Sylvin Rubinstein, le danseur de flamenco qui se déguisait en femme pour tuer des nazis
Annabelle Georgen - Slate-fr
Après avoir perdu sa sœur jumelle dans le camp d'extermination de Treblinka, il n'eut de cesse de se venger. Il participa à diverses actions de sabotage, fomenta des attentats et commit plusieurs assassinats.
C'est une histoire de vengeance à la Inglourious Basterds, une histoire à rebondissements, presque trop romanesque pour être vraie. «Au début je n'ai pas cru un mot de ce que Sylvin Rubinstein me racontait, son récit me paraissait trop fantastique», se souvient le journaliste allemand Kuno Kruse, ancien reporter au magazine Stern et auteur de la biographie Dolores et Imperio. Die drei Leben des Sylvin Rubinstein, et coréalisateur du documentaire He danced Life. «Mais j'ai commencé à mener des recherches et tous les détails qu'il m'avait donnés se sont avérés», poursuit-il.
Kuno Kruse a fait la connaissance de Sylvin Rubinstein au début des années 2000 alors qu'il faisait un reportage sur les artistes de cabaret de Sankt-Pauli, le quartier rouge de Hambourg. Danseur de flamenco à la retraite, Sylvin Rubinstein s'y était fait connaître sous le nom de scène de «Dolores» et d'«Imperia Dolorita». Car c'est déguisé en femme, dans d'exubérantes robes de flamenca, qu'il se produisit plusieurs décennies durant dans les bars et les discothèques du quartier des plaisirs des marins. Ses jambes interminables, dévoilées par d'habiles pas de danse, étaient légendaires à Sankt-Pauli. Les doigts tendus vers le ciel, les yeux fermés, Sylvin Rubinstein frappait le sol avec une grâce troublante.
Par peur d'avoir des démêlés avec la justice, et sans doute aussi par crainte de réveiller des souvenirs douloureux et traumatiques, Sylvin Rubinstein a gardé le silence sur son passé de résistant au nazisme jusqu'à ce qu'il accepte, sur ses vieux jours, de confier son histoire extraordinaire au journaliste allemand, au cours de longues nuits blanches passées à converser dans le bric-à-brac de son vieil appartement.
«Chaque fois que je lui rendais visite, j'avais l'impression de plonger dans un monde disparu, plein de souvenirs et d'objets glanés sur les marchés aux puces. Il disait qu'il avait récupéré tout ce que les nazis lui avaient volé», se souvient Kuno Kruse.
Sylvin Rubinstein naît à Moscou le 10 juin 1914. Il a une sœur jumelle, Maria. Ils sont les enfants illégitimes d'un duc russe et d'une danseuse juive. Lorsque la Révolution russe éclate en 1917, leur père les envoie en Pologne, à Brody. Les deux enfants sont inséparables et nourrissent une passion commune: la danse, et bientôt le flamenco, très à la mode dans les années 1930. «Maria et moi, nous étions magnétiques. Quand nous dansions ensemble, nous n'étions plus qu'un pied», confie un jour Sylvin Rubinstein à Kuno Kruse.
Jeunes et talentueux, le frère et la sœur ne tardent pas à danser en duo sur les plus grandes scènes d'Europe, de Varsovie à Londres, de Budapest à Paris, mais aussi à Berlin, où ils font claquer les planches du Wintergarten et de la Scala. Leurs noms de scène: Imperio et Dolores. Malgré leur succès, leur carrière est compromise par les lois antisémites des nazis, qui à partir de 1935 interdisent aux artistes juifs de se produire sur scène en Allemagne. Sylvin et Maria rentrent donc en Pologne.
