Vous les conservateurs américains, pourquoi êtes-vous toujours perdants ?
par Daniel Pipes
Récemment je suis resté coi face à l'historienne et conseillère du Premier ministre Viktor Orbán, Mária Schmidt, qui me demandait : « Vous les conservateurs américains, pourquoi êtes-vous toujours perdants face aux libéraux ? »
Par conservateurs, nous entendons elle et moi les personnes qui respectent la tradition tout en l'adaptant intelligemment aux nouvelles circonstances. Tels sont les héritiers de Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Les libéraux, quant à eux, sont ceux qui croient au pouvoir illimité de chaque personne de comprendre par elle-même toute chose au moyen de la raison. Tels sont les héritiers de Tony Blair et Barack Obama. Ce conflit politique permanent oppose deux conceptions : avancer en s'appuyant sur la tradition vs. repenser les choses à partir de zéro. À titre d'exemple, alors que les uns reconnaissent l'existence de 2 genres, les autres en admettent 71.
La question de Mária Schmidt m'a pris au dépourvu car on a plutôt l'habitude de voir les conservateurs européens envier leurs homologues américains qui disposent de l'argent, des idées, des électeurs, des responsables politiques et du pouvoir. Alors que les conservateurs européens sont marginalisés, les conservateurs américains tiennent le haut du pavé – ils contrôlent pour l'instant l'ensemble des instances électives américaines, allant de la Maison Blanche aux assemblées législatives en passant par la Cour suprême et d'autres juges fédéraux.
Malgré ce palmarès, les conservateurs américains sont confrontés à un problème structurel fondamental : étant donné que la politique se situe en aval de la culture et que les idées libérales dominent les écoles, la presse, les arts et les églises, les conservateurs souffrent d'un désavantage chronique.
En revanche, les conservateurs Hongrois ne souffrent pas de ces faiblesses. En plus de détenir le pouvoir politique ils exercent une position dominante dans les écoles, la presse, l'administration et le monde judiciaire. Avec pour effet une situation exceptionnelle. Comme me l'expliquait l'analyste Péter Morvay : « La jeunesse hongroise ressemble à toutes les autres mais elle est beaucoup plus conservatrice : les jeunes souscrivent aux valeurs de la famille (la modeste gay pride se compose essentiellement d'étrangers), ils tirent une fierté positive de leur histoire et de leur culture et veulent maintenir l'indépendance de leur pays face à la fois à Bruxelles [soit l'Union européenne] et à Moscou. »
Quant aux conservateurs américains ils ne pourront probablement pas reproduire la situation hongroise étant donné que le libéralisme propose des libertés enivrantes qui séduisent des pans toujours plus larges de la société parmi lesquels :
Les personnes ayant un haut niveau d'instruction. Une vision plus large se traduit souvent par le fait de penser les choses de façon individuelle.
Les personnes les plus idéalistes. La réalisation d'une vision personnelle implique un penchant pour le libéralisme.
Les nantis. Faire fortune nourrit la confiance en soi et l'idée qu'on est capable de tout repenser.
Les jeunes. Quand la jeunesse se rebelle, elle tourne le dos à la tradition et rejette le conservatisme.
Les mécontents. La frustration se traduit souvent par un rejet de l'ordre établi.
Les radicaux politiques. Ceux qui ne s'adaptent pas au système veulent le refonder.
Les immigrés. Les nouveaux venus accordent moins de valeur aux traditions américaines.
Cette liste appelle quatre conclusions peu réjouissantes pour l'avenir du conservatisme : 1) le libéralisme prolifère à mesure de la diffusion de l'éducation, de la disparition des barrières sociales et de la prolifération de la convoitise véhiculée par le cinéma. 2) Les libéraux se sentent, plus que les conservateurs, appelés à devenir des communicateurs – professeurs, journalistes, avocats, artistes. 3) Davantage inspirés par une certaine vision de la société, les libéraux affluent vers les institutions publiques et dominent l'administration.
4) Alors que le libéralisme attire davantage les plus aisés et les plus pauvres, les ambitieux et les mécontents, le conservatisme attire plus ceux qui se situent dans l'entre-deux – la classe moyenne, les gens aux opinions modérées et la culture grand public. Or, la classe moyenne américaine est en déclin, comme le suggèrent de nombreuses analyses portant sur la disparition de la classe moyenne, l'effacement du centre en politique et le déclin de la culture grand public.
Depuis sa première apparition à la fin du XVIIe siècle, le libéralisme a constamment adopté une attitude offensive. Certes, les parents conservateurs ont plus d'enfants mais pour les instruire ils les laissent aux mains des libéraux. Il est clair que les conservateurs remportent de temps à autre des batailles mais ils n'en ont vraiment gagné qu'une seule, celle portant sur l'économie. Sur les autres comme l'enseignement, la justice et la sexualité, ils ont perdu.
Trois siècles de position défensive et d'accoutumance à la défaite ont fait des ravages et plongé les conservateurs dans un état de démoralisation. Pour répondre à la question de Mária Schmidt, les conservateurs américains ne perdent pas parce qu'ils font quelque chose de mauvais en particulier mais parce que leur action s'inscrit dans cette logique générale, laïque et implacable qui consiste à battre en retraite.
Les conservateurs hongrois (comme ceux d'autres pays d'Europe centrale et orientale) sont à considérer comme une exception. On comprend aisément que leur histoire commune de quarante années de domination soviétique effroyable les ait laissés amères par rapport aux illusions libérales selon lesquelles les problèmes de la vie se résolvent au moyen de programmes ambitieux semblables à celui élaboré par Marx et perfectionné par Lénine. Ceux qui furent naguère soumis au joug soviétique souhaitent reprendre haleine en revenant à la normalité, ce qui fait d'eux des conservateurs. Mais un jour, inévitablement, ce répit prendra fin tout comme leur conservatisme inhabituel. Ensuite, les charmes du libéralisme opéreront là aussi.
La Hongrie actuelle est un cas assez unique. Il est en effet peu probable que le succès des conservateurs hongrois se reproduise dans des pays dépourvus d'une mémoire encore vivace d'une expérience comparable à celle de l'occupation soviétique. Les leçons tirées des échecs du libéralisme doivent être de nouveau enseignées à chaque génération.