajoute Jean-Camille Bloch. « Ces bandelettes se vendent parfois cher », explique Claire Decomps. La fouille en a livré 249, la plus grande collection connue, dont 25 du XVIIe siècle, rarissimes. En juin 2013, l’inventaire est fini. Les quelque 900 objets sélectionnés sont donnés par la ville de Dambach au Musée alsacien. Elisabeth Shimmels, sa directrice, veillera avec Claire Decomps à leur restauration – un défi humain et financier – et à la préparation de l’exposition présentée une première fois à Strasbourg, fin 2016. Près de trois ans de travail.
Réserves du Musée alsacien, face à la cathédrale de Strasbourg. C’est là que des élèves des chantiers-école des sections textiles et arts graphiques de l’Institut national du patrimoine (INP) ont œuvré, avec science et patience, à restaurer les menus objets rescapés, en marge des missions confiées aux professionnels. Un défi qu’explique Patricia Dal Prà, professeure à l’INP, confrontée à des pochettes et des mappot méconnaissables : il faut leur rendre « non pas leur aspect neuf,mais leur état d’usage ».Alexandre Tourscher, attaché de conservation et cocommissaire de l’exposition parisienne, ouvre quelques-unes des soixante grandes boîtes qui tapissent la salle des réserves. Dans des papiers de soie et des enveloppes cotées repose tout un monde abîmé : des fragments de rouleaux de la Torah, des végétaux noués selon un rite biblique, des sacs à phylactères en tissu fleuri et rapiécé, des emballages de bougies de shabbat, des parchemins aux marges découpées pour être remployées… « On a là une vue rare sur des choses humbles qui étaient précieuses pour ces gens », commente Claire Decomps. Et sur leurs lectures. La genizah est formée à 90 % de livres, dont les plus anciens viennent de loin.
Grâce à une minutieuse confrontation avec des typographies, illustrations et signatures présentes dans les collections numérisées, menée avec Abraham Malthète, grand expert des manuscrits hébraïques, de nombreux fragments ont pu être datés et localisés. Les plus anciens imprimés viennent de Prague, de Cracovie et de Venise, puis d’Amsterdam et du monde germanique, et enfin de Metz et Mulhouse à partir de 1800. On lit en hébreu, en yiddish, en allemand dans un espace ouvert au monde latin – ainsi, ce lexique de poche de 1765 donne la traduction en yiddish de « mots d’origine latine, française et italienne dont on peut avoir besoin pour la correspondance ou la lecture des journaux ». Et en français, dès le XIXe siècle.
« Ce qui frappe, c’est l’importance que ces hommes pauvres, souvent sur les routes pour acheter du bétail ou du grain, accordaient à l’étude des textes. » Témoin, ce parchemin rarissime du XIVe siècle, le plus ancien objet de la genizah : la compilation d’un texte de Maïmonide, le grand talmudiste et philosophe aristotélicien médiéval, sur les lois juives en matière de commerce de bestiaux. Le feuillet est en format de poche, pliable, commode pour l’itinérance. Ou encore, cette lettre d’un marchand de chevaux à son père en 1728 : il étudie, lui écrit-il, la « Source de Jacob », un recueil de discussions talmudiques du XVIe siècle. « On sait bien des choses sur l’histoire économique, politique, sociale des juifs, moins sur leurs préoccupations quotidiennes. On a là tout un ensemble qui documente leur histoire culturelle populaire », observe la conservatrice. Dont ces bombreuses Bibles en yiddish, destinées aux moins lettrés et aux femmes. Ou ces multiples livres inspirés par la kabbale développée au XVIe siècle par Isaac Louria : ils témoignent de la popularité de sa pensée messianique dans une société alsacienne inquiète de l’avenir jusqu’au début du XIXe siècle.
D’autres synagogues d’Alsace recèlent-elles une genizah oubliée ? Sur la centaine encore debout après la guerre, certaines ont été rasées, comme à Barr – un sort auquel a échappé celle de Bouxwiller grâce à un urbaniste natif du village, Gilbert Weil, qui y a créé un Musée judéo-alsacien. Mais une quarantaine ont été vendues à des communes ou à des particuliers par le Consistoire, propriétaire des édifices,« sans s’intéresser à leur genizah », déplore Jean-Pierre Lambert. « Ces dernières années, nous avons exploré de nombreuses synagogues,raconte Claire Decomps.En vain ». A Haguenau, qui fut un centre juif majeur, la genizah était vide. A Hegenheim, un passionné, Roger Harmon, en a découvert une trace… dans un nid de souris du grenier : chiffonnés, deux modèles d’épitaphes en hébreu du XIXe siècle, très rares. Négligences. Et pillages ? « Dans les années 2000, des soi-disant chercheurs israéliens ont demandé au Consistoire les clés de celle de Balbronn. Et ils ont disparu », rapporte Jean-Camille Bloch.
Maigre bilan : à ce jour, hors Dambach, seules trois genizot ont été recueillies en Alsace, trop tard. En 1981, un chercheur allemand, Günter Boll, a sauvé de la décharge une fraction de celle de Mackenheim. En 1991, un amateur éclairé, Marc-David Levy, a ramassé ce qu’il pouvait de celle de Bergheim qu’il a confié au Pr Gil Huttenmeister, spécialiste allemand des épitaphes hébraïques. La première recèle 140 mappot, la seconde une étonnante bibliothèque créée en 1839 par l’instituteur de l’école juive du village pour favoriser l’usage du français, et gérée par ses élèves. Celle extraite en 2015 de la synagogue de Horburg était déjà pillée, et souillée de fientes de pigeon.
Deux des quatre genizot alsaciennes sauvées par des hébraïsants allemands : un hasard ? De l’autre côté du Rhin, voilà trente ans que ces dépôts communautaires suscitent un intérêt scientifique. Vingt genizot ont été mises au jour à la fin des années 1980 en Bavière, autre région où s’est développé un judaïsme villageois. Depuis 1998, le Musée juif créé dans l’ancienne synagogue de Veitshöchheim, à l’est de Francfort, mène un « projet Genizah » inventoriant leurs trésors, parmi lesquels figurent des contes en yiddish du XVIIIe siècle, inconnus, inspirés des folklores germanique et français. Il a, dans sa base de données, 7 000 objets – une aide précieuse pour l’identification de documents alsaciens. « Et le reste dans des cartons, faute de pouvoir tout traiter. Mais à la disposition des chercheurs », ajoute Martina Edelmann, la conservatrice du musée. Une solution dont Claire Decomps regrette de n’avoir pu disposer. Faute de lieu de stockage, le volumineux reliquat du tri opéré par les fouilleurs de Dambach a été remis au Consistoire.
A la lisière de Sélestat, passée l’entrée du « Cimetière central fermésabat et yom tow », un bloc de marbre noir planté sur un carré de graviers annonce : « Ici se trouve la guéniza, ancienne synagogue de Dambach-la-ville, 13 mai 2013 ». Là ont été enterrés ses ultimes vestiges, dans ce champ de très vieilles stèles en grès rose qui murmurent leurs épitaphes en hébreu, en allemand, en français, tournées vers l’est, le dos à la voie ferrée où filent, stridants, les TGV.
Un héritage inespéré, exposition jusqu’au 28 janvier, au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 71, rue du Temple, Paris (3e).