Inconsolable, il fait sien le nom de scène de sa sœur adorée, Dolores, et se taille une robe de flamenca dans de vieux rideaux
Quelques années plus tard, lorsque que la Seconde Guerre mondiale éclate et que les nazis envahissent la Pologne, Sylvin et Maria refusent de porter l'étoile jaune. Sylvin est jeté en prison après un contrôle d'identité. Après plusieurs semaines de détention, il parvient à s'échapper et entre dans la clandestinité. Muni de faux papiers, il prend le nom de Turski, et fait bientôt la connaissance d'un officier de la Wehrmacht, Kurt Werner, qui est à la tête d'un réseau de résistants. Celui-ci l'héberge dans son logement de fonction dans la ville polonaise de Krosno. C'est à ses côtés que Sylvin Rubinstein s'engage dans la résistance, en participant à diverses actions de sabotage: il met du sucre dans les réservoirs d'essence des véhicules de la Wehrmacht, vole des denrées alimentaires dans le garde-manger d'un bâtiment occupé par les nazis, coupe les barbelés qui entourent un camp de prisonnier...
Pendant ce temps-là, la sœur du danseur est retournée à Brody pour s'occuper de leur mère. En 1942, Sylvin Rubinstein apprend qu'elles ont toutes deux été déportées et tuées au camp d'extermination de Treblinka. Inconsolable, il fait sien le nom de scène de sa sœur adorée, Dolores, et se taille une robe de flamenca dans de vieux rideaux pour continuer à faire vivre à travers lui celle qui était son double féminin. De son propre aveu, Sylvin Rubinstein est dès lors devenu «une hyène», «un meurtrier» mû par une inextinguible soif de vengeance. Kurt Werner lui remet une capsule de cyanure au cas où les choses tourneraient mal. Sylvin Rubinstein l'aura dès lors toujours sur lui, cousue dans le col de sa chemise.
C'est en habits de femme qu'il vengera Maria en fomentant des attentats contre les nazis. «Il s'est déguisé en femme à plusieurs reprises pour mener ses actions. Cela lui servait de camouflage», explique Kuno Kruse. Il se rend par exemple déguisé en chanteuse d'opéra dans une brasserie polonaise fréquentée par les SS un jour où un mariage est célébré. Dans son sac à main, il a deux grenades. «Ce fut un mariage sanglant», se souvient Sylvin Rubinstein lorsqu'il revient sur les lieux de l'attentat en compagnie du journaliste.
Recherché en Pologne, le danseur s'est ensuite rendu à Berlin où il s'est fait passer pour un travailleur volontaire tout en continuant à s'attaquer aux nazis. En 1944, il assassine un officier de la Gestapo en pleine rue, le jour de son anniversaire, un bouquet de roses à la main pour détourner son attention du pistolet qu'il tient. «Il m'a d'abord raconté que c'était une résistante qui avait tiré et qu'il s'était contenté de porter les fleurs, avant d'avouer plus tard que c'était lui», explique Kuno Kruse. «Il n'a jamais été totalement franc sur ce qu'il avait fait, car il avait toujours cette crainte, infondée d'ailleurs, d'être poursuivi», ajoute Kruse, qui n'a jamais pu fixer le nombre d'assassinats commis par le résistant.
Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Sylvin Rubinstein quitta Berlin pour Hambourg où il tint une brocante pendant quelques années avant de commencer une seconde carrière de danseur sous les traits de «Dolores» dans les cabarets de la ville portuaire. Il continua à traquer les nazis en utilisant de vieilles reliques du troisième Reich comme appât dans la vitrine de sa boutique. De la façon qui était la sienne: «Il repérait les gens qui s'intéressaient à ces objets, les suivait jusqu'à chez eux et les tabassait», explique Kuno Kruse, qui ajoute, pensif: «Pour Sylvin, la guerre n'a jamais été finie. Quand il évoquait son passé de résistant, il n'en parlait pas avec fierté. Il était plein de haine. Il était en colère, c'était comme s'il revivait une deuxième fois les événements qu'il racontait».
Sylvin Rubinstein s'est éteint en 2011 à l'âge de 96 ans. Il est enterré au cimetière juif d'Ohlsdorf, à Hambourg. Bien qu'il n'ait ni descendants ni famille, sa tombe est entretenue. «C'est la preuve qu'il y a des gens qui lui rendent visite», estime Kuno Kruse. Et que son histoire, aussi insaisissable soit-elle, n'est pas tombée dans l'oubli